La plus grande scène coupée de toute l'histoire (pour tester les capacité d'un message sur ce forum) :
Tout en faisant son discours, qu’il avait préparé depuis longtemps, il garda ses mains appuyées sur la table pour ne pas que les autres les voient trembler. En temps normal, il était parfaitement calme et n’avait pas de tic. Mais, debout, il sentait sa fièvre remonter. Dès qu’il eut terminé de parler, il s’assit sous les applaudissements polis des Ministres. Il nota que certains s’abstenaient. Enjan posa rapidement son regard sur chacun d’entre eux, de gauche à droite. Ils étaient assis dans l’ordre d’importance de leur ministère, celui à la droite du Roi était le plus important.
Tout de suite à sa gauche se tenait le Ministre de la Ville et du Palais, chargé de s’occuper de l’aménagement de la ville de Corona, et de l’entretien du palais, c’était l’ancien Intendant. Vieil homme, aux cheveux gris éparses, il avait de petits yeux fatigués et son visage était sillonné de rides. Enjan le connaissait bien. Le Ministre était toujours discret, mais il ne perdait pas une miette de ce qu’il se disait. Son regard fatigué cachait une vivacité d’esprit étonnante. C’était un grand ami de son père, qu’il retrouvait souvent le soir pour faire de longues parties de tuiles . Depuis toujours, sa famille, les Houildegardes, était du parti du Roi.
Ensuite se trouvait le Ministre du Peuple, Enalte Enfaux, un grand homme aux épaules carrées, tout comme son visage aux pommettes proéminentes. Il avait des cheveux courts, d’un blond tirant vers le châtain. Ses yeux étaient attentifs. Il portait des habits du peuple, en sa qualité de porte parole de celui-ci. Son travail était d’informer le Roi de ce que la population désirait, et de relayer au peuple les décisions de leur souverain. D’après Kenja, les Ministres du peuple avaient toujours été désintéressés du pouvoir.
Le Ministre des Ressources, Joyn Allams, était assis à sa droite. C’était un grand homme, qui se tenait droit comme un i . Il portait des lunettes rondes qui occupaient une grande partie de son visage. Ce Ministre passait le plus clair de son temps enfermé avec ses collaborateurs dans leur bibliothèque, pour faire les inventaires des différentes denrées du pays. Avec les trois jours de fête du couronnement, les stocks devaient être au plus bas. Le Ministre n’était pas du genre à crier ses pensées sur tous les toits, et Enjan ne savait pas de quel côté de la balance il se situait : du sien ou de celui de son oncle. Cependant, l’avidité qu’il lut dans les yeux du Ministre lorsque leurs regards se croisèrent lui glaça le sang. Apparemment, ce n’était pas un ami.
Puis venait le Ministre des Relations Extérieures. Enjan pensa immédiatement à le faire changer de place. Son père, à son avis, avait trop négligé ses voisins, et il était temps d’y remédier. Le Roi retint pourtant l’élan qui l’avait saisi. Il devait commencer par arranger la situation dans son propre pays avant de s’occuper de l’Île. Losaï Delavi était un homme d’une quarantaine d’années, comme la plupart des Ministres, dont le visage faisait immanquablement penser à celui d’une fouine. Il avait les épaules voûtées, ce qui contrastait avec la pause de son voisin. Enjan le savait plutôt du côté de son oncle, ce qu’il regrettait car c’était un Ministre très compétent, lorsqu’il s’intéressait à son travail. Sans lui, le royaume aurait été plus d’une fois en guerre. Il regardait d’un air absent son verre de vin déjà à moitié vide.
Après se trouvait le Ministre des Guildes, représentant des différents corps de métiers de l’Île au Conseil. C’était un homme au visage buriné et bronzé par la vie en plein air, puisqu’il était presque constamment en voyage. Skiwan Oliro était assez petit, et de son métier Maître Négociateur. D’après ce qu’Enjan savait , c’était un combattant acharné, qui aimait la guerre, comme l’attestaient les nombreuses cicatrices qui couvraient ses bras et son torse. Il portait une chaude tunique de cuir brun, comme s’il était prêt à repartir sur les chemins. Lui semblait plutôt du côté de son oncle, ce qui dérangeait Enjan car, à force de voyager, le Ministre s’était fait de nombreuses connaissances, qui allaient des meilleurs Maîtres de Guilde aux malandrins de grands chemins.
Suivait le Ministre de la Vie Citoyenne, chargé de l’éducation des enfants, de la mise en place d’activités culturelles et d’entraide. Son ministère était en étroite collaboration avec le Ministre de la Ville. Il répondait au nom d’Unsens le Sévère et méritait bien cette appellation d’après ses subordonnés. Son visage était sec et ses joues creuses. Ses yeux pénétrants semblaient voir à travers les choses. Cependant, ce regard ne gênait pas du tout Enjan qui avait confiance en ce personnage, d’apparence renfermé et grognon. Le Roi remarqua qu’Unsens jetait des coups d’œil agacés à son voisin, le Ministre des Armées.
Ce dernier était admirablement bâti et superbement musclé. Il devait dépasser chaque personne de l’assemblée d’une bonne tête. Ce géant s’appelait Albertz d’Argate et n’inspirait pas le moins du monde confiance à Enjan, bien que, d’après Kenja, ce Ministre était tout à fait de son côté. C’était le seul à ne pas avoir de verre : une énorme chope était posée à côté de lui.
Le Ministre suivant, l’avant dernier, était celui de la Justice et le gardien des trésors nationaux, comme par exemple l’épée, le sceau, la couronne et la coupe qui avaient été remis à Enjan lors de son intronisation. Il s’occupait aussi de juger les criminels, de créer de nouvelles lois et d’adapter les existantes au besoin du peuple. Aled Jared était un homme à la peau basanée. Il n’était pas né en Nadane, mais venait du sud-ouest de l’Île. Sa famille était venue se réfugier à Corona lorsque les Nains avaient déclaré la guerre aux peuples de Silalës. Depuis, il avait rapidement gravi les échelons, et maintenant il se trouvait à l’un des postes les plus importants du royaume. C’était un homme extrêmement intelligent et très effacé. Il participait peu à la vie de la cour du Roi et passait le plus clair de son temps au Ministère de la Justice, qui se trouvait derrière l’Académie des Sciences. Il faisait un excellent travail, et Enjan l’appréciait beaucoup.
Enfin, juste à droite du Roi, se trouvait Kenja, qui occupait le poste de Ministre de l’Etat et Premier Ministre depuis longtemps, toujours aux yeux d’Enjan . Le Ministre remonta ses lunettes sur son nez et ouvrit la réunion :
— Messieurs, je vous remercie de votre présence à ce conseil exceptionnel ! Aujourd’hui est le premier jour de règne de notre nouveau Roi, Enjan Atalan Midakil, fils de feu Chrys Elian Midakil. Comme le veut la tradition du royaume, cette réunion ne se tient que pour faire un bilan complet de la situation du pays. Demain s’en tiendra une complémentaire où seront prises les décisions nécessaires.
Le Premier Ministre fit une petite pause pour laisser les Ministres mémoriser ses paroles puis reprit :
— Je propose que nous commencions le tour de table par le Ministre de la Ville et du Palais, Monseigneur Houildegardes.
L’intéressé se redressa pour prendre la parole :
— Tout d’abord, félicitations, mon Roi, pour votre couronnement qui s’est fort bien passé.
Enjan inclina légèrement la tête pour le remercier.
— Ce que je vais dire, commença le Ministre avec un air grave, sera à mon avis confirmé par tous ici, et recoupera les rapports dont vous devez déjà avoir pris connaissance.
Il fit une petite pause pour arranger ses papiers. Il avait préparé ce jour depuis longtemps, choisi chacun de ses mots avec soin et étudié son discours avec attention. Il connaissait déjà les réactions que provoqueraient ses propos dans l'opposition et il n'avait aucune envie de lancer les hostilités, mais puisque c'était à lui de prendre la parole, il devait bien s’y résoudre.
— Il n'y a rien à dire sur le Palais. Du moins rien d'important. Concentrons-nous sur la ville. L’ambiance de la cité se dégrade. Votre couronnement, Majesté, a mis un peu de réconfort dans le cœur des citoyens...
— Et à quel prix... maugréa Joyn Allams.
Il renifla dédaigneusement.
— ... mais, en vérité, le moral de la population ne cesse de chuter avec le temps, continua le Ministre sans prendre garde à la remarque de son confrère. La population vit avec un sentiment d’insécurité constant. Après les Guerres, il y a un peu moins de trois cents ans, la situation était complètement différente. Le pays était dévasté, comme toute l’Île ou presque, et il fallait reconstruire au plus vite les bâtiments nécessaires. Mais il y avait alors encore un semblant d’organisation.
— Parce que maintenant on ne fait plus semblant, ne put s'empêcher de lâcher Skiwan Oliro entre ses dents.
Kenja jeta un regard assassin au Ministre qui venait de murmurer ces mots. Enjan vit le général d’Argate serrer sa large chope militaire dangereusement. Vu ses mains de géant, et les veines tremblotantes qui saillaient de ses avants bras, il risquait de la faire exploser. Le Roi se rengorgea pour signifier au Ministre de la Ville de continuer à parler et tenter de calmer la situation. Kenja l'avait averti des tensions qui régnaient au conseil. Mais il ne s’était pas attendu à cela.
Le Maître de Guilde Oliro restant de glace face à l'effet de sa première participation à la discussion, Aran Houildegardes reprit le fil de son discours, imperturbable :
— Une fois le minimum vital réalisé, la situation a changé. Les gens se sont doucement relâchés et les choses ont, d’une certaine manière, empiré. Des brigands de grands chemins, le Ministre se mit un peu de travers et leva son index pour imager ses mots, il y en a toujours eu à rôder derrière nos murs ! Mais là, non seulement leur quantité a décuplé, mais d’importants réseaux se sont créés dans l'enceinte de la cité. Vols, escroqueries, trafics de biens ou d’êtres humains… et plus rarement meurtres. De plus, depuis quelques temps, les truands des campagnes remontent jusqu’en ville, ce qui fait naître des conflits. Ils se battent dans les rues, impliquent des civils dans leurs représailles, ou des prises d’otages. A part le quartier des résidences et l’Académie, qui sont protégés tant bien que mal par les Magiciens et les Chevaliers, toute la ville est partagée entre ces bandes rivales.
Enjan prit sur lui pour ne pas avoir l'air affolé. Il savait que la situation était mauvaise, mais à ce point il ne l’avait qu’imaginé… vaguement. Ce qui le désespérait, c’était qu’il n’avait aucune idée de la manière dont il fallait s’y prendre pour régler ce genre de problème. Et apparemment, il y en avait encore bien d’autres qu’il ne connaissait pas.
— A cause de ces conflits, continuait le Ministre, Corona est mal approvisionnée en denrées alimentaires, mais aussi en matières premières et en produits plus travaillés. Ce point est inquiétant pour deux raisons qui s’associent : premièrement, les inondations saisonnières sont annoncées pour bientôt, et personne n’ignore qu’il nous faut organiser le stockage des denrées en vue de cet évènement. De plus, il faut apporter de nombreuses réparations à notre réseau de ponts flottants. Là est le deuxième problème : la pénurie de matériaux de construction, mais surtout l’absence de sécurité, font que certaines guildes refusent d’intervenir dans la ville. Hélas pour nous, elles sont tout à fait dans leurs droits.
Un grognement peu discret du Ministre des Guildes Oliro appuya ces derniers mots. Alors que Losaï Delavi sirotait bruyamment son vin, le Ministre des Armées s'agita et sa cotte de maille émit un cliquetis métallique. Se sentant obligé de surenchérir, le Ministre des Ressources grinça désagréablement des dents. Aran Houildegardes leva les yeux au ciel. Il feuilleta une dernière fois ses papiers puis leva la tête. Il avait terminé son rapport.
— Je vous remercie, dit Enjan.
Il se composa un petit sourire amical.
— Monsieur Enfaux, si vous voulez prendre la parole…
Le Ministre du Peuple inclina la tête pour remercier le Roi.
— La situation est catastrophique et s’embourbe, dit-il tout de go. Le peuple attend beaucoup de vous. Les fêtes.... étaient plus que bienvenues.
Un nouveau grincement de dents fit frissonner Enjan. Il jeta un regard qu'il voulut neutre au Ministre des Ressources pour lui signifier de se calmer. Le Seigneur l'avait fait exprès. Kenja se redressa. Le Roi sentait l'aura de colère qui enveloppait son conseiller, mais, rompu aux jeux de la politique, le Premier Ministre restait calme et détendu, contrairement à Albertz d’Argate. Enjan avait pitié de la chope que le guerrier tenait entre ses doigts de fer. Il l'entendait presque crisser. Les autres Ministres semblaient habitués à ces petits manèges silencieux, comme le prouva Enalte Enfaux qui continuait comme si de rien n'était. Le Roi se sentait pris dans un panier de dagons .
— Mais maintenant, elles sont finies ! La morosité va revenir. C’est dit. Après la guerre, les choses ont semblé aller de mieux en mieux ... et pourtant aujourd'hui, on se croirait revenu à notre point de départ ! Même si, comparé aux autres pays, on s'en sort plutôt bien. De moins en moins d'enfants vont à l'école. Du coup, les Guildes ne prennent plus de nouveaux apprentis. Imaginez ! Il faudrait tout leur apprendre. Impensable !
Enjan fit un effort colossal pour ne pas sursauter face à ce haussement de voix. Le Ministre des Relations Extérieures ne fut pas aussi élégant en sortant de sa torpeur, plutôt profonde. Il se mit à jouer avec son verre de vin.
— Quant à l’espérance de vie… elle a longtemps oscillé entre quarante et soixante ans depuis la guerre.
Enalte Enfaux arrêta de parler à l’ensemble de la table et plongea son regard, direct et franc, dans les yeux de son confrère qui semblait s'ennuyer :
— Nous sommes maintenant à quarante trois. C’est mauvais !!!
Hypnotisé, le Ministre des Relations Extérieures sursauta brusquement face à ce nouvel éclat de voix. Il en lâcha son verre qui vacilla avant de renverser tout son contenu sur la table. Joyn Allams se moqua ouvertement, pendant qu’Aled Jared allait chercher de l’aide pour nettoyer la table. Enjan en profita pour ordonner une pause et sortit de la salle, sous prétexte d’aller s’assurer que tout allait bien pour les rois alliés qu’ils avaient invités. Le premier Ministre le suivit. Mais au lieu d’aller se promener dans le palais, le Roi tourna directement à droite et entra dans le conduit sombre où Wen se cachait pour surveiller la réunion. Kenja les rejoignit rapidement.
Depuis la pièce secrète, Enjan entendait encore Joyn Allams pester. Il soupira.
— Je ne tiendrai pas une minute de plus, avoua-t-il à la Princesse.
— Ne vous inquiétez pas, ironisa Kenja, vous n'êtes pas au bout de vos peines...
Enjan grimaça. Wen compatit. Le Roi ressemblait à une boule de nerfs. Il retenait tant bien que mal sa colère, mais la Princesse le sentait bouillir. Elle aurait été dans le même état à sa place. Ce conseil ressemblait à une mauvaise farce. Mais au moins le Roi s'en souviendrait et ferait en sorte d'éviter de telles catastrophes par le futur. A tout jamais.
Kenja épiait par la petite ouverture les servantes qui s'agitaient pour nettoyer la table et le sol, remplacer les pichets vides et changer les verres. Elles évitèrent soigneusement de toucher à la chope du Général d'Argate qui les observait d'un regard terrible.
— Faut-il vraiment y retourner ? demanda Enjan.
Wen posa une main sur l'épaule de son protégé et la pressa doucement. Un calme étrange envahit le Roi et ses muscles se décontractèrent. Il prit une grande inspiration.
— C'est important, expliqua Wen, que vous compreniez la situation du royaume dans son ensemble. Et, malheureusement, cette réunion est le meilleur moyen de le faire.
Elle se retint d'ajouter que c'était aussi un bon entraînement pour lui, que par le futur, il se retrouverait dans ce genre de situations à nouveau, surtout lors de réunions qui rassembleraient plusieurs dirigeants de l'Île. Cela Enjan le comprendrait tout seul, lorsqu'il aurait plus de recul.
Ils entendirent des raclements de chaises. Les servantes se retiraient sous les regards toujours aussi méfiants du Ministre des Armées et les reniflements énervés de Joyn Allams. Enjan se crispa à ce seul bruit. Son Ombre accentua la pression sur son épaule et un nouveau courant apaisant traversa le Roi. Il se força à respirer profondément et fit demi-tour sans un mot pour la Princesse. Il devait garder tout son courage et sa patience. Kenja le suivit, l'air fatigué. Wen fut très heureuse de ne pas avoir à assister à cette réunion . En tant que spectateur, c'était déjà bien assez fatiguant.
Enjan perçut avec effroi l'air chaud de la salle lui sauter au visage. Mais il ferma les yeux, se remémora la sensation de calme qui l'avait envahi lorsque Wen l'avait touché, et avança dans la salle d'un pas assuré et confiant. Il s'assit. Kenja l’imita avant de redonner la parole au Ministre du Peuple.
— Il ne me reste plus qu’un point à aborder, déclara celui-ci. Le travail. Un vent... un ouragan !!!
Le Roi réprima un nouveau sursaut avec agacement. La pause n'avait rien amélioré. Le Ministre des Ressources ricana alors que Losaï Delavi retenait un grognement, dégouté d'avoir été interrompu dans sa nouvelle rêverie. Seul Enjan entendit le petit soupir poussé par Kenja. Il compatit avec son conseiller. Si cela durait depuis que son père était au pouvoir, il pouvait comprendre leur situation désastreuse.
— Un ouragan de fainéantise s’est répandu sur le pays !! continua Enfaux. La plupart des gens ne travaillent plus ! Ou juste pour eux. Ils en ont assez que leurs efforts soient réduits à néant par des malfrats. Des soldats désertent. Les Nobles et certains Seigneurs ne font plus leurs devoirs, ne protègent plus les gens sous leur juridiction…
Enjan intercepta le regard assassin que le Ministre du Peuple jeta à Joyn Allams. Apparemment ce dernier aurait dû se sentir visé. Le Seigneur se contenta de sourire doucereusement.
— Bref, c’est le chaos… Le chaos s’empare peu à peu de notre société !
— Merci pour cet exposé... éclairant, dit Enjan. Monseigneur le
Ministre des Ressources ?
Le regard froid et la mimique sévère qui étaient sur le visage du Ministre refroidirent l’enthousiasme d’Enjan qui s'apprêtait à lui sourire. Il espéra que personne n’avait remarqué l’embarras qui l’avait saisi une fraction de seconde. Il n’avait pu s’empêcher de penser aux yeux gris de son oncle, tout aussi froids que celui du Ministre des Ressources.
— Tout d’abord, dit Joyn Allams d’un ton acerbe, sachez que les fêtes qui se sont déroulées ces derniers jours ont largement entamé nos maigres réserves. Mais ça en valait la peine, apparemment…
— Nos réserves étaient suffisamment fournies pour supporter ces fêtes, le contredit Kenja d'une voix cinglante.
Enjan retint son soupir de soulagement et remercia mentalement son premier Ministre. Il était plus que temps de tempérer les humeurs du Ministre des Ressources. Enjan lança un coup d'œil alarmé au Général d’Argate : le bruit de ses doigts moites, crispés sur leur chope, était particulièrement désagréable. Le Roi aurait tout donné pour se lever et abandonner cette réunion. Il fallait qu'elle se termine au plus vite, plutôt que de se prolonger indéfiniment à cause de verres renversés, broyés ou lancés. Il décida que dorénavant seule l'eau serait autorisée dans la pièce, et qu'ils auraient sur place de quoi gérer les quelques problèmes possibles.
— Nous avions de toute façon prévu depuis longtemps un budget spécial pour ce genre d’occasions, déclara Joyn Allams sur un ton de reproche.
Enjan fronça les sourcils, perdu. Le Ministre cherchait-il à semer la zizanie ? Il venait de répéter exactement ce qu'avait dit Kenja, tout en faisant habilement croire que ce n'était pas le cas, et que le Premier Ministre était en tort.
— Il nous reste donc assez de réserves pour pouvoir mettre en place de véritables projets, d’une ampleur raisonnable toutefois. Quand je parle de réserves et de budget, il ne s’agit bien sûr pas d’argent , tout le monde sait qu’il n’y a pas cours d’argent sur cette Île.
Enjan devait contrôler chaque muscle de son visage. Le ton emmiellé et narquois du Ministre l'insupportait, tout comme ses manières sirupeuses. Allams le prenait clairement pour un faible d'esprit ignorant de tout. Le Roi savait très bien que l’argent était une notion étrange que les Terriens avaient inventée. Lorsque les premiers Humains étaient venus sur l’Ile, d’après les légendes, ils y avaient vite renoncé. On ne savait plus pourquoi et personne ne s’en préoccupait.
— Nos réserves et nos budgets sont des bons. Par exemple, un bon peut représenter un lot de dix planches de bois, dix tonneaux de bière... Extraits de nos réserves, évidemment.
Le Ministre employait un ton patient, comme on parle à un enfant.
— Les citoyens ne s’échangent rien entre eux : le travail des uns, lorsqu'il est effectué, est essentiel à celui des autres. Donc pas de problème. Le travail de l’état est de défendre les citoyens et de faire respecter leurs droits, n'est ce pas ?
— Qu’insinuez-vous ? explosa le Ministre des Armées.
Il se leva violemment et frappa la table de ses poings. Sa chope vacilla dangereusement mais retrouva son équilibre.
— Simplement que forcément, avec tous les malandrins qui traînent en ville comme à la campagne, nos réserves ne peuvent que se vider !
— Et si vous étiez plus prompt à nous ouvrir ces réserves, nous pourrions peut-être être plus efficaces !
Enjan se crispa légèrement. Il espérait que Kenja interviendrait.
— Cela aiderait peut-être les Guildes aussi, murmura Aled Jared les yeux perdus dans le vide.
Le Roi vit le visage de Joyn Allams tourner au cramoisi.
— Nous devons garder nos réserves en cas de problèmes majeurs... répliqua ce dernier d'une voix acide.
— Nous sommes en plein problème majeur, rétorqua Enjan sans élever la voix.
Un silence pesant écrasa l'assemblée. Le Ministre des Armées se rassit. Pour la première fois, le sourire de Joyn Allams tomba et une grimace mauvaise prit sa place.
— Quoi qu'il en soit, lorsque l’état a besoin des services d’une guilde, il faut bien agiter une récompense pour la stimuler, et l’aider à sortir de son mutisme…
— Nous donnons des bons aux guildes car elles ne peuvent pas se permettre de réunir la quantité de matériaux dont elles ont besoin par elles-mêmes, cela créerait des pénuries localisées, corrigea Kenja.
— Donc nous leur offrons des bons, réaffirma le Ministre des Ressources en faisant mine de contredire son supérieur. En temps normal, les bons sortent et rentrent de manière constante, cela qui fait que nous possédons toujours un fond de réserve stable, pour équilibrer les échanges. Mais les marchands se font tellement attaquer, sous le laxisme des gens d'armes...
Le Général Albertz d'Argate grogna ostensiblement, une veine battant sur sa tempe. Kenja jeta un regard lourd de sens au Ministre. Il devait apprendre à se contrôler.
— ... que l’on ne reçoit plus la Part, c'est-à-dire que les marchands refusent de nous donner le dixième des marchandises qui nous est normalement dû. Ainsi, c'est le trésor royal que les voleurs nous dérobent peu à peu de manière indirecte. De même, les pays frontaliers étant coupés de nous par les étendues sauvages, peu sécurisées, et les marchands étant autant attaqués chez nos voisins que chez nous, en plus de blocus organisés par quelques groupes particulièrement vicieux, nous n'avons plus de Part de frontière !
Le Ministre jeta un regard atterré à l'assemblée et soupira.
— En résumé, nos bons sont doucement jetés par les fenêtres en ces gracieux jours de fête, mais ne reviennent étrangement pas d'eux- mêmes dans nos coffres ! C’est tout ce que j’ai à dire.
— Merci …
Enjan se retint d’ajouter « pour cet exposé peu utile sur l’économie de notre pays » et continua dans la foulée :
— Monseigneur le Ministre des Relations Extérieures, la parole est à vous.
Pour la première fois depuis le début de la réunion, Enjan crut apercevoir un éclat d'intérêt dans les yeux du Ministre apathique. Ce dernier posa son verre de vin, vide, avant de prendre la parole d'une voix un peu lasse.
— Commençons par nos deux invités, le Roi des Nomades et celui de Mírsyles, le royaume sous-marin du Sud. Nos relations ne font que s’améliorer. On ne peut toutefois pas dire qu’ils seraient prêts à sacrifier leur vie pour nous si un jour nous avions besoin d’aide. Le peuple de Mírsyles est en pleine effervescence, les complots et les tentatives de coups d’état se multiplient. Leur Roi se fait vieux. Nous avons un régiment là-bas, et nous aidons tant bien que mal le peuple à suivre tous ces évènements. Mais les Sirins sont des guerriers sans pitié et nos troupes sont à leur désavantage. Cela fait longtemps qu’elles ne sont pas retournées sur la terre ferme.
Enjan crut entendre le Ministre des Armées maugréer. Le Général, un coude sur la table, la tête appuyée dans sa main, semblait bouder.
— Quant aux Nomades... pour eux tout est pour le mieux. Le peuple avec lequel ils cohabitent, les Gruapes, a retrouvé sa paix. La vie dans le Désert a repris un cours à peu près normal. Par contre, entre Nadane et Mirmines, c’est le chaos total. En Sílhures, le Consilium abuse de plus en plus de son pouvoir.
Le Ministre sembla hésiter un peu avant de continuer à parler...
— Seules deux ou trois villes se détachent du lot... L’Atelier des Scribes de Mirîle par exemple....
Enjan fut abasourdi par les réactions que cette seule phrase déclencha. Kenja se frotta le front avec son pouce et son index pour cacher son embarras, avant d'observer à son tour les autres Ministres. Le Général fit claquer sa langue avec dégoût, pendant que Joyn Allams grinçait des dents plus que jamais, reniflant sans cesse. Pour une fois les deux Ministres semblaient d'accord. Skiwan Oliro murmurait des paroles incompréhensibles, comme une prière adressée aux Sept. Les autres affichaient des expressions ennuyées ou apeurées. Le Roi comprit que les Elfes étaient un sujet sensible. Beaucoup plus que ce qu'il ne l'avait cru. Le Ministre des Relations Extérieures desserra le col de sa chemise, effrayé par le regard pénétrant que lui jetait son confrère des Ressources, puis il reprit la parole, confus :
— L'Atelier des Scribes donc... est d’une grande aide aux populations alentours, même si leur champ d’action est limité… Il faut reconnaître qu’ils se débrouillent bien…
— Admirablement bien, corrigea Aled Jared à mi-voix.
Enjan serra les poings alors que Joyn Allams produisait encore une fois ce grincement désagréable qu'il savait si bien faire. La morgue et l'entêtement qu'il y mettait étaient plus qu'insupportables.
— Malheureusement ce sont les seuls... murmura le Ministre des Relations Extérieures à vive allure pour passer au sujet suivant.
— Ils utilisent sans doute quelque malsaine magie ! accusa le Général d'Argate avec mauvaise foi.
Enjan fut déçu de la remarque. Malgré son sang chaud, le Ministre commençait à lui plaire. Il était dommage qu'il fasse partie des gens embrigadés dans les idées reçues sur les Elfes. Crédule, le Ministre des Guildes glapit.
— Les terres sauvages qui nous séparent de Mirîle sont presque infranchissables, se pressa de le rassurer Delavi, peu de gens s’y risquent. Elles seraient infestées de Dolinges à moitié fous et d’autres espèces qui vivent dans les prairies jaunes : Trolls, Silks, Mvrans et j’en passe. Il en est de même à l’Ouest de notre pays. La forêt et le fleuve nous offrent cependant une bonne frontière. Car ce qu’il faut le plus redouter de l’Ouest ce ne sont pas tant les habitants des Herbes Jaunes, mais plus les Elfes de l'Ithilîle.
Les Ministres s'agitèrent et un silence lourd de sens pesa dans la salle. Tous semblaient mal à l'aise et craintifs, comme si Wensaïlie Mandaniel, bien que normalement très loin dans le palais actuellement, pouvait les entendre. Enjan pensa à la Princesse, en réalité cachée dans la pièce à côté pour le surveiller. Il se demandait bien quelles pouvaient être ses réactions face à cette peur et cette crainte non dissimulées. Mais ce n’était pas nouveau, cette haine envers les Elfes. Depuis la fin de la guerre, les Humains se méfiaient d’eux. Enjan n’avait jamais croisé d’Elfe jusqu’à ce que la Princesse vienne à lui. En fait, peu de personne en avait vraiment rencontré . Cela n'aidait pas à démentir les vieilles légendes. Le Ministre des Relations Extérieures, Delavi, continua en articulant avec difficulté. Il s'épongea le front.
— Jusqu’à présent, l’Ithilîle ne s’est pas montrée hostile ....
— Ha ha ha ! s'exclama le Ministre des Ressources.
Enjan crut que son cœur allait s'arrêter de battre. Il aurait préféré ne jamais entendre ce rire et espérait qu’Allams s'abstiendrait de s'esclaffer ainsi par la suite.
— Pardon, ne s'excusa pas le Ministre d’un ton douceâtre. Je vous en prie. Continuez…
— C’est pourquoi jusqu’à présent nous n'avons rien tenté à l'encontre de ce pays...
— C'est plutôt parce que notre armée a trop peur, se moqua Allams.
— Parce qu'elle meurt de faim oui ! corrigea le Ministre des Armées.
— Parce qu'il n'y a aucune raison que l'on déclare la guerre à l'Ithilîle, les coupa Enjan.
Kenja approuva vigoureusement. Enjan fut consterné de remarquer qu’à part le Premier Ministre, et peut-être Aled Jared, tous les autres membres du Conseil semblaient réellement contre les Elfes. Il se trouva seul et désarmé face à autant de colère. Il ne comprenait plus vraiment cette vieille inimitié , comment un tel sentiment pouvait-il se développer ?
— ... et il nous laissait en paix en retour, termina le Ministre des Relations Extérieures avec un soulagement évident.
Grave erreur d’inattention, remarqua Enjan. Il pensait à Wen, qui les espionnait juste à côté .
— Nous avons quand même invité leur Princesse à venir assister à votre couronnement, Majesté. Il ne faut pas oublier, vous le savez parfaitement, que c’est malgré tout encore l’Ithilîle qui a les pleins pouvoirs sur l’Ile et que nous lui devons, normalement, allégeance.
Enjan freina avec peine son étonnement. De ça, il ne savait rien. Il promit de s’informer plus tard.
— Cette vieille règle idiote ! s'énerva le Ministre des Guildes. Nous n'avons pas besoin de l'Ithilîle !
Le Roi s’abstint de tout commentaire. Oliro n'avait peut être pas besoin de l'Ithilîle, mais lui oui. En tout cas, il avait besoin de la Princesse pour rester en vie. Cette prise de conscience lui tordit les entrailles . Il réfréna la peur qui montait en lui et s'insinuait traîtreusement dans son esprit, puis il remercia son Etoile d'avoir mis Wen sur son chemin.
— Après l’Ithilîle, continua le Ministre heureux d'aborder un sujet moins controversé, il y a tout un morceau de l’Île gouverné par des Seigneurs, de-cì de-là. Un peu comme Nadane, sauf qu’ils n’ont aucun Roi pour maintenir entre eux une certaine organisation. Là-bas, c’est chacun pour soi et les Sept pour tous. Les conflits entre voisins ne sont pas rares, mais rapides : les plus puissants écrasent les plus faibles. Depuis peu de temps, une certaine cohésion est en train de s'affirmer entre eux, avec la renaissance de la Ligue d’Ensi : une sorte d’accord les unit en termes militaires et commerciaux. Si l’un d’eux est attaqué, tous les autres viendront l’aider. Ils privilégient aussi les échanges entre membres de la Ligue, par exemple. Cette Ligue est encore peu avancée, fragile, et les tensions entre les membres sont toujours tangibles. Cependant il est possible avec le temps il sorte quelque chose de bien .
— Ou un ennemi potentiel, grogna le Ministre des Armées.
— On est au moins certains d'une chose, ils ne s'allieront pas avec l'Ithilîle, affirma Joyn Allams.
Le Ministre des Relations Extérieures hocha la tête avant de reprendre :
— Ensuite vient le Silalës, pays des Sirènes d’eau douce, et des Humains. C’est une dictature sans pitié qui s’exerce dans ce pays. Je n’ai, hélas, que peu d’informations à vous donner, messires, il est difficile d'y faire entrer même un simple messager. La Ligue est en conflit avec ce pays. Et les Nains aussi... Nains qui ont retrouvé très vite l’intégrité de leur territoire et qui ont remis en place leurs activités.
— Ils sont comme les Elfes ceux-là, grogna le Ministre des Ressources.
Kenja se rengorgea innocemment. Enjan se retint de toutes remarques supplémentaires. Il sentait sa patience s'effriter doucement.
— Tout va bien pour eux maintenant en tout cas, poursuivit Delavi, mis à part que Silalës mène une politique plutôt agressive à leur égard. Enfin, parlons du royaume maritime du Nord. Ce pays est toujours neutre, ne s’allie à personne et se débrouille tout seul. Il en a la possibilité puisque qu’il n’a subi aucun dommage pendant les Guerres, comme le royaume de Mírsyles au Sud. Voilà…
— Merci monseigneur, dit Enjan.
Le Roi se répéta intérieurement qu’il fallait qu’il fasse des recherches sur la place de l’Ithilîle dans la politique de Codée avant de donner la parole au Monsieur le Ministre des Guildes.
— La situation de ce pays est de loin meilleure comparée aux autres, sans prendre en compte l’Ithilîle ? Elle est meilleure, c’est vrai, mais elle est quand même totalement intolérable !
Tant de véhémence surprit Enjan. Le Ministre été resté plutôt en retrait des débats jusqu'à présent, et la première phrase de son discours, calme et bien tournée, ne laissait pas présager cette animosité refoulée.
— L’insécurité constante, aussi bien dans les campagnes que dans la cité, empêche tout travail de longue haleine, tout projet constructif. Ce qui explique que la situation s’empire. Le gros de la reconstruction est fini. Peut-être. Mais par Dyutre !!! Il reste encore énormément à faire !
Il frappa la table du poing. Enjan aurait voulu s'étonner mais décidément il n'y arrivait plus. Les Ministres avaient tous une personnalité étrange et bien trempée. Il commençait à le comprendre, et craignait leurs futures réunions. Il pria pour qu'il n'y en ait pas.
— Nous, les Guildes, ne demandons qu'à finir notre travail. Mais c'est impossible dans ces conditions. C'est pourquoi nos Maîtres Dominus refusent d’envoyer des artisans hors des ateliers. Et je les comprends ! Quand la situation devient vraiment trop critique nous n'avons pas d'autre choix que de monter des missions de secours, si je puis dire. Mais cela ne résout rien ! Que du provisoire ! Du court terme ! Inutile ! Mais de toute façon on ne nous respecte plus ...
Joyn Allams ricana doucement.
— Oui Monseigneur ! s'exclama l'autre .
Il se leva.
— Dans les ateliers, les Maîtres continuent de s’améliorer, de se défier, de créer de nouvelles œuvres. Il y a des merveilles dans nos mains ! Mais le peuple préfère essayer de faire certaines tâches par lui-même, plutôt que de nous demander de l’aide. Voilà aussi la cause de nos problèmes ! Les choses sont faites de travers, les travaux jamais vraiment finis ! Cela explique aussi le découragement ! Cela explique les retards qui s'accumulent ! Cela explique les ouvrages bâclés !
Le Ministre s'assit et reprit son souffle.
— Il y a cependant encore quelques uns de nos compagnons qui parcourent l’Île, ou qui se sont sédentarisés, pour aider la population. Mais je dois l'avouer, ils sont rares, et la plupart du temps, ils le font contre les ordres de leur Guilde. Les gens se méfient même de leurs voisins. Il n’y a plus de confiance. Perte de moral ? On se croirait en veillée funèbre, oui !!! Et comme il y a de moins en moins de jeunes dans les écoles, nous n'avons plus de novices dans nos ateliers et sur les rares chantiers qu'ils nous restent.
Le Ministre se tut. Il prit le temps d’observer chacun de ses interlocuteurs avant de conclure :
— Il n'y a pas besoin de grandes réunions pour savoir ce qu'il en est de la situation actuelle. Le pays se meurt et tombe en ruine. Fin de l'histoire !
Il s'enfonça dans son dossier, croisa ses bras. Le silence qui suivit fut assourdissant.
Enjan remua entre ses doigts la plume qui lui servait à prendre des notes. Le bilan était bien pire que ce à quoi il s’attendait. D'abord les Ministres. Ils ne s'entendaient pas du tout. Certains ne s'intéressaient qu'à eux, et d'autres faisaient tout pour ralentir les affaires du royaume. Il y avait tout de même quelques bons éléments, mais à quoi bon dans un tel désordre. Il allait sérieusement falloir faire du ménage ! Ensuite, la situation. Le fait qu'elle durait depuis presque deux cents cinquante ans rendait le tout compliqué : les gens auraient peur de changer de vie. Lorsqu’il prendrait des mesures, il devrait prendre garde à ce que cela ne créé/créait pas de nouveaux problèmes, sinon il serait bon pour une révolution. C’était sûrement pour cette raison que ni son père, ni ses prédécesseurs, n’avaient vraiment tenté de faire quoi que ce soit. C’était aussi peut-être à cause de l'inefficacité flagrante du conseil des Ministres. Proposer une solution entraînait souvent de nouveaux ennuis, et le peuple préférait rester à se morfondre plutôt que de tenter de faire changer les choses, et découvrir qu’elles pouvaient être pires. Il sortit de ses pensées et donna la parole au Ministre suivant, celui de la Vie Citoyenne, un homme bien qui n'avait jusqu'à présent fait aucune remarque, et seulement acquiescé aux quelques commentaires cinglants d'Enjan.
— Majesté, je n’ai rien à ajouter. Comme l'a si bien fait remarquer Maître Oliro, nous n’avons presque plus d’enfants en classe, les parents préfèrent les garder chez eux, car ils y sont plus en sécurité, et les faire travailler aux corvées journalières. Il n’y a plus de solidarité, le voisin d'un tel pourrait être en train d’agoniser, personne ne l’aiderait. Une ambiance morose règne sur le pays, et a fortiori sur l’Île. Toutes les valeurs pour lesquelles nos ancêtres s’étaient battus ont disparu.
— Merci, dit Enjan soulagé.
Un discours clair, précis, et surtout rapide et sans polémique. Le Ministre avait eu de la chance.
— Monseigneur le Ministre des Armées ? Enjan usa d’un ton interrogatif pour lui signifier de parler.
Le Roi se força à se détendre, mais il s'attendait au pire. Il entendait déjà Joyn Allams grincer des dents.
— Commençons par le commencement : comme j'ai déjà eu l'occasion de vous le dire, le mauvais approvisionnement empêche les soldats d’être nourris correctement. Nous sommes plus rationnés qu'en temps de guerre, alors que nos effectifs ne sont même pas au complet ! Lorsque nos Sergents envoient un régiment ou un bataillon en patrouille, seule la moitié revient. Une débâcle. Alors pour ce qui est de chasser la racaille à l'intérieur des terres...
Pendant qu’Albertz d’Argate parlait, Enjan desserra son col d’un geste discret. Il faisait affreusement chaud dans la salle. Il sentait sa fièvre remonter et s’ajouter à la fatigue de la réunion. Ne finirait-elle donc jamais ?
— On ne compte plus les déserteurs. Une débâcle, je disais ! Et le peuple méprise les soldats. Il se sent oppressé par eux. Le sentiment est réciproque : les soldats sont souvent trop réactifs parce qu’ils ont peur de ce que le peuple pourrait faire s’il se révoltait pour de bon... La meilleure défense, vous savez... Nos hommes battent en retraite, on ne peut plus rien faire. Ce n’est pas la peine que je continue à m’apitoyer, c’est la même chose partout : la débâcle.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, dit Enjan.
Il remercia le Général d’Argate d’un signe de tête et passa la parole au Ministre de la Justice.
— Ah si ! Attendez, intervint le responsable des Armées, excusez-moi.
Le Ministre des Ressources fit une grimace hautement contrariée, comme si c'était lui qu’Albertz avait interrompu.
— Qu’y a-t-il ? demanda Kenja.
— Cela fait deux ans que l’ordre des Chevaliers a été intégré à l’armée, et je devrais en parler, surtout qu’il y a la réunion cette après-midi. C’est sans doute le corps le plus intègre de l’armée. Un vrai bastion. Il n’y a eu aucun déserteur. Malheureusement un bastion bien fermé : les instructeurs n’y ont fait entrer personne ces dix dernières années. Ce qui fait que sur la centaine de Chevaliers initiaux, il n’en reste que vingt-sept… Vingt-sept combattants aguerris, actuellement sous la direction du Premier Chevalier Aswas de Nuance .
— Très bien, le remercia Enjan. Monseigneur le Ministre de la Justice, qu’avez-vous à nous dire ?
Aled Jared haussa les épaules de dépit. Mis à part pour informer le Roi, cette réunion était une vraie perte de temps. Il lança un regard suppliant à Kenja avant de prendre la parole.
— Notre appareil judiciaire est rongé jusqu’à l’os par des juges corrompus. Il y a trop d’affaires à régler. Les prisons sont pleines. Nous sommes parfois obligés de relâcher certains détenus, sous peine de nous faire attaquer par leur bande. Malgré tout il paraît que quelques personnes, de plus en plus rares, tentent de maintenir l’ordre du mieux qu’elles peuvent dans leur quartier ou village. Beaucoup de travail, et pas assez de temps. Voilà.
— Merci, dit Enjan.
Il appréciait la simplicité du ministre.
— Monsieur le Ministre de l’Etat, la parole est à vous.
— Tout a été dit. Excepté cela : que dans tous les services il y avait de trop nombreuses brebis galeuses .
Des yeux, il indiqua clairement Delavi qui jouait avec son verre de vin, et Allams qui reniflait encore avec dédain.
— Il faut que nous réglions, demain, les problèmes les plus graves, mais nous ne devons pas perdre de vue le futur, il nous faut aussi des solutions durables.
Enjan se retint de lui sauter au coup pour le remercier de son efficacité et de sa diplomatie. Il inspira un grand coup et se leva.
— Messieurs, merci pour ce résumé de la situation. Nous nous retrouverons demain pour prendre les premières mesures qui s’imposent. Sur ce, je déclare le conseil terminé .
Un brouhaha s’éleva dans la salle, chacun discutait avec son voisin. Certains partirent immédiatement, d’autres restèrent dans la salle. Une servante apporta sur un plateau quelques nouvelles boissons et en-cas. Enjan jeta un coup d’œil à Kenja. Celui-ci, bien qu’en pleine discussion avec le Ministre des Ressources, lui signifia de sortir.
haha ! il y a bien une limite de caractère puisque je ne peux pas mettre mon spoiler en entier. Donc un message peut supporter 17 pages A4 en 12 times New Roman, interligne 1.5, soit 62 325 caractères, espaces compris.