Le Temps des Rêves

Les quelques Etoiles qui s’affairaient aux alentours lui jetèrent un regard plein de compassion. La Reine savait être très sérieuse, mais pouvait aussi se montrer complètement inconsciente, ce qui ne facilitait pas la tâche de Senalee. Comment penser qu’une telle personne puisse être leur mère à toutes ?

Bien qu’elle ait l’apparence d’une jeune fille, ses yeux brillaient d’une lueur mystérieuse qui ne trompait pas qui savait s’y entendre. Il était évident que la mère Etoile avait vécu (bien) plus d’années que personne ne pourrait l’imaginer. Elle-même ne devait plus connaître son âge. La plupart des Etoiles pensait que les crises enfantines de leur mère étaient dues à son âge avancé. Mais Senalee avait vite compris que cette folie juvénile n’était pour la Reine qu’une manière détournée d’accéder à la réalisation de ses caprices. Senalee était convaincue que, parfois, la Reine jouait avec son corps fragile dans le seul but de se divertir aux dépends de ses enfants.

La jeune Etoile n’eut aucun mal à rattraper la Reine qui se trouvait dans un couloir que peu de leurs semblables connaissaient. Les Etoiles ne vivaient pas sur les terres de Codée mais dans les cieux de l’Île. De là, elles veillaient sur les Codéinois. Et pour leur rendre visite, elles utilisaient des portes de transfert, qu’elles avaient créées. Il s’agissait de grandes tapisseries sur lesquelles étaient représentés les lieux les plus importants de Codée, les destinations des voyages. Chacune des tentures avait été réalisées en double. Les originaux étaient exposés dans le grand hall et permettaient à toutes d’aller et venir sur l’Île, leurs répliques se trouvant dans ce couloir, que seules la mère Etoile et ses proches utilisaient.

— Ma Reine ! s’exclama Senalee, c’est impossible !
— Impossible ? répéta la souveraine.
— Impossible !
— Mmm…
La mère Etoile fit semblant de réfléchir.
— Impossible est un mot qui ne s’applique pas à moi, déclara-t-elle finalement.
Elle sauta de son trône avec souplesse, malgré les nombreux centimètres qui séparaient ses petits pieds du sol. Elle pouvait bien être aussi vieille que le Monde, son corps était resté celui d’une jeune fille de dix ans à peine.
— Je suis la Reine, je fais ce que bon me semble, et toi, tu te plies à mes caprices !
Senalee voulut retenir sa souveraine mais il était trop tard : elle avait déjà disparu.
— Ça ne va pas se passer comme ça, grogna la jeune Etoile à voix basse. Majesté ! Attendez !
Senalee jura avant de s’élancer à la poursuite de sa supérieure.

Elle n’eut aucun mal à rattraper la Reine, et elles entrèrent ensemble dans la salle des Portes. Comme à chaque fois, Senalee eut le souffle coupé par la majesté du spectacle qui s’offrait à elle : de grandes tapisseries s’alignaient à perte de vue, chacune représentant avec un réalisme incroyable des lieux ou des paysages. La précision et la justesse des ouvrages étaient telles qu’on pensait être face à de simples fenêtres ouvrant sur d’autres horizons. En vérité, il s’agissait tout à fait de cela, puisque chaque tapisserie était une porte de transfert qui menait à l’endroit qu’elle représentait. C’était l’unique moyen que possédaient les Etoiles pour se rendre sur l’Île de Codée, et aider leurs protégés. Par prudence, quelques Etoiles uniquement avaient le pouvoir d’activer les portes, et la Reine surveillait attentivement leur utilisation.
Les deux Etoiles parcoururent les allées jusqu’à se trouver devant la tapisserie la plus utilisée de toutes, où figurait la salle de réception de l’Académie des Sciences de Corona, capitale du royaume de Nadane.
— Majesté, vous ne pouvez pas y aller ainsi ! s’exclama Senalee.
D’un mouvement rapide, elle se plaça devant la mère Etoile pour l’empêcher de partir à l’improviste.
— Bien sûr que si, persista l’autre avec entêtement. Il faut que j’y assiste !
— Mais pas sans prévenir, et pas sans une escorte ! Qui sait ce qu’il peut vous arriver là-bas ?
— Enfin Senalee ! Si j’annonce mon arrivée, les personnes qui souhaitent s’en prendre à moi auront tout le temps de se préparer ! Mieux vaut que ma visite soit inattendue. Et puis qui m’en voudrait ?
— Si vous les avertissez, ils auront le temps de mettre en place une protection efficace qui nous préviendra des mauvaises surprises !
— Je suis assez grande pour me défendre toute seule.
— Mais des gens sont là pour le faire !
La mère Etoile soupira.
— Si je n’y vais pas maintenant, je serai en retard…
— Pourquoi ne pas avoir décidé d’y aller avant alors ?
— Parce qu’avant, je ne savais pas !
Senalee observa la Reine. L’air obstiné qu’elle affichait accentuait l’illusion de sa jeunesse. Mais son regard, pétillant et mystérieux, ne trompait pas. La mère Etoile était apparue dans la Nuit des Temps. Elle avait vu ce monde grandir, elle veillait sur lui depuis sa naissance. Comment une personne si sage pouvait-elle refuser tout bon sens avec autant d’entêtement ? Cela échappait à la conseillère.
— Bien, la souveraine s’étira nonchalamment, on y va ?
Senalee voulut répondre, ouvrit la bouche pour le faire, puis soupira. C’était peine perdue.
— Par contre, je n’ai plus l’habitude des Portes, grommela la mère Etoile, cela fait longtemps que je n’ai pas voyagé…
— Plus de trois cents ans, Majesté ! La dernière fois c’était pour l’alliance des Dragons Bleus…
— Oh ! s’exclama la Reine, enthousiaste. Si longtemps que cela ?
Comme si elle ne s’en souvenait pas ! pensa Senalee. Sa colère augmenta lorsqu’elle vit son interlocutrice réprimer un sourire.
— C’est facile à retenir, c’était la veille de la naissance de la Reine des Elfes, Wensaïlie Mandaniel… la Princesse… Wen, se rattrapa Senalee, comme corrigée par l’intéressée.
La jeune Etoile avait eu le privilège de rencontrer la Princesse une fois, et elle se souvenait très bien des premiers mots que lui avait adressés l’Elfe : ne pas l’appeler Reine, et ne pas prononcer son prénom complet. La conseillère n’avait pas cherché à savoir pourquoi, la Princesse savait se montrer suffisamment convaincante pour qu’on lui obéisse sans discuter.
— C’est vrai, convint la mère Etoile.
Son regard était perdu dans le vague. Senalee soupira encore puis tendit son bras vers la tapisserie. Elle ferma les yeux, laissa un calme paisible l’envahir, et activa la porte de transfert.
— Je te remercie de ta sollicitude, la taquina la Reine avant de passer la Porte.
— Je vous en prie, soupira Senalee.

La yiolà était bondée, mais l’ambiance était plutôt morose. Comme trop souvent depuis trop longtemps, pensa Wen. Depuis la fin des Grandes Guerres, depuis qu’ils avaient vaincu l’Ennemi avec l’aide des pays de la seconde Ligue des Dragons Bleus, le palais de Lucialës avait rarement vu de grandes et joyeuses fêtes. La Princesse se sentit nostalgique. La guerre avait éclaté tant d’années auparavant, et s’était achevée depuis de si nombreuses décennies que, même pour un Elfe, ce temps semblait lointain. Pourtant l’ombre ne passait pas