Le Temps des Rêves

Dans le bus, je prends un tic-tac. Je vois une main qui se tend. C’est la main d’un vieux barbu avec une canette de bière à la main, assis en face de moi. Il sent la rue et l’alcool.

MOI
Si vous voulez...
(Je lui en donne un.)
Vous auriez pu le demander gentiment…

LUI
Comment ?

MOI
Vous ne l’avez pas demandé très gentiment.

LUI
J’suis un vieux gitan, moi, alors être poli… j’en ai vu alors les formules de politesse… pft… J’ai oublié tout ça, moi… J’suis un vieux gitan, moi, tu sais, j’ai pas fait de grandes études…

MOI (souriant)
Pas besoin de faire de grandes études pour dire s’il te plaît !

LUI
C’est vrai, j’aurais pu le dire, mais la vie… Moi tu vois quand je te dis pas la formule de politesse, eh ben, c’est une formule de politesse. Mais merci, hein… La politesse, c’est… (il cherche ses mots) Et la vie ! Tu vois, la vie elle est… belle !
Tu comprends ce que je te dis ? La vie en fait… elle est très belle ! C’est les gens qui la déforment.

(silence, lui me regarde fixement, moi je regarde par la vitre.)

LUI
T’as quel âge ?

MOI
vingt-et-un ans.

LUI
Aaah (regard au lointain), moi j’ai fait 20 ans de prison, et j’ai dormi 20 ans dans la rue… Tu peux imaginer ce qu’il y a dans ma tête ?

MOI
Non.

LUI
Regarde autour de toi (geste pour montrer tout autour de lui) … Moi j’suis un vieux gitan, moi. Toi, t‘as le temps…T’es beau !

MOI
Euh… Merci

LUI
Nan mais tu comprends ? Profite de ta vie. Je veux dire, c’est pas seulement les femmes, tout ça, c’est beaucoup plus tu vois, regarde autour de toi, là y’a un petit chinois, une vieille dame, la vie… Elle est belle, tu vois ! … Tu m’écoutes quand je te parle ? … La vie c’est plus que ça c’est… Une lumière ! Faut profiter.

Il tend la main vers moi, poing fermé

MOI (essayant de ne pas paraître inquiet)
Qu’est-ce qu’il y a ?

LUI
Mets ta main, mets ta main !

il cogne son poing contre le mien, comme pour trinquer. Il se lève. Fait un grand geste qui englobe tout en me regardant, puis sort du bus en répétant « profite…»

Tu écris un recueil sur la vie parisienne ?

Je deviens un peu répétitif quand je te commente, Naniquolas (à toi de voir si c'est une bonne ou une mauvaise chose ^^), mais j'aime beaucoup ton dialogue.
Pour la critique générale, il dégage à la fois une grande force et une grande simplicité. Pas besoin d'actions éclatantes pour nous faire ressentir quelque chose de fort.

Le dialogue est simple, avec le bon dosage de réalisme, ce qui le rend touchant. ce qui me fait aussi demander : à quel point est-il autobiographique ?
Les répétitions au sens parfois un peu lointain nous font bien percevoir le clochard un peu soûl, pas méchant pour autant (même si parfois dérangeant ou un poil inquiétant). La bonté du jeune homme (que je vois plus dans le fait d'engager la conversation que de donner un malheureux tictac) fait plaisir à lire...
Enfin, le message, si simple et si difficile à exprimer, du clochard, de ce vieux qui a de la bouteille (^^) et qui veut en faire profiter ce gamin (de son point de vue) qui a bien voulu échanger quelques paroles avec lui... Mais à qui les mots manquent-ils vraiment ? au clochard ou à l'auteur ?

Merci

Il est autobiographique à quelques heures près qui m'ont fait oublier sûrement quelques morceaux de dialogue. Sinon j'ai essayé d'être le plus fidèle possible. En fait ça fait un moment que j'essaye de capter un dialogue "réel" et de l'écrire, mais c'est très difficile de se rappeler vraiment, le moment est vite parti, il faudrait un dictaphone mais malheureusement il ne se déclenche pas automatiquement quand on entend quelque chose d'intéressant. Merci pour ton commentaire ! Et oui, je commence à accumuler pas mal de textes qui parlent de ville et de SDF, ça va finir par me faire un début de recueil^^

Tiens, je l'avais loupé, celui-ci !
C'est très perturbant, ce morceau de vie pris comme ça...j'aime beaucoup la manière dont c'est rendu, très près de l'expérience réelle. A la limite, j'aurais même pas mis de didascalie pour garder l'idée d'une conversation qui surgit brusquement puis s'éteint d'un coup.

' C’est la main d’un vieux barbu avec une canette de bière à la main, assis en face de moi. ' => répétition de main (dans l'autre ?)


Je trouve ce dialogue magique genre, le vieux sage dans le roman qui vient pour guider le héros ^^ En tout cas la simplicité du dialogue apporte ce côté lumineux dont lui parle. je pense aussi que sans les didascalies de début et de fin ça pourrait prendre encore plus de force.

Tu as de la chance parce que moi le dernier mec saoul qui m'a abordée dans le bus, c'était pour me draguer méchamment jusqu'à ce qu'il s'énerve parce que je lui ai dit que j'avais pas envie de parler et qu'il s'exclame "Mais je suis plus vieux ! tu pourrais être ma fille alors tu m'écoutes hein !"