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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 24/02/2017 15:50:32

Eleos était une île et un royaume prospère.
Ses habitants étaient grands et blancs de peau.
Nous étions robustes et sages.
Après quatre millénaires les Dieux décidèrent de nous éradiquer.
Des êtres sortirent de l'eau et massacrèrent mon peuple.
Le fer et le feu se répandirent comme le sang.
Ceux qui vivaient encore se réfugièrent dans la montagne.
L'Astrée trompa l'océan et il n'y eut plus de lumière.
Ce fut la Grande Nuit.
Un torrent s'éleva sur la montagne.
Les eaux crurent et éloignèrent mes frères.
Le Déluge emporta tout.
Le Néant avala les Enfers puis Eleos.
Il ne reste rien de ce royaume.
Eleos erre dans la voûte céleste.



Comme vous vous en doutez certainement, il s'agit là de la traduction intégrale des tablettes dont il est question depuis le début de ce catalecte. Mais, à votre surprise et, surtout, à votre grande déception, je me dois de vous avouer que j'ai menti. J'ai menti sur tant de choses et depuis si longtemps que le principe de vérité m'est aujourd'hui inconnu. Je ne saurais vous dire si ce que j'écris en ce moment tient du véritable ou du fantasme de mon imagination désœuvrée. Pour tenter de parler vrai, je me dois de vous questionner. Qu'y a-t-il dans notre monde qui soit incontestablement faux ou faussement véritable ? Peu de choses, en effet. La vérité est une question de point de vue car chacun vit, observe et comprend à sa manière propre. Ainsi il n'y a d'expérience commune que les ressemblances que nous constatons dans un corpus large et disparate, dans un réseau d'histoires, d'aléas et de survivances mémorielles. Ça et les sciences « dures », il faut l'admettre. Rares sont les éléments faux par excellence, ces éléments qui tiennent souvent d'un esprit déluré et à contre-courant de l'évidence. Ceux-là sont dangereux pour l'esprit et la société humaine. Négationnistes, révisionnistes, complotistes… Quant au faussement véritable, il est le plus courant « mensonge » auquel nous sommes confrontés. Il est évident que, si nous faisons l'expérience personnelle d'un fait, enregistrée sous tous ses critères de vérité propre en notre conscience, nous avons de la peine à croire en l'expérience d'une autre personne sur ce même fait. C'est là qu'interviennent l'opinion et le mentir vrai que mon discours évitera. Opposer deux expériences peut mener à leur enrichissement ou leur simple perte. De même que notre esprit s'impose à nous et nous évite souvent la culpabilité et le remord -car, pour votre conscience, votre cerveau vous oblige à vous justifier de vos actes de manière à ce que vous ne soyez jamais en tort-, il ne peut plus ou moins supporter qu'une entité étrangère s'oppose à lui et donc à vous.
Loin de l'ambition véreuse de vous manipuler pour une finalité sans intérêt ni gain de quelque sorte, je vous ai donc menti. J'ai tissé une longue toile de mots et de curiosités pour vous y enfermer. J'ai noué une corde autour de vos bras, vos jambes et votre cou, et cela dans le seul but de me donner un renfort de crédibilité. Vous dire l'entière vérité dès les premières pages m'eut valu auprès de vous la renommée d'un charlatan, d'un fou à lier, d'un de ces êtres délirants et délurés qui témoignent d'une rencontre du troisième type. Alors, pour ne pas paraître ainsi, j'ai préféré m'entraver sous la même toile, la même corde que vous. Voici donc ce qu'on appelle en intrigue le « dénouement », ou -pour les plus lettrés d'entre vous- les nuits de Pénélope, le coup d'épée d'Alexandre, l'apocalypse.

Quelques jours après la publication de mon premier article Eleos Olt Wahla -lequel a suscité l'intérêt et le scandale dont vous vous souvenez très certainement- je m'aperçus être suivi nuit et jour par une ombre mystérieuse. Discrète, elle glissait sur les pavés, à une distance suffisante pour pouvoir m'observer sans toutefois risquer de me perdre. Malgré les coups d’œil furtifs que je lançais dans mon dos, je n'arrivais jamais à saisir son apparence exacte. Je ne sentais que sa mystique présence et tout autour de moi, toutes les sensations, les sons, les formes, les couleurs, les odeurs, tout se fanait en un cocon flétris de chair et d'obscurité. Elle flottait dans le vent, drapée de noir et de blanc, et semblait pourtant si lourde, si pesante, que cela lui donnait l'allure d'un spectre ancien et terrifiant. Le sentiment d'oppression que m'inspirait l'ombre me poursuivait jusque chez moi. Les murs semblaient plus exigus, la lumière mourait en tâches blafardes et humides, et les silences qui auparavant m'apaisaient devenaient à leur tour témoins d'une inquiétante présence. Je ne dormis bientôt plus, impossible de tout mouvement et de tout repos. Mes notes sur les tablettes du British Museum jonchaient le bureau et le sol, répandues comme une flaque de café. Il m'arrivait de penser qu'un jour elles se fonderaient avec le parquet et que je n'arriverais plus à les en décoller. Elles seraient alors perdues à jamais, figées, gâchées par mon incompétence. On m'aurait demandé alors ce qu'il en était de mes recherches et je n'aurais eu de réponse à donner que l'accablante vérité : l'échec. Un jour plus lointain encore, j'aurais passé mon temps, rendu l'âme et l'appartement, et le locataire suivant aurait posé un bureau exactement là où se trouvait le mien, ou un lit, si bien que tous les jours il aurait eu les pieds confortablement mis sur le récif qui m'avait brisé. On aurait tout oublié de moi, brûlé mes livres et mes mémoires, et Eleos aurait été une de ces vieilles mèches encore fumantes sur lesquelles on souffle pour en chasser les vapeurs.
Ce fut un de ces soirs de léthargie que je le vis vraiment pour la première fois. J'étais inerte sur le lit, dans une dimension proche de l'hallucination et de l'ivresse -sans que je n'eusse pris quoi que ce fut pour en provoquer les effets-, à compter les taches sur mon plafond comme un enfant sous le ciel étoilé. Ce furent d'abord des pas dans le couloir, des bruits d'étoffes qui murmurent dans leur balancement et le silence pesant des portes muettes. Quelques coups de phalange tintèrent dans l'appartement. Rien. Pétrifié plus que jamais, je souhaitai être mort. Si j'avais été en état de m'enfuir, je l'aurais fait sans hésiter. J'aurais sauté même du quatrième étage, abandonné tous mes biens et couru jusqu'à en mourir d'épuisement, sans me retourner, sans oser le moindre regard. Des coups, encore, et cette voix que je ne peux oublier, si on peut la qualifier de voix. « Je sais que vous êtes là. Ouvrez. » Impuissant face à mon destin et ridiculement réduit à néant sur le matelas, je gémis, grognai, pestai, étouffai mes pleurs sous la paume des mains. Le silence se fit de nouveau, je regagnai peu à peu mon calme lorsque, tournant la tête une ultime fois vers l'entrée, je le vis. Il apparut sans le moindre bruit, sans avoir ouvert la porte. Il était passé au travers. Son apparence chaotique grandissait à mesure qu'il s'approchait de moi. La mort me saisit de toute part, l'effroi grandit et me submergea quand il se déganta et tendit ses mains d'albâtre sur mon front. Une seule de ses paumes aurait suffit à recouvrir la quasi totalité de mon visage et à l'écraser d'une simple pression, au lieu de quoi il les laissa en suspend au dessus de mes yeux. Il psalmodiait des mots qui m'étaient étrangers mais dont les sonorités me semblaient toutefois familières.

« Me eleosari tedeo
Me te kage spereishaf hilai
Me te spür natai ed mujto gehaoi »

Quand il eut fini de prononcer ces mots, ma léthargie céda à un bien-être que je n'avais jusqu'alors jamais éprouvé. Toute crainte disparut, comme aspirée dans un siphon de lumière, je retrouvai enfin le plein contrôle de mes sens. Il vint s'asseoir près de mon bureau, ramassa les feuillets épars de mes recherches infructueuses et en lut le contenu sans broncher pendant que je me relevais, pris entre ma soudaine poussée d'énergie et l'inquiétude persistante. Quelque chose de mystique se dégageait de mon nouveau colocataire. Une aura invisible qu'on ne perçoit qu'avec l'instinct, la sensation d'un danger, d'une présence hors du commun, supérieure, royale, divine. Le teint éburné de ses mains n'était pas le seul point de son apparence à m'intriguer car, étant assis face à moi, il me dépassait d'au moins une tête, sans même se tenir correctement droit. J'osai m'approcher lorsqu'il parla de nouveau. « Surprenant… quelques-unes de vos pistes sont bonnes. Mais vous n'arriverez à rien en travaillant ainsi. Vous serez mort avant d'avoir achevé quoi que ce soit. » Je ne sus que répondre. Finalement, le mal que je me donnais n'était pas vain. Il y avait un espoir à mon travail et au temps que j'y consacrai. Un rictus me parcourait les joues quand je vis entre ces mains une flamme emporter mes notes et les anéantir à jamais -et avec elles mon rictus-. De nouveau, je me sentis décontenancé, si proche de la ruine qu'abandonner me semblait le plus digne des choix à entreprendre. Plusieurs semaines de travail envolées, et quoi maintenant ? Ma propre vie ? Dans ce même feu, ces mêmes mains qui m'avaient sauvé ? Je n'y comprenais rien.

- Mais qu'avez-vous fait? Vous venez de dire que j'étais sur la bonne voie !
- En effet, c'est ce que j'ai dit. Mais j'ai ajouté que vous n'arriverez à rien en travaillant de cette manière. Votre premier article était remarquable et vous l'auriez traîné dans la boue avec le suivant. Certes, vos pistes étaient fondées, mais toutefois vous ne seriez jamais parvenu au bout de vos recherches tant la grandeur et la richesse d'Eleos vous dépassent. Vous n'auriez fait que frôler sa magnificence en toute une vie d'études et de questions en suspend. Ce que je vous propose est simple. Je vous aide à finir vos recherches, je vous dis tout ce que je sais à propos d'Eleos, en échange de quoi vous me rendez un service dont nous discuterons plus tard.

Au moment de finir, il dirigea son regard vers moi. Seul brillait un iris vert clair, celui de son œil gauche, chargé d'une force vivace et de la sagesse de mille ans d'existence. Il déchirait mes vêtements, traversait mes os, auscultait mon âme et mes souvenirs. Cloué sur mes jambes et pris d'une peur indomptable, il profita de l'instant pour se lever et déployer toute son éclatante grandeur. Avoisinant les deux mètres trente de haut, son crâne n'était pas loin de toucher le plafond. L'énorme étoffe qu'il portait -une sorte de toge antique dont la couleur s'était éventée depuis des siècles- lui donnait l'ampleur de ces gouffres gigantesques qui nous aspirent et nous recrachent en petits lambeaux informes. Avais-je affaire à un homme ou un monstre ? Je l'ignorais encore. Quoi que j'eus devant moi à ce moment, il savait plus de choses que je n'en saurai jamais sur Eleos et toutes mes notes étaient pulvérisées. J’acquiesçai d'un hochement de tête. « Bien. Prenez de quoi noter. Nous allons en avoir pour un moment. Je vous dirai tout ce que je sais. Depuis sa création jusqu'à sa perte, sa langue, sa culture, ses habitants, tout. »

Trois semaines furent nécessaires à rassembler toute la mémoire de ce monde entre ces pages. Alors que les jours passaient au bout de ma plume et les nuits au fond de mon lit, Melof -c'est ainsi qu'il se nommait- ne mangeait et ne dormait guère. Lorsque je me reposais, il sortait et ne revenait qu'à l'aurore. Je lui posai de nombreuses questions, cogitées pendant mon sommeil, sur ce dont nous avions parlé la veille et nous apprêtions à parler le jour même. Il me parla d'astronomie, de physique, de botanique, de toutes ces sciences dont je savais si peu. Seule la linguistique lui fit défaut car j'en savais autant que lui sur ce sujet.
Voilà tout, chers lecteurs, du mensonge que j'ai bâti. Il reste encore beaucoup de choses à dire sur Melof et Eleos, des informations que je vous livrerai au moment opportun. Tout ce que vous avez lu (hors Eleos Olt Wahla) et allez lire n'est pas le fruit des travaux d'un chercheur, mais ceux d'un humble copiste. Je n'ai jamais pu traduire les tablettes ni déchiffrer la langue éléenne. Melof me l'a soufflé à l'oreille. Une grande partie de ces mots et de ces croquis en vos mains sont les siens. Je ne suis qu'un passeur, un média entre ce qui fut et ce qui sera dans vos pensées après cette lecture.

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 07/03/2017 18:02:42

Salut !

J'ai enfin pris le temps de lire tes eleos machin chose^^
J'aime bien les enjeux de l'histoire, le thème de l'imposture, le regard centré sur la linguistique, la civilsation oubliée, le mystérieux personnage : bref, je trouve que tu as de bonnes idées. Et je suis allé au bout de ma lecture, donc c'est déjà un minimum efficace (merci quand même au mode lecture qui a rendu tes pavés un peu plus accessibles^^).

Pour le premier texte, je suis d'accord avec ce qu'a dit Zinzolin, notamment une certaine confusion dans le raisonnement qui contraste un peu avec le personnage censé avoir un esprit scientifique.
Je trouve que les rares passages de discours manquent de naturel, y compris le discours indirect libre.
Par exemple
"- Mais qu'avez-vous fait? Vous venez de dire que j'étais sur la bonne voie !
- En effet, c'est ce que j'ai dit. Mais j'ai ajouté que vous n'arriverez à rien en travaillant de cette manière. "


Peut être que quelque chose de plus oral conviendrait mieux, comme "Arêtez !" "Qu'est-ce que vous faites ?" plutôt que "mais qu'avez-vous fait ?" qui fait un peu réplique hyperdramatique de théâtre. "Vous venez de dire que" ne me paraît pas très oral non plus... Peut-être quelque chose comme "Je croyais que j'étais sur la bonne voie !" ou juste "vous disiez que" ? Bref, je pense que tu peux creuser de ce côté là.

Plusieurs semaines de travail envolées, et quoi maintenant ? Ma propre vie ? Dans ce même feu, ces mêmes mains qui m'avaient sauvé ? Je n'y comprenais rien.


--> Pareil, j'ai trouvé ça un peu trop dramatique.

En général, je pense que tout en gardant un niveau de langage soutenu et une petite distance ironique tout à fait appréciable, le style pourrait faire un peu moins de détour. Ton linguiste a un petit côté ronflant qui est sympa mais quand il en fait trop on s'ennuie je trouve.

Voilà voilà, en tout cas c'est un beau challenge ! J'ai quelquefois été un peu perdu dans les digressions linguistiques mais c'est sympa de découvrir un peu de vocabulaire technique.

Au plaisir !

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 08/03/2017 23:05:47

Merci beaucoup pour ton message !

En effet j'ai encore beaucoup de mal à écrire les dialogues, surtout de me détacher de l'écrit pour trouver des tournures plus naturelles. Je vais tâcher de m'améliorer, d'autant que les dialogues sont importants dans les récits (n'avoir que du récit c'est plombant...).

J'espère que la suite te plaira Clin d'oeil