Publié le 27/07/2012 à 18:25:02
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Tout en faisant son discours, qu’il avait préparé depuis longtemps, il garda ses mains appuyées sur la table. Les Ministres ne devaient pas les voir trembler. En temps normal, il était parfaitement calme et n’avait pas de mouvements parasites lorsqu’il s’exprimait à l’oral. Mais, debout, il sentait sa fièvre remonter. Dès qu’il eut terminé, il s’assit sous les applaudissements polis de ses conseillers. Il nota que certains s’abstenaient. Notamment le Ministre des Ressources, Joyn Allams, le Ministre des Guildes, Skiwan Oliro, et le Ministre des Relations Extérieures, Losaï Delavi. Cela n’étonna pas Enjan. Il savait que les deux premiers ne s’étaient jamais entendus avec son père, ils ne s’entendraient sûrement pas avec lui. Quant au troisième, son regard vide et ennuyé témoignait du fait qu’il ne suivait déjà plus la réunion. Le Roi sentit un abattement soudain le prendre. Avec trois Ministres sur neuf récalcitrants dès le départ, la réunion commençait mal.
Il fit un rapide tour de table du regard. Les Ministres étaient assis, de la gauche vers la droite, dans l’ordre d’importance de leur ministère. C’était une tradition plutôt pratique, qui permettait à un messager ou un invité de juger immédiatement à quel type de gouvernement il avait à faire. Pour l’instant, à la droite d’Enjan se tenait le Premier Ministre, puis le Ministre de la Justice, Aled Jared, et le Ministre des Armées, qui avait son éternelle chope militaire entre les mains. Les derniers ministères, à la gauche d’Enjan, étaient ceux de la Ville et du Palais, dirigé par le Noble Houildegardes, de la Vie Citoyenne, avec à sa tête Unsens le Sévère, et du Peuple, représenté par Enalte Enfaux. En face du souverain se trouvaient donc le Ministre des Ressources, le Ministre des Relations Extérieures et le Ministre des Guildes. Les trois à ne pas avoir applaudi.
Lorsque le silence se fit, le Premier Ministre se leva afin de s’exprimer à son tour. Pour Enjan, Kenja occupait ce poste depuis toujours. Des ridules commençaient à apparaître sur son visage, et ses cheveux blanchissaient, mais il restait le même. Sans prendre le rôle d’un père, le Premier Ministre occupait une place importante dans le cœur du nouveau Roi. L’homme avait après tout largement participé à son éducation, et il avait su être là lorsqu’Enjan avait eu besoin d’un adulte pour l’écouter. Kenja remonta ses lunettes sur son nez puis ouvrit la réunion :
— Messieurs, je vous remercie de votre présence à ce Conseil ! Aujourd’hui est le premier jour de règne d’Enjan Atalan Midakil, fils de feu Chrys Elian Midakil. Comme le veut la coutume, cette réunion ne se tient que pour faire un bilan complet de la situation. Demain, lors d’un deuxième Conseil, nous prendrons les solutions qui s’imposeront. Je propose que nous commencions le tour de table par le Ministre de la Ville et du Palais, le Noble Houildegardes.
L’intéressé se redressa pour prendre la parole :
— Tout d’abord, félicitations, mon Roi, pour votre couronnement qui s’est fort bien passé.
Enjan inclina légèrement la tête pour le remercier.
— Ce que je vais dire, commença le Ministre avec un air grave, sera confirmé par tous ici, et recoupera les rapports dont vous devez déjà avoir pris connaissance.
Il fit une petite pause pour arranger ses papiers. Il avait préparé ce jour depuis longtemps, choisi chacun de ses mots avec soin et étudié son discours avec attention. Il connaissait déjà les réactions que provoqueraient ses propos dans l'opposition et il n'avait aucune envie de lancer les hostilités. Mais puisque c'était à lui de prendre la parole, il devait bien s’y résoudre.
— L’ambiance de la cité se dégrade. Les festivités de ces derniers jours ont mis un peu de réconfort dans le cœur des citoyens...
— Et à quel prix... maugréa Joyn Allams dans un reniflement de dédain.
— ... mais, en vérité, le moral de la population ne cesse de chuter. Elle vit avec un sentiment d’insécurité constant. Après les Guerres, il y a un peu moins de trois cents ans, la situation était complètement différente. Le pays était dévasté, comme toute l’Île ou presque, et il fallait reconstruire au plus vite les bâtiments essentiels. Mais il y avait alors encore un semblant d’organisation.
— Parce que maintenant, on ne fait plus semblant, lâcha Skiwan Oliro entre ses dents.
Kenja jeta un regard assassin au Ministre qui venait de murmurer ces mots. Le Général d’Argate serra dangereusement sa large chope, Enjan entendit le métal gémir. Le Premier Ministre l'avait averti des tensions qui régnaient au Conseil, et lui-même se souvenait avoir assisté à de violentes disputes lorsqu’il espionnait ces réunions avec Kahlan. Mais il ne s’était pas attendu à cela. Il y avait une différence entre observer et être pris dans la nasse.
Le Ministre des Guildes Oliro restant de glace face à l'effet de sa première participation à la discussion, Houildegardes reprit son discours :
— Une fois le minimum vital réalisé, la situation a changé. Les gens se sont doucement relâchés et les choses ont empiré. Des brigands de grands chemins, il y en a toujours eu à rôder derrière nos murs ! Mais là, leur quantité a décuplé et d’importants réseaux se sont créés dans l'enceinte de la cité. Vols, escroqueries, trafics de biens ou d’Humains… et plus rarement meurtres. Pour ne rien arranger, les truands des campagnes remontent jusqu’en ville, ce qui fait naître des conflits. Ils se battent dans les rues, impliquent des civils dans leurs représailles ou dans des prises d’otages. A part les quelques quartiers d’habitations autour du palais, qui sont protégés par la garde des Chevaliers sur la Vieille Muraille, toute la ville est partagée entre ces bandes rivales.
Enjan connaissait l’état du pays, mais l’entendre dire par un autre mettait en évidence la gravité de la situation. Et cela posait une question évidente : comment résoudre ces problèmes ? Il n’en avait aucune idée. Mais son Ombre et le Premier Ministre sauraient sûrement quoi faire.
— A cause de ces conflits, continuait le Ministre, Corona est mal approvisionnée en denrées alimentaires, mais aussi en matières premières et en produits plus travaillés. Cela bloque toute la ville ! Les inondations du début de la Saison Chaude sont annoncées pour bientôt, pourtant nous pouvons difficilement stocker des provisions lorsqu’aucune ne nous parvient ! De plus, il faut apporter des réparations à notre réseau de ponts flottants. Sauf que la pénurie de matériaux de construction, mais surtout l’absence de sécurité, amènent certaines Guildes à refuser d’intervenir dans la ville. Hélas pour nous, elles sont tout à fait dans leurs droits.
Un grognement peu discret du Ministre Oliro appuya ces derniers mots. Alors que le Ministre des Relations Extérieures Delavi, l’air toujours aussi ennuyé, sirotait bruyamment son vin, le Général d’Argate s'agita et sa cotte de maille émit des cliquetis métalliques. Se sentant obligé de surenchérir, le Ministre des Ressources grinça désagréablement des dents. Seul
Enjan entendit le petit soupir poussé par Kenja. Il compatit avec son conseiller. Si cela durait depuis que son père était au pouvoir, il comprenait que la situation soit désastreuse. Le Noble Houildegardes feuilleta ses notes puis leva la tête. Il avait terminé son rapport.
— Je vous remercie, dit le Roi.
Il se composa un petit sourire amical, comme pour s’excuser du comportement des autres Ministres. Puis Enjan donna la parole au Ministre de la Vie Citoyenne, qu’il connaissait bien : il s’agissait en effet d’un grand ami de son père, leur passetemps favori consistant à jouer aux tuiles dans un silence de velours. Le visage d’Unsens le Sévère était sec et ses joues creuses, ce qui mettait en avant son regard pénétrant. Le nouveau souverain ne demandait qu’à faire confiance à ce personnage, malgré son apparence renfermée et bougonne.
Tandis que le Ministre se plaignait de la situation catastrophique, de l’absentéisme des enfants dans les écoles au profit des corvées journalières, du manque de solidarité et de l’inefficacité du précédent gouvernement, Enjan tentait tant bien que mal de supporter les réactions de ses pairs. Le Roi sentait l'aura de colère qui enveloppait peu à peu son conseiller, mais, rompu aux jeux de la politique, le Premier Ministre gardait une expression calme et détendue, contrairement à Albertz d’Argate. Enjan avait pitié de la chope que le guerrier tenait entre ses doigts de fer. Les autres participants au Conseil semblaient habitués à ces petits manèges silencieux, comme le prouvait Unsens le Sévère, qui continuait à parler comme si de rien n'était. Le Roi, lui, se sentait pris dans un panier de dagons .
Ce fut ensuite au tour d’Enalte Enfaux, le Ministre du Peuple, de faire son bilan. C’était un grand homme aux épaules carrées et aux pommettes proéminentes. Il avait des cheveux courts, d’un blond tirant vers le châtain, et des yeux attentifs. Il le seul à ne pas porter de robe pourpre, qui désignait les Ministres comme tels. En sa qualité de porte parole du peuple, il était habillé comme un Artisan, d’une simple tunique et d’un pantalon de toile. Seule la broche accrochée à sa poitrine, représentant la fontaine sacrée, permettait de savoir qu’il était Ministre. Kenja jugeait cet homme de leur côté, et totalement désintéressé du pouvoir. Enjan ne pouvait qu’approuver : le Ministre avait toujours été d’un naturel enthousiaste et avait beaucoup de succès auprès des serviteurs. Cela voulait tout dire. Il se rappela l’avoir rencontré dans les cuisines, à plusieurs reprises, lorsque lui-même y fuyait ses professeurs…
— … les Guildes ne prennent plus de nouveaux apprentis. Imaginez ! Il faudrait tout leur apprendre !
Enjan fit un effort colossal pour ne pas sursauter face à ce haussement de voix. Le Ministre des Relations Extérieures Delavi ne fut pas aussi élégant en sortant de sa torpeur, plutôt profonde. Il en lâcha son verre, qui vacilla avant de renverser tout son contenu sur la table. Joyn Allams se moqua ouvertement, pendant qu’Aled Jared allait chercher de l’aide pour nettoyer la table. Le Roi en profita pour ordonner une pause et sortit de la salle. Le Premier Ministre le suivit.
Depuis la pièce secrète, Enjan entendait encore Joyn Allams pester.
— Je ne tiendrai pas une minute de plus, avoua-t-il à la Princesse.
— Ne vous inquiétez pas, ironisa Kenja, vous n'êtes pas au bout de vos peines...
Wen compatit. Le Roi retenait admirablement bien sa colère, mais elle le sentait bouillir. Elle aurait été dans le même état à sa place ! Ce conseil ressemblait à une mauvaise farce. Mais au moins le Roi s'en souviendrait et ferait en sorte d'éviter de telles catastrophes par le futur.
Kenja épiait par la petite ouverture les servantes qui s'agitaient pour nettoyer la table, remplacer les pichets vides et changer les verres. Elles évitèrent soigneusement de toucher à la chope du Général d'Argate, qui les observait d'un regard terrible. Le Premier Ministre décida que dorénavant seule l'eau serait autorisée dans la pièce, et qu'ils auraient sur place de quoi gérer les quelques problèmes possibles. Il en avait assez de ces interruptions intempestives.
— Faut-il vraiment y retourner ? demanda Enjan.
L’Elfe posa une main sur l'épaule de son protégé et la pressa doucement. Un calme étrange envahit le Roi. Ses muscles se décontractèrent.
— C'est important, expliqua Wen, que vous compreniez la situation du royaume dans son ensemble. Et, malheureusement, cette réunion est le meilleur moyen d’y parvenir.
Elle se retint d'ajouter que c'était aussi un bon entraînement pour lui. Par le futur, il se retrouverait encore dans ce genre de situations, surtout lors de réunions qui rassembleraient plusieurs dirigeants de l'Île. A ce moment là, cette expérience lui serait utile. Mais cela Enjan le comprendrait seul, lorsqu'il aurait plus de recul.
Ils entendirent des raclements de chaises. Les servantes se retiraient sous les regards toujours aussi méfiants du Ministre des Armées et les reniflements énervés de Joyn Allams. Ce seul bruit suffit à énerver Enjan à nouveau. Il se força à respirer profondément et fit demi-tour sans un mot pour la Princesse. Il devait garder tout son courage et sa patience. Kenja le suivit, l'air fatigué. Wen fut heureuse de ne faire qu’observer le Conseil, cachée dans l’ombre. En tant que spectateur, c'était déjà bien assez fatiguant.
Enjan perçut avec effroi l'air chaud de la pièce lui sauter au visage. Mais il ferma les yeux, se remémora la sensation de calme qui l'avait envahi lorsque Wen l'avait touché, et avança dans la Salle des Conseils d'un pas assuré. Il s'assit. Kenja l’imita avant de redonner la parole au Ministre du Peuple.
— Il ne me reste plus qu’un point à aborder, déclara celui-ci. Tout le monde ne travaille plus que pour lui. A l’image des Nobles et de certains Seigneurs, qui ne font plus leurs devoirs, ne protègent plus les gens sous leur juridiction…
Enjan intercepta le regard assassin que le Ministre jeta à Joyn Allams. Le Seigneur se contenta de sourire doucereusement pour se défendre. Enalte Enfaux partit à nouveau dans une tirade enflammée, puis Enjan l’entendit conclure avec soulagement. La parole fut donnée au Ministre des Ressources. Le regard froid et la mimique sévère qui étaient sur le visage du Ministre glacèrent Enjan. Il espéra que personne ne remarquerait son embarras. Il n’avait pu s’empêcher de penser aux yeux gris de son oncle.
— Tout d’abord, dit Joyn Allams d’un ton acerbe, sachez que les fêtes qui se sont déroulées ces derniers jours ont largement entamé nos maigres réserves. Mais cela en valait la peine, apparemment, puisque tout le monde s’accorde à dire que le moral du peuple en a bénéficié …
— Nos réserves étaient suffisamment fournies pour supporter ces fêtes, le contredit Kenja d'une voix cinglante.
Enjan remercia mentalement son Premier Ministre. Il était plus que temps de tempérer les humeurs du Ministre des Ressources.
— Nous avions de toute façon prévu un budget spécial pour ce genre d’occasions, déclara le Seigneur Allams sur un ton de reproche.
Enjan fronça les sourcils, perdu. Le Ministre cherchait-il à semer la zizanie ? Ne venait-il pas de répéter exactement ce qu'avait dit Kenja ? Mais il l’avait fait habilement, pour faire croire que ce n'était pas le cas, et que le Premier Ministre était en tort.
— Il nous reste donc assez de réserves pour pouvoir mettre en place de véritables projets, d’une ampleur raisonnable toutefois. Quand je parle de réserves et de budget, il ne s’agit bien sûr pas de monnaie, de ces… pièces métalliques. Tout le monde sait qu’il n’y a pas cours d’argent sur cette Île !
Enjan devait contrôler chaque muscle de son visage. Le ton emmiellé et narquois du Ministre l'insupportait, tout comme ses manières sirupeuses. Allams le prenait clairement pour un faible d'esprit ignorant de tout ou il n’était pas Roi ! Tout le monde savait que l’argent était une notion étrange que les Terriens avaient inventée !
— Nos réserves et nos budgets sont des bons. Par exemple, un bon peut représenter un lot de dix planches de bois, dix tonneaux de bière... Extraits de nos réserves, évidemment.
Le Ministre employait un ton patient, comme on parle à un enfant.
— Les citoyens ne s’échangent rien entre eux : le travail des uns, lorsqu'il est effectué, est essentiel à celui des autres. Donc pas de problème. Le travail de l’état est de défendre les citoyens et de faire respecter leurs droits, n'est ce pas ?
— Qu’insinuez-vous ? explosa le Ministre des Armées.
Il se leva violemment et frappa la table de ses poings. Sa chope tangua dangereusement mais retrouva son équilibre.
— Simplement qu’avec tous les malandrins qui traînent en ville comme à la campagne, nos réserves ne peuvent que se vider !
— Et si vous étiez plus prompt à nous ouvrir ces réserves, nous pourrions peut-être être plus efficaces !
— Cela aiderait peut-être les Guildes aussi, murmura Aled Jared les yeux perdus dans le vide.
Le Roi vit le visage de Joyn Allams tourner au cramoisi.
— Nous devons garder nos réserves en cas de problèmes majeurs... répliqua ce dernier d'une voix acide.
— Nous sommes en plein problème majeur, rétorqua Enjan sans élever la voix.
Un silence pesant écrasa l'assemblée. Le Ministre des Armées se rassit. Pour la première fois, le sourire du Seigneur Allams tomba et une grimace mauvaise prit sa place.
— Quoi qu'il en soit, lorsque l’état a besoin des services d’une guilde, il faut bien agiter une récompense pour la stimuler, et l’aider à sortir de son mutisme…
— Nous donnons des bons aux guildes car elles ne peuvent pas se permettre de réunir la quantité de matériaux dont elles ont besoin par elles-mêmes, cela créerait des pénuries localisées, corrigea Kenja.
— Donc nous leur offrons des bons, réaffirma le Ministre des Ressources en faisant mine de contredire son supérieur. En temps normal, les bons sortent et rentrent de manière constante, ce qui fait que nous possédons toujours un fond de réserve stable, pour équilibrer les échanges. Mais les marchands se font tellement attaquer, sous le laxisme des gens d'armes...
Le Général Albertz d'Argate grogna ostensiblement, une veine battant sur sa tempe. Kenja jeta un regard lourd de sens au Ministre. Il devait apprendre à se contrôler.
— ... que l’on ne reçoit plus la Part, c'est-à-dire que les marchands refusent de nous donner le dixième de leurs marchandises, qui nous est normalement dû. Ainsi, c'est le trésor royal que les voleurs nous dérobent peu à peu de manière indirecte. Qui plus est, les caravanes étant autant attaquées chez nos voisins que chez nous, nous n'avons plus de Part de frontière !
Le Ministre jeta un regard atterré à l'assemblée et soupira.
— En résumé, nos bons sont doucement jetés par les fenêtres en ces gracieux jours de fête, mais ne reviennent étrangement pas d'eux-mêmes dans nos coffres !
— Merci …
Enjan se retint d’ajouter « … pour cet exposé peu utile sur l’économie de notre pays. » et continua dans la foulée :
— Ministre des Relations Extérieures, la parole est à vous.
Pour la première fois depuis le début de la réunion, le Roi crut apercevoir un éclat d'intérêt dans les yeux du Ministre apathique. Losaï Delavi se tenait voûté, comme pour se protéger de l’agressivité de son voisin des Ressources. Il devait avoir une quarantaine d’années, comme la plupart des Ministres, et son visage faisait immanquablement penser à celui d’une fouine. Enjan regrettait que le Ministre ce soit rangé du côté de son grand-oncle, car lorsqu’il s’intéressait à son travail, il était des plus compétents. Sans lui, le royaume aurait été plus d’une fois en guerre.
Le Ministre posa son verre de vin, vide, avant de prendre la parole d'une voix un peu lasse. Il fit un rapide portrait des relations que Nadane entretenait avec ses deux alliés. Enjan retint la phrase suivante : « Nos relations avec eux ne peuvent que s’améliorer. Ce n’est pas comme s’ils étaient prêts à sacrifier leur vie pour nous si un jour nous avions besoin d’aide. ». Cela avait le mérite d’être clair. Puis le Ministre s’intéressa à la situation géopolitique de l’Île. A cause du tremblement qu’il perçut dans la voix de Losaï Delavi, Enjan se fit particulièrement attentif :
— En Sílhures, le Consilium abuse de plus en plus de son pouvoir… Seules deux ou trois villes se détachent du lot… L’Atelier des Scribes de Mirîle par exemple…
Le Roi fut abasourdi par les réactions que cette seule phrase déclencha. Kenja se frotta le front avec son pouce et son index pour cacher son embarras. Le Général claquait sa langue contre son palais avec dégoût, pendant que Joyn Allams grinçait des dents plus fort que jamais. Pour une fois, les deux Ministres semblaient d'accord. Skiwan Oliro murmurait des paroles incompréhensibles, comme une prière adressée aux Sept. Les autres affichaient des expressions ennuyées ou apeurées. Le Roi comprit que les Elfes étaient un sujet sensible. Beaucoup plus que ce qu'il ne l'avait cru. Le Ministre des Relations Extérieures desserra le col de robe, effrayé par le regard pénétrant que lui jetait son confrère des Ressources, puis il reprit la parole, confus :
— L'Atelier des Scribes donc... est d’une grande aide aux populations alentours, même si leur champ d’action est limité… Il faut reconnaître qu’ils se débrouillent bien…
— Admirablement bien, corrigea Aled Jared à mi-voix.
— Malheureusement ce sont les seuls... précisa le Ministre des Relations Extérieures à vive allure pour passer au sujet suivant.
— Ils utilisent sans doute quelque malsaine magie ! accusa le Général d'Argate avec mauvaise foi.
Enjan fut déçu de la remarque. Malgré son sang chaud, le Ministre commençait à lui plaire. Il était dommage qu'il fasse partie des gens embrigadés dans les idées reçues sur les Elfes. Crédule, le Ministre des Guildes glapit.
— Les prairies sauvages qui nous séparent de Mirîle sont presque infranchissables, se pressa de le rassurer Delavi. Peu de gens s’y risquent. Elles seraient infestées de Dolinges à moitié fous et d’autres espèces dangereuses vivent dans ces Herbes Jaunes : Trolls, Silks, Mvrans et j’en passe. Il en est une autre plus restreinte à l’ouest de notre pays. Mais le fleuve nous offre déjà une bonne frontière. Car ce qu’il faut le plus redouter de l’Ouest ce ne sont pas tant les habitants des Herbes Jaunes, mais plus les Elfes de l'Ithilîle.
Les Ministres s'agitèrent et un silence lourd de sens pesa dans la salle. Tous semblaient mal à l'aise et craintifs, comme si Wensaïlie Mandaniel, bien que normalement très loin dans le palais actuellement, pouvait les entendre. Enjan pensa à la Princesse, en réalité cachée à quelques pas. Il se demandait bien quelles pouvaient être ses réactions face à cette peur et cette crainte non dissimulées. Sûrement un air las : cela durait depuis la fin des Guerres !
Le Ministre des Relations Extérieures Delavi s’épongea le front. Il continua en articulant avec difficulté :
— Jusqu’à présent, l’Ithilîle ne s’est pas montrée hostile ....
— Ha ha ha ! s'exclama le Ministre des Ressources.
Enjan crut que son cœur allait s'arrêter de battre. Il aurait préféré ne jamais entendre ce rire et espérait qu’Allams s'abstiendrait de s'esclaffer ainsi par la suite.
— Pardon, ne s'excusa pas le Ministre d’un ton douceâtre. Je vous en prie. Continuez…
— C’est pourquoi jusqu’à présent nous n'avons rien tenté à l'encontre de ce pays...
— C'est plutôt parce que notre armée a trop peur, se moqua Allams.
— Parce qu'elle meurt de faim oui ! corrigea le Ministre des Armées.
— Parce qu'il n'y a aucune raison que l'on déclare la guerre à l'Ithilîle, les coupa Enjan.
Kenja approuva vigoureusement. Enjan fut consterné de remarquer qu’à part le Premier Ministre, et peut-être Aled Jared, tous les autres membres du Conseil semblaient réellement contre les Elfes. Il se trouva seul et désarmé face à autant de colère. Comment un tel sentiment pouvait-il en venir à se développer ?
— ... et il nous laissait en paix en retour, termina le Ministre des Relations Extérieures avec un soulagement évident.
Grave erreur d’inattention, remarqua le Roi. Il pensait à Wen, qui les espionnait juste à côté. Les Elfes étaient loin de se désintéresser des Humains en réalité, et ils avaient trouvé le moyen de s’infiltrer dans les plus hautes sphères du royaume… Il en était le premier responsable.
— Nous avons quand même invité leur Princesse à venir assister à votre couronnement, Majesté. Il ne faut pas oublier que l’Ithilîle a les pleins pouvoirs sur l’Ile et que nous lui devons, normalement, allégeance.
Enjan freina avec peine son étonnement. De ça, il ne savait rien. Il recherchait plus d’information à ce sujet dès qu’il en aurait l’occasion.
— Cette vieille règle idiote ! s'énerva le Ministre des Guildes. Nous n'avons pas besoin de ces Démons !
Le Roi s’abstint de tout commentaire. Oliro n'avait peut-être pas besoin des Elfes, mais lui oui. En tout cas, il avait besoin de leur Princesse pour rester en vie. Cette prise de conscience lui tordit les entrailles. Il avait besoin de la Princesse pour rester en vie… Il réfréna la peur qui montait en lui et s'insinuait traîtreusement dans son esprit, puis il remercia son Etoile d'avoir placé Wen sur son chemin.
Le Ministre des Relations Extérieures reprit son exposé, heureux d’aborder des sujets moins controversés. A l’Ouest, le risque principal venait de Seigneurs qui habitaient les terres sous l’Ithilîle. Depuis peu de temps, une certaine cohésion s'affirmait entre eux, avec la renaissance de la Ligue d’Ensi grâce à la signature d’accords qui les unissait en termes militaires.
— Cette Ligue est encore peu avancée, fragile, et les tensions entre ses membres sont tangibles, précisa Delavi. Cependant il est possible qu’avec le temps il en sorte quelque chose de bien.
— Ou un ennemi potentiel, grogna le Ministre des Armées.
— Nous sommes au moins certains d'une chose : ils ne s'allieront pas avec l'Ithilîle, affirma Joyn Allams.
Le Ministre des Relations Extérieures hocha la tête avant de continuer.
— Je n’ai rien a ajouté à mes rapports.
Une certaine haine perçait dans la voix du Ministre des Guildes, et son manque de coopération direct mit Enjan mal à l’aise. Surtout que cette antipathie soudaine contrastait étrangement avec son physique cordial. A force de voyages, Skiwan Oliro s’était fait de nombreuses connaissances, qui allaient des meilleurs Maîtres de Guildes aux malandrins de grands chemins. Cela faisait de lui un adversaire redoutable, et il ne craignait visiblement pas de montrer ouvertement ses positions.
— Les Guildes ne peuvent pas empêcher tous leurs Artisans d’aller et venir, mais elles refusent de laisser leurs Maîtres sortir des Ateliers, afin de les protéger. Il y en a cependant encore quelques uns qui parcourent l’Île, ou qui se sont sédentarisés, afin de soutenir la population, récapitula Kenja pour son confrère.
— Et ils le font contre les ordres de leur Guilde ! s’exclama Oliro. Plus de confiance, plus de moral, et de moins en moins de jeunes dans les écoles, donc de novices dans nos ateliers… Il n'y a pas besoin de grandes réunions pour savoir ce qu'il en est de la situation actuelle. Le pays se meurt et tombe en ruine. Fin de l'histoire !
Enjan remua entre ses doigts la plume qui lui servait à prendre des notes. Il était catastrophé par la tâche qui l’attendait. D'abord les Ministres. Il y avait quelques bons éléments au sein du Conseil, mais à quoi bon dans un tel désordre ? Ensuite, la situation. Le fait qu'elle durait depuis presque deux cents cinquante ans rendait le tout compliqué : les gens auraient peur de changer de vie. Lorsqu’il prendrait des mesures, il devrait prendre garde à ce que cela ne créait pas de nouveaux problèmes s’il voulait éviter une révolte. Proposer une solution entraînait souvent de nouveaux ennuis, et le peuple préférait rester à se morfondre plutôt que de tenter de changer les choses, et découvrir qu’elles pouvaient être pires. C’était sûrement pour cette raison que ni son père, ni ses prédécesseurs, n’avaient pas risqué de faire quoi que ce soit. C’était aussi peut-être à cause de l'inefficacité flagrante du Conseil des Ministres. Enjan sortit de ses pensées et donna la parole au Ministre suivant.
— Monseigneur le Ministre des Armées ?
Le Roi se força à se détendre, mais il s'attendait au pire. Il entendait déjà Joyn Allams grincer des dents. La morgue et l'entêtement qu'y mettait le Ministre étaient plus qu'insupportables. Pendant qu’Albertz d’Argate décrivait les conditions de vie déplorables des quelques troupes qui lui restait, Enjan passa un doigt dans son col d’un geste discret. Il faisait affreusement chaud dans la salle. Il sentait fiévreux, sans doute le contrecoup de son réveil mouvementé. Et cette réunion qui n’en finissait pas ! Le Roi sentait sa patience s'effriter doucement.
— … on ne compte plus les déserteurs ! Et le peuple méprise les soldats. Il se sent oppressé par eux.
Enjan nota que le Ministre resta silencieux sur les raisons de ce ressenti. Peut-être que le Général les ignoraient, mais le Roi en doutait. Pour sa part, il avait entendu de nombreux serviteurs raconter des incartades où les soldats attaquaient les premiers, sûrement par peur du peuple. La meilleure défense restait l’attaque… En tout cas, cela justifiait l’aversion des citoyens à leur égard.
— Un dernier point important. Cela fait deux ans que l’ordre des Chevaliers a été intégré à l’armée. D’ailleurs, la cérémonie de présentation sera cette après-midi. C’est sans doute le corps le plus intègre de l’armée. Un vrai bastion. Il n’y a eu aucun déserteur. Malheureusement un bastion bien fermé : les instructeurs n’y ont fait entrer personne ces dix dernières années. Ce qui fait que sur la centaine de Chevaliers initiaux, il n’en reste que vingt-sept… Vingt-sept combattants aguerris, actuellement sous la direction du Premier Chevalier Aswas de Nuance. Cela va faire quelques temps qu’il est à la tête de ces troupes. Il sait y faire avec les hommes !
— Très bien, le remercia Enjan. Ministre de la Justice, qu’avez-vous à nous dire ?
Aled Jared passa une main sur son front basané. Il n’était pas né en Nadane, mais dans les montagnes, au sud-ouest de l’Île. Sa famille s’était réfugiée à Corona lorsque les Nains avaient déclaré la guerre aux peuples de Silalës. Depuis, il avait rapidement gravi les échelons, et il se trouvait à présent à l’un des postes les plus importants du royaume. C’était un homme extrêmement intelligent et très effacé. Il participait peu à la cour du Roi et passait le plus clair de son temps au Ministère de la Justice, qui se trouvait derrière l’Académie des Sciences. Il faisait un excellent travail, et Enjan l’appréciait beaucoup. Il savait qu’il n’était pas le seul. Kenja, ainsi que les Chevaliers et les serviteurs, tenaient tous ce Ministre en grande estime.
Aled Jared haussa les épaules. Mis à part pour informer le Roi, cette réunion était une vraie perte de temps. Il lança un regard suppliant au Premier Ministre avant de prendre la parole.
— Notre appareil judiciaire est rongé jusqu’à l’os par des juges corrompus. Il y a trop d’affaires à régler. Les prisons sont pleines. Nous sommes parfois obligés de relâcher certains détenus, pour nous protéger des représailles. Il paraît que quelques personnes, de plus en plus rares, tentent de maintenir l’ordre du mieux qu’elles peuvent dans leur quartier ou village. Elles s’organisent même parfois en troupes, mais ce ne sont pas des professionnels. Ils sont rapidement balayés de la scène. Beaucoup de travail, et pas assez de temps. C’est tout.
— Voilà qui est clair, apprécia Enjan. Ministre de l’Etat ?
— Tout a été dit. Excepté cela : les traîtres ne se cantonnent pas à notre appareil judiciaire.
Des yeux, il indiqua clairement Delavi, qui jouait avec son verre de vin, et le Seigneur Allams, qui reniflait encore avec dédain.
— Il faut que nous réglions au plus vite les problèmes les plus graves. Mais nous ne devons pas perdre de vue le futur. Il nous faut des solutions durables.
Enjan se retint de lui sauter au coup pour le remercier de son efficacité et de sa diplomatie. Puisque tout était dit, il était temps de clore cette réunion.
— Messieurs, nous nous retrouverons donc demain pour prendre les premières mesures qui s’imposent. Sur ce, je déclare le Conseil terminé.
Un brouhaha s’éleva dans la salle, chacun discutait avec son voisin. Certains partirent immédiatement, d’autres restèrent dans la salle. Une servante apporta sur un plateau quelques nouvelles boissons et en-cas. Enjan jeta un coup d’œil à Kenja. Celui-ci, bien qu’en pleine discussion avec le Ministre des Ressources, lui signifia de sortir.