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Arbre

Le Temps des Rêves

Je commence ici une petite expérience, qui me permettra de savoir si oui ou non je suis encore capable d'écrire quelque chose (en prose) de bout en bout (ce qui ne m'est arrivé que rarement depuis le temps que j'écris). Je vais essayer de revenir ici tous les soirs, pour étoffer ou pour corriger, et je vous laisse commenter, pour que vous me disiez ce que ça vous inspire.

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A gauche, à droite, à gauche, puis tout de suite à droite. Son esprit avait décroché de l'exercice mental en cours, pour imaginer une petite voiture qui se frayerait un chemin dans les méandres de son clavier. Le retroéclairage des touches, qui brillait timidement à leur base, c'était les vitrines illuminées des magasins dans les rues, au pied des immeubles presque tous carrés de cette ville trop géométrique, à l'agencement standardisé. Et puis ses yeux remontèrent sur l'écran aux couleurs sombres, pour relire encore une fois ce rapport de combat et cette manoeuvre qu'il essayait, depuis une demi-heure au moins, de reconstituer mentalement.

Elle n'avait pas fait gagner l'équipage. Il avait perdu, écrasé à plate couture par un autre équipage plus expérimenté, et qui avait réussi un coup somptueux en se cachant sans bouger dans le champ d'astéroïdes pendant presque deux heures. Mais le perdant n'est pas toujours ridicule, et sur ce combat-là, il était même plutôt héroïque. Le Cleopatra, tous propulseurs à l'arrêt, réacteur à plein régime, avait réagi à l'apparition du Redneck XXI en effectuant une manoeuvre ressemblant à un saut de haie au-dessus de l'astéroïde qu'il frôlait à tribord. Tous propulseurs ventraux à fond, puis tous bâbord à fond, puis tous dorsaux à fond. Le "21", précédé de sa récente renommée, avait alors prolongé sa manoeuvre et plongé sous l'astéroïde qui le séparait du Cleopatra, pour tirer - sans ménagement aucun - l'ensemble de ses 235 missiles Ukan sur sa proie dès qu'il en fut capable.

Le raconter était une chose. Mais se plonger dans la tête du commandant qui avait ordonné cette manoeuvre, au coeur de la coordination parfaite que nécessite un mouvement pareil, c'était ça le défi de Tom ce soir-là. Comprendre comment une telle chose était possible alors que l'équipage était en mode "remote", ses membres dispersés aux quatre coins de l'Allemagne, quand un équipage en mode "local", réuni dans la même pièce, aurait déjà peine à se l'imaginer.

L'équipage du Cleopatra était typique de cette vague de joueurs qui tentent leur chance en n'ayant rien à perdre, défiant avec innocence et insolence les équipages les plus chevronnés, qui parfois comptent les développeurs de Real Space Opera dans leurs rangs. Les forums officiels du jeu, où apparaissaient tous les rapports de combat sans exception, avec les statistiques, les paramètres des vaisseaux tout le long du combat seconde par seconde, témoignaient de cette vague d'intrépides qui faisaient chuter à force d'audace et de simplicité le classement durement conquis de plus d'un équipage pourtant inscrit depuis le lancement. Il fallait un peu d'énergie, une part de risque et de fantaisie à cette simulation spatiale si exigeante. C'était tant mieux.

Real Space Opera, c'était le pari fou de cinq développeurs, fondus de science-fiction et d'espace, qui avaient conçu un jeu tellement complet, tellement précis et tellement exigeant qu'il était humainement impossible pour un joueur d'y jouer seul. Si on voulait avoir la moindre chance, il fallait au minimum 3 joueurs (et c'était là le minimum communément admis), se répartissant les tâches aux commandes d'un vaisseau, chacun disposant pour cela d'une interface spécialisée. Le jeu disposait de cinq interfaces, pour autant de tâches différentes : la navigation ('nav'), l'armement ('arm'), la gestion d'environnement ('prox'), les systèmes ('sys'), et le commandement ('com'). Les équipages étaient donc généralement composés de cinq joueurs, jouant ensemble à distance (en 'mode remote') ou dans la même pièce (en 'mode local'), le second mode étant évidemment plus efficace que le premier, les joueurs pouvant interagir directement entre eux et les ordres transmis plus vite.
D'abord assez anonyme, Real Space Opera n'avait pas connu son heure de gloire grâce à ses joueurs, ni à son marketing, inexistant par ailleurs. Sa popularité, il la devait aux sites de diffusion, qui permettent de suivre en direct les combats, dont le rendu était particulièrement soigné. A peine un an et demi après sa sortie officielle, et alors qu'il était encore largement inconnu des joueurs du monde entier, le jeu reçut un prix prestigieux aux Etats-Unis pour la qualité de son moteur graphique, qui générait des scènes sublimes mêlant planètes naines ou géantes, étoiles jumelles et champs d'astéroides pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Real Space Opera, abrégé "RSO" partout sur la Toile, était ainsi le premier jeu à ne pas avoir gagné sa réputation grâce à son concept (éliminant les joueurs solitaires, et le privant donc d'une grande part de marché), mais grâce à la qualité des retransmissions qu'il permettait. Une petite révolution dans l'industrie du jeu vidéo, qui ne pariait jusque là que sur le seul plaisir du joueur.

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