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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Eraneon Eraneon Mode Lecture - Citer - 30/12/2015 00:29:17

Je commence ici une petite expérience, qui me permettra de savoir si oui ou non je suis encore capable d'écrire quelque chose (en prose) de bout en bout (ce qui ne m'est arrivé que rarement depuis le temps que j'écris). Je vais essayer de revenir ici tous les soirs, pour étoffer ou pour corriger, et je vous laisse commenter, pour que vous me disiez ce que ça vous inspire.

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A gauche, à droite, à gauche, puis tout de suite à droite. Son esprit avait décroché de l'exercice mental en cours, pour imaginer une petite voiture qui se frayerait un chemin dans les méandres de son clavier. Le retroéclairage des touches, qui brillait timidement à leur base, c'était les vitrines illuminées des magasins dans les rues, au pied des immeubles presque tous carrés de cette ville trop géométrique, à l'agencement standardisé. Et puis ses yeux remontèrent sur l'écran aux couleurs sombres, pour relire encore une fois ce rapport de combat et cette manoeuvre qu'il essayait, depuis une demi-heure au moins, de reconstituer mentalement.

Elle n'avait pas fait gagner l'équipage. Il avait perdu, écrasé à plate couture par un autre équipage plus expérimenté, et qui avait réussi un coup somptueux en se cachant sans bouger dans le champ d'astéroïdes pendant presque deux heures. Mais le perdant n'est pas toujours ridicule, et sur ce combat-là, il était même plutôt héroïque. Le Cleopatra, tous propulseurs à l'arrêt, réacteur à plein régime, avait réagi à l'apparition du Redneck XXI en effectuant une manoeuvre ressemblant à un saut de haie au-dessus de l'astéroïde qu'il frôlait à tribord. Tous propulseurs ventraux à fond, puis tous bâbord à fond, puis tous dorsaux à fond. Le "21", précédé de sa récente renommée, avait alors prolongé sa manoeuvre et plongé sous l'astéroïde qui le séparait du Cleopatra, pour tirer - sans ménagement aucun - l'ensemble de ses 235 missiles Ukan sur sa proie dès qu'il en fut capable.

Le raconter était une chose. Mais se plonger dans la tête du commandant qui avait ordonné cette manoeuvre, au coeur de la coordination parfaite que nécessite un mouvement pareil, c'était ça le défi de Tom ce soir-là. Comprendre comment une telle chose était possible alors que l'équipage était en mode "remote", ses membres dispersés aux quatre coins de l'Allemagne, quand un équipage en mode "local", réuni dans la même pièce, aurait déjà peine à se l'imaginer.

L'équipage du Cleopatra était typique de cette vague de joueurs qui tentent leur chance en n'ayant rien à perdre, défiant avec innocence et insolence les équipages les plus chevronnés, qui parfois comptent les développeurs de Real Space Opera dans leurs rangs. Les forums officiels du jeu, où apparaissaient tous les rapports de combat sans exception, avec les statistiques, les paramètres des vaisseaux tout le long du combat seconde par seconde, témoignaient de cette vague d'intrépides qui faisaient chuter à force d'audace et de simplicité le classement durement conquis de plus d'un équipage pourtant inscrit depuis le lancement. Il fallait un peu d'énergie, une part de risque et de fantaisie à cette simulation spatiale si exigeante. C'était tant mieux.

Real Space Opera, c'était le pari fou de cinq développeurs, fondus de science-fiction et d'espace, qui avaient conçu un jeu tellement complet, tellement précis et tellement exigeant qu'il était humainement impossible pour un joueur d'y jouer seul. Si on voulait avoir la moindre chance, il fallait au minimum 3 joueurs (et c'était là le minimum communément admis), se répartissant les tâches aux commandes d'un vaisseau, chacun disposant pour cela d'une interface spécialisée. Le jeu disposait de cinq interfaces, pour autant de tâches différentes : la navigation ('nav'), l'armement ('arm'), la gestion d'environnement ('prox'), les systèmes ('sys'), et le commandement ('com'). Les équipages étaient donc généralement composés de cinq joueurs, jouant ensemble à distance (en 'mode remote') ou dans la même pièce (en 'mode local'), le second mode étant évidemment plus efficace que le premier, les joueurs pouvant interagir directement entre eux et les ordres transmis plus vite.
D'abord assez anonyme, Real Space Opera n'avait pas connu son heure de gloire grâce à ses joueurs, ni à son marketing, inexistant par ailleurs. Sa popularité, il la devait aux sites de diffusion, qui permettent de suivre en direct les combats, dont le rendu était particulièrement soigné. A peine un an et demi après sa sortie officielle, et alors qu'il était encore largement inconnu des joueurs du monde entier, le jeu reçut un prix prestigieux aux Etats-Unis pour la qualité de son moteur graphique, qui générait des scènes sublimes mêlant planètes naines ou géantes, étoiles jumelles et champs d'astéroides pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Real Space Opera, abrégé "RSO" partout sur la Toile, était ainsi le premier jeu à ne pas avoir gagné sa réputation grâce à son concept (éliminant les joueurs solitaires, et le privant donc d'une grande part de marché), mais grâce à la qualité des retransmissions qu'il permettait. Une petite révolution dans l'industrie du jeu vidéo, qui ne pariait jusque là que sur le seul plaisir du joueur.

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Avatar de Eraneon Eraneon Mode Lecture - Citer - 06/01/2016 22:23:30

Tom sortit un mouchoir du paquet qui traînait sur son bureau, et se moucha sans discrétion aucune. Il se résigna pour cette fois, quittant définitivement des yeux l'écran qu'il avait devant lui pour se lever, empoigner la tasse qui refroidissait à côté de son ordinateur portable, et regarder au loin un avion grimper après avoir décollé d'une des pistes de Roissy. Tout petit déjà, il se rêvait pilote... la vie en avait décidé autrement, mais finalement, il n'en était pas si loin.

Lorsqu'on a qu'une chambre, elle sert de refuge et de miroir. Mais lorsqu'on a un bureau en plus d'une chambre, cette dernière devient le refuge et le bureau devient le miroir. Dans le bureau de Tom, il y avait quatre grandes étagères ; trois étaient destinées à accueillir une collection d'avions à l'échelle 1/100e tandis que la dernière soutenait les trophées gagnés depuis deux ans avec le reste de l'équipage du Lone Star Seventh sur RSO. Au poste de navigateur sur le Lone Star, Tom avait su utiliser ce qu'il avait appris sur les simulateurs de vol, et ses cours de géométrie spatiale de l'université. D'abord anonyme, puis de plus en plus redouté, le Lone Star et son équipage faisait désormais partie des dix équipages les mieux placés au niveau mondial, et faisait des cinq joueurs qui composaient l'équipage des petites vedettes dans leur monde, courtisés par les médias spécialisés et adulés par tous ceux qui ne réussissaient pas à quitter le "top 200" du classement.

RSO était un jeu qui ne pardonnait pas l'échec. Avant la mise en place de la capitulation, un combat se terminait toujours par la destruction de l'un ou l'autre des vaisseaux engagés, et donc la remise à zéro de son classement. Le nombre d'équipages parvenus dans le "top 50" et obligés de reprendre tout depuis le début étant devenu trop important, et les enjeux financiers devenus eux aussi trop cruciaux, l'équipe de développement de RSO avait fini par mettre en place le principe de capitulation, permettant à un équipage de capituler avant la destruction de son vaisseau (pourvu qu'il en ait le temps), et ainsi de ne pas être obligé de tout reprendre depuis le départ et ne pas avoir à reconquérir une à une chaque place du classement mondial. Mais même avec ce système, atteindre un niveau tel que celui du Lone Star et de son équipage tenait de l'exploit, et chacun des trophées soigneusement conservés sur son étagère par Tom le lui rappelait perpétuellement.

Pourtant, c'était bien aux trois autres étagères qu'il tenait le plus ; c'était aussi celles qui valaient le plus cher à la revente. Une collection bichonnée d'avions de ligne et de chasse, tous au 1/100e, parmi lesquels un Airbus A380, un Lockheed Super Constellation, un Bréguet Deux-Ponts extrêmement rare, une réplique de l'Enola Gay et du minuscule "Spirit of St. Louis" de Lindbergh.

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Avatar de Eraneon Eraneon Mode Lecture - Citer - 23/01/2016 23:00:57

Sur le mur qui faisait face à son bureau, Tom avait accroché une immense affiche, de deux mètres de largeur sur environ un mètre quatre-vingts de hauteur, où s'étalait ce qui ressemblait à un immense arbre généalogique, où tout était écrit en tout petit. En plus gros, tout en haut à gauche, on pouvait lire "Commands Tree 1.9.89", et par endroits, le jeune homme l'avait annoté.

S'il fallait une illustration de la complexité hallucinante de Real Space Opera, de ce qui en faisait un jeu qu'il était impossible de maîtriser seul, c'était cette immense affiche, éditée par l'équipe de développement et donc parfaitement officielle et exhaustive, qui reprenait une à une chacune des fonctions et des paramètres disponibles via l'interface en ligne de commandes intégrée au jeu. Les connaître tous par coeur était illusoire, et chaque membre de l'équipage se limitait donc à la connaissance des branches de cet arbre qui le concernait, le reste n'étant que simple curiosité.

A son poste de navigateur, Tom avait la charge de près de six-cent cinquante de ces commandes et paramètres, dont la gestion très pointue des douze propulseurs dont disposaient les vaisseaux du jeu. Evidemment, RSO mettait à disposition des équipages un pilote automatique, mais il n'était vraiment utile que durant les phases de croisière, en général en début de partie, le temps que les deux adversaires soient à portée de tir l'un de l'autre ; et s'il déchargeait le navigateur de la gestion séparée des propulseurs et des vecteurs, il fallait tout de même savoir le programmer correctement. Il avait fallu à Tom plusieurs semaines, et des dizaines de combat perdus pour réussir à se servir pleinement du pilote automatique. Et quelques mois de plus pour utiliser le plus efficacement possible les propulseurs de manoeuvre du Lone Star.

Au-dessus du bureau et des trois écrans qui y étaient disposés, Tom avait affiché une image au format A3, une capture d'écran du Lone Star prise par un fan lors d'une retransmission, alors que le croiseur passait devant la lune d'une planète tellurique à l'atmosphère jaune. Tous les vaisseaux du jeu étaient identiques, et étaient officiellement décrits comme des "croiseurs de classe Pantheon". A l'avant cependant, au niveau des ponts intermédiaires de ces colosses qui en comptaient dix, les équipages pouvaient faire apparaître un écusson en plus du nom de leur bâtiment : le Lone Star Seventh arborait un écusson circulaire, au centre duquel une ligne fine séparait une étoile à gauche et le chiffre 7 à droite. On distinguait clairement, sur l'image, cet écusson couleur d'or sur le côté bâbord du Lone Star : c'était la "photo officielle" du vaisseau.

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