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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 19/08/2013 14:30:49

(nouvelle publiée dans la revue "vers à lyre", le numéro 13, pour la lire en plus aéré... ( http://www.vers-a-lyre.fr/))

CHEMISE

Ce matin-là, après avoir assommé le réveil, après avoir ouvert les yeux, après les avoir refermés puis ouverts à nouveau, le temps de m’habituer à la lumière, après avoir entrepris, hagard, de faire le chemin jusqu’au placard, après avoir bâillé deux ou trois fois, après avoir attrapé des vêtements propres et posé mes lunettes bien droites sur mon nez de travers, j’ai enfilé la chemise. J’ai dû m’y prendre à trois fois avant de parvenir à faire coïncider chaque bouton avec sa boutonnière. Je crois que je tremblais, aussi. J’ai mis le col comme j’ai pu, j’ai posé la main sur la poignée, froide comme la rosée, j’ai ouvert la porte et je suis allé déjeuner. En voyant la couleur du café j’ai eu peur pour la chemise, j’aurais dû m’habiller après. Je l’ai bu quand même, il était chaud et ça m’a fait du bien. Je suis resté un moment à regarder les formes dans le fond du bol. Je ne sais pas y lire l’avenir, mais parfois j’ai l’impression de deviner des choses. Je trouve ça reposant, de regarder comme ça le marc de café avec le goût dans la bouche et la chaleur dans la gorge. Ça m’apaise. Pourtant j’ai tout de même fini par me lever et le bol s’est retrouvé dans l’évier, rincé, produit-à -vaisselé, cajolé, essuyé, puis il est retourné rutilant vers sa case départ, et à demain matin.

Dans la salle de bain, je me suis passé un gant sur le visage, et je me suis lavé les dents. Dans ma salle de bain, il y a un miroir. J’ai craché le dentifrice. Je me suis rincé la bouche, et c’est en relevant la tête que j’ai croisé mon regard. A chaque fois ça me surprend, ce sourcil à gauche plus haut et plus hérissé que celui de droite. Quand on ne regarde que les yeux, ça ne se voit plus. Mais tout de même, le regard que mon miroir posait sur moi n’était pas très flatteur. Je me suis reculé un peu, pour m’examiner. Globalement, ce n’était pas dramatique. Sans aller jusqu’à avoir de l’allure, j’étais présentable. J’ai souri un peu, pour voir le sourire que je lui offrirai tout à l’heure. Il était légèrement crispé, mais avec un peu de spontanéité il n’y paraîtrait plus. Et puis ce pli a attiré mon regard. Là, droit et franc, comme un trait rageur sur une mauvaise copie, il s’étirait de l’aisselle au plexus, où il s’arrêtait net. J’ai froncé les sourcils et j’ai lissé le pli. Un coriace, celui-là. Il était si mal placé qu’on ne voyait que lui. L’homme dans le miroir avait un air narquois. J’ai ôté la chemise et j’ai pris le fer à repasser. Il faut dire que je suis un génie du fer à repasser. Quelques allers-retours souples et le pli déclarait forfait. J’ai remis la chemise et j’ai défié le miroir. Je n’avais jamais remarqué à quel point cette chemise faisait des plis. On aurait dit qu’elle le faisait exprès.

Quand j’en chassais un, deux autres me narguaient. Pire que tout, on voyait encore, imprimée sur le tissu bleu, si évidente, la cicatrice du pli que j’avais cru vaincre. Cette balafre était de loin la plus affreuse, elle semblait dire « Cet homme a cru triompher de moi. Il en portera la marque à jamais ». Le miroir me jetait un regard courroucé. Et toutes ces petites vallées, tous ces bourrelets et ces froissements, c’est comme s’ils rayonnaient depuis le pli originel, le grand pli irréductible, la marque du désordre. J’ai tout repassé, trois fois. Sans y croire, je dois dire. Chaque fois, mon reflet me renvoyait avec effroi cette image de moi tout froissé, négligé, ce vêtement ridé, comme refusant d’épouser la forme de mon corps. J’ai tenté de mettre une autre chemise, celle-là je n’aurais jamais dû la trouver, j’aurais dû la jeter depuis longtemps. Mais ça n’allait pas, ça n’allait jamais, ce n’était pas ce qu’il fallait, pas ce que je voulais. C’était avec cette chemise qu’elle m’avait vu la première fois, et ce devait être celle-ci pour aujourd’hui, aucune autre. Comme un chien revient vers un maître qui le bat, je la passai à nouveau. Les boutons venaient tout seuls, si familiers sous mes doigts, le col était déjà mis, je n’avais plus rien à faire. Et toujours ce champ de bataille au lieu de l’apparence soignée que j’aurais tant voulu revêtir. J’ai mis un pull par-dessus, j’ai caché mon échec. Mais il m’a semblé encore voir le sillon, si constant, si tranquille, qui courait de ce point à cet autre, immobile, impassible. Il voulait me ridiculiser. J’ai retiré le pull. Il faisait trop chaud. La chemise me serrait. Avais-je grossi ? Les plis me brûlaient, la peau du torse me démangeait et je n’osais pas me gratter de peur de l’abîmer encore. La chemise. Je n’osais pas sortir. Une remarque d’elle, un regard appuyé dans la rue, un miroir de trop au détour d’une boutique, et j’aurais éclaté. Je le savais. Le réveil a sonné à nouveau. C’était l’heure de partir. Je lui ai écrasé mon poing sur la figure. J’ai voulu sortir de chez moi mais dans la vitre de la porte d’entrée, le reflet me guettait. Le reflet de la chemise. Je n’ai pas pu le dépasser. J’ai arraché la chemise, un bouton s’est cassé, je l’ai jetée violemment mais elle est retombée tout doucement. Je l’ai enfoncée dans un sac poubelle et je suis sorti torse nu la mettre aux ordures. Je pleurais, je crois. J’étais en retard. J’étais foutu. Jamais elle ne voudrait me revoir…

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Avatar de Dahij Dahij Mode Lecture - Citer - 19/08/2013 15:50:19

Bravo ! Franchement je ne savais pas trop à quoi m'attendre et là ! Woaw on accroche du début à la fin. Et ce n'est qu'une chemise ... C'est vraiment bien

Avatar de Lune Lune Mode Lecture - Citer - 19/08/2013 16:00:20

Comme d'habitude (après la machine à coudre, la guerre des nombres, la vieille maison et l'infusion du Tout !) j'adore la manière que tu as de parler de tout ça, je ne m'ennuie pas, c'est savoureux et ironique, c'est de la narration qui parle davantage que de la narration, de la forme poétique qui n'en ai pas encore (je ne sais pas si c'est compréhensible ^^).

Avatar de Zinzolin Zinzolin Mode Lecture - Citer - 19/08/2013 20:00:04

Je me souviens que j'avais adoré ce texte et que je m'étais beaucoup amusée à y trouver des symboles cachés qui renforçaient encore son sens. Contente que tu l'aies posté ici. C'est vraiment un de tes (nombreux) coups de génie !

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 19/08/2013 20:17:14

Merci tout le monde !

Avatar de CAMILLE CAMILLE Mode Lecture - Citer - 27/08/2013 19:35:12

J'aime beaucoup ce texte Nani, la description est bien faite, avec cette lente progression qui nous entraine vers un dénouement fatal. D'un petit fait, pratiquement quotidien, (qui n'a pas eu de problèmes de chemise avec de faux plis !) tu nous fait vivre un drame, oui, parce que c'est bien un drame qui se prépare sous nos yeux ! Bravo Nani.
Super ta longue phrase du début : "après avoir... après avoir..."
Et super ton "produit à vaisselé"
Ce sont de petites choses comme ça qui font toute la différence.

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 01/03/2014 11:34:30

C’est la troisième nouvelle que je lis de toi ce matin et Isally a dit un truc qui n’est pas très faux : tu emplois beaucoup la même phrase, longue, avec beaucoup de virgule et de précisions. J’aime bien ce genre de phrase et je trouve qu’elles conviennent bien aux textes que j’ai lus de toi, et à force tu a appris à la manier avec dextérité. Mais c’est vrai que tu devrais y réfléchir : avoir toujours la même ‘expression syntaxique’ ça peut lasser un lecteur ^^ (pour ma part, j’en ai pas encore assez lu pour être lassée, je suis en phase boulimie ^^)

A son habitude, la première phrase est splendide. Tu donnes tout de suite le ton et puis ‘tiens lecteur, ce sera comme ça !’ et hop on est prisonnier.
‘J’ai dû m’y prendre à trois fois’ on dit pas ‘reprendre’ à trois fois ?

‘’ le bol s’est retrouvé dans l’évier, rincé, produit-à-vaisselé, cajôlé, essuyé, puis il est retourné rutilant vers sa case départ, et à demain matin’’
J’aime beaucoup cette phrase Grand Sourire produit-à-vaisselé surtout m’a fait beaucoup sourire. Cajolé => il n’y a pas d’accent circonflexe je crois. Comme dit Camille, c'est les petites perles qu'on cherche dans tes textes et qui font toutes leurs couleurs !

‘’ Dans la salle de bain, je me suis passé un gant sur le visage, et je me suis lavé les dents.’’
Je ne trouve pas que la virgule soit très utile ici (avant le et)
‘’ Je me suis rincé la bouche, et’’ deux virgule et l’un sur l’autre ^^

Le pire c’est qu’il y a des gens capable de faire des crises de nerf sur les plis de leur chemise. le flegme avec lequel parle le narrateur contraste de manière intéressante avec cette folie tueuse de pli. Ça créé une tension dans le texte qui m’a rendue nerveuse, j’avais envie de prendre la chemise et de la froisser XD La progression du simple pli au champ de bataille se fait avec une lenteur jouissive aussi.
Quand je parle de flegme par exemple : ‘’Mais ça n’allait pas, ça n’allait jamais, ce n’était pas ce qu’il fallait, pas ce que je voulais.’’ Cette phrase on l’imagine bien dans la bouche de quelqu’un : ça commence doucement et puis le ton monte et on finit par hurler en disant à moitié les mots qu’on pense. Seulement elle finit par un point tout simple, et du coup on sent un empressement dans la structure de la phrase mais pour autant pas un énervement.

Je crois que j’aurais préféré sans la dernière phrase la fin ‘’ Je pleurais, je crois. J’étais en
retard. J’étais foutu. Jamais elle ne voudrait me revoir…’’. Je sais pas trop pourquoi, j’ai trouvé qu’elle distrayait de cette obsession sur la chemise pour ramener l’histoire à un drame sentimental et j’ai trouvé ça dommage.

J’imagine une adaptation de cette nouvelle en court métrage, avec le miroir qui a sa vie indépendante. C’est carrément un coup à devenir schizophrène ^^ Excellente nouvelle !

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 20/03/2014 23:10:37

Eh bien si quelqu'un est partant pour l'adapter en court-métrage, je serai curieuxde voir ce que ça peut donner ^^. Merci pour ce commentaire détaillé !