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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 12/04/2016 08:11:57

Je découvris Eleos un matin de l'année 2014, entre le département des arts et celui des littératures francophones à la Bibliothèque Universitaire, plus précisément au numéro 409 de l'étagère des langues. La Bibliothèque était pour tout littéraire et linguiste, même le plus ignorant, une cité d'or intarissable. Malgré son plafond qui devait avoisiner les deux mètres cinquante – ce qui rendait l'endroit fortement propice à la claustrophobie – la salle principale de l'entre-sol, réservé à la littérature, s'étendait à la manière d'un gigantesque « C » aux fenêtres multiples pointées sur la rue et une sorte d'atrium. Les étagères, que d'un point de vue purement sémantique je pourrais appeler « bibliothèques », dressaient un dédale d'espaces et de possibilités incommensurable. Une vie entière consacrée à le parcourir ne suffirait qu'à en traverser la moitié, sans la garantie de ne jamais s'y égarer. Les fenêtres, dès la tombée de la nuit, agissaient comme des miroirs que la lumière avait dissimulés et reflétaient parfaitement, au détail près d'un angle de perspective légèrement décalé, les allées et impasses que composaient les bibliothèques. De plus, chacune de ces bibliothèques constituait un lieu possible d'égarement pour qui n'était pas suffisamment préparé. Il arrivait même que certains adeptes en exploration de ce genre se perdissent dans la pluralité des frontières qui fluctuaient plus ou moins entre notre monde et celui qu'ils avaient devant eux. Chaque étagère avait entre cinq et six paliers disposés de manière symétrique à l'avant et à l'arrière (si l'on peut parler d'un avant et d'un arrière à propos d'une bibliothèque). Dans une constance étrangement variable, des étiquettes présentaient selon un domaine d'étude ou une collection (ce que l'on peut déjà trouver contradictoire dans la classification) les différents paliers. Et, dans une variabilité plus perverse, chaque palier comptait un nombre jamais identique d'ouvrages numérotés d'une volonté totalement arbitraire, donc inexplicable, qui s'accroissait un jour et régressait un autre, toujours dans la plus imprévisible motivation.
Ma découverte fut quasi-instinctive. Plus je pense aux probables mécanismes qui m'y ont mené, plus je me persuade que rien n'y a vraiment participé et que tout est le fruit d'une rencontre fortuite. Il y avait certes le fameux numéro 409, mais je dois mes premières lectures de cet ouvrage à un autre, quelque peu voisin de ce dernier. Pour plus de clarté, je vous en donne la référence exacte : 801.92 ETRA. Je fus tout d'abord conquis par la quatrième de couverture, que je lus sans retenue comme on dévore un bon polar, et cela me mena à quelques pas de distance, exactement à six bibliothèques vers la droite, soit trente-six paliers (que l'on multiplie par deux), soit un nombre de livres largement supérieur à ma culture de lettré initié linguiste. Ce que je lus de prime abord n'entretint pas immédiatement la pensée de cette découverte, car la première fois que je le consultai, je n'étais encore pas assez averti de toute la science dont il y était question. Il me fallut attendre quelques années et de nombreuses rencontres pour enfin parvenir au seuil de ce qui allait certainement couronner mes travaux de tout le mérite que je leur souhaitais.
Eleos ne figurait (et ne figure encore) dans aucun ouvrage que présentait la Bibliothèque. Nulle trace de son existence ne se retrouvait explicitement entre les myriades de pages alentours, mais une poignée de livres, comme piochés au hasard ou dans un but autre que la recherche d'Eleos, témoignaient indirectement de sa genèse. La première chose qui m'apparut de ce monde complexe fut sa langue, du moins les premières bribes et hésitations de ce qui a été nommé « éléen ». J'appris que cette langue, antérieure à tout ce que les sciences avaient découvert à ce jour, avait la structure grammaticale agglutinante des langues d'Extrême-Orient et un vocable très similaires aux langues indo-européennes. Certains de ces mots, au gré des emprunts et modifications subis sur plusieurs siècles, se retrouvaient de manière relativement transparente dans nos langues actuelles. Et malgré ces inspirations, bien que, pour ma part, je pense la langue éléenne à l'origine des branches agglutinante et indo-européenne, aucun système d'écriture n'avait été élaboré pour veiller à sa pérennité. Cela peut paraître étrange au moins initiés, ce qui fut mon cas. Je fus surpris, à l'époque, d'apprendre que bon nombre de langues n'étaient que des outils oraux, l'écriture rendue impossible par les aléas naturels des régions dont elles viennent, souvent d'Afrique sub-saharienne. La langue existait, du moins elle avait existé, puisqu'un peuple l'avait parlée et s'était développé grâce à elle. Mais aujourd'hui, tout ce que ce peuple avait bâti de plus grandiose était caché sous les traits grossiers de ses progénitures.
Platon, ayant esquissé un vague portrait (l'un des seuls que nous ayons) de ce qu'aurait pu être Eleos dans ses Timée et Critias, me poussa à penser que la Grèce antique aurait pu avoir quelque lien avec elle, outre des ressemblances linguistiques, très certainement une proximité géographique ou un mythe transmis de génération en génération. Pléthore d'hypothèses m'assaillirent soudain, et plus je m'efforçais d'en trouver la solution, plus je voyais s'éloigner les preuves de la véritable existence de ce monde perdu. Tout d'abord, une proximité géographique était peu probable, puisque aucune carte ni aucun récit d'historien de l'époque ne mentionnaient son emplacement exact. Les grecs avaient parcouru le monde du bassin méditerranéen au fleuve Indus sous l'hégémonie d'Alexandre, ce qui obligeait Eleos de se trouver soit en Afrique, soit Europe, soit en Asie, sinon à la conjoncture de deux d'entre elles. Mais rien en Inde, en Chine, en Babylone ou en Egypte, qui comptent parmi les civilisations les plus anciennes de notre monde, ne laissait émerger le moindre indice. Seules étaient les subsistances de la langue, peu à peu évacuée et fragmentée, qui témoignaient secrètement qu'Eleos ait un jour existé. Ma réflexion me fit me perdre à un point que j'en vins à douter de son existence. Comment un tel peuple dont la langue a traversé les âges et engendré deux des plus grandes familles de langues parlées dans le monde a-t-il pu échapper aux yeux des civilisations antiques ? Deux réponses me vinrent à l'esprit : Eleos était sur un autre continent, ce qui venait complexifier les liens avec l'indo-européen, sinon elle était antérieure à tous les peuples cités et serait ensuite, après sa disparition, devenue un mythe plus ou moins commun à certaines cultures. Je pensais notamment, peut-être dans un élan d'humour désespéré, au mythe des races métalliques raconté par Hésiode dans Les travaux et les Jours. Rien d'autre ne vint m'éclaircir dans mes recherches à propos de son emplacement. C'était un territoire flou qui aurait très bien pu ne pas exister, une œuvre de fiction plaisante à Berkelay ou un canular éhonté, et pourtant la linguistique prouvait que j'aurais eu tort d'enterrer mes investigations.
Un ami de longue date, féru d'histoire et d'ethnologie, me parla un soir de tablettes gravées que l'on avait retrouvées au fond de la Méditerranée - ou fut-ce la Mer Ionienne - entre le Péloponnèse et la Sicile. Ces tablettes, bien qu'on y trouva des inscriptions d'un alphabet qui avoisinait celui du grec, ne correspondaient nullement à du grec. Les quelques rares mots que l'on aurait pu rattacher au lexique hellénique avaient quelques phonèmes de retranchés ou d'ajoutés. Rien de tout ce que la paléographie avait assemblé jusqu'alors ne s'était révélé suffisant à comprendre ces inscriptions. Mais je savais. Je savais que je tenais là les preuves de mon Eleos. Restait seulement à consulter les-dites tablettes et de les déchiffrer à la manière d'un Champollion moderne. Je trouvai sur internet quelques photographies de qualité médiocre. Aucune d'elles ne laissait clairement apparaître les caractères gravés, même après avoir tenté moi-même de jouer sur les couleurs et les contrastes ou de grossir l'image le plus qu'il était possible. Je décidai donc d'aller les consulter là où on avait jugé bon de les exposer : le British Museum de Londres.
Les galeries consacrées à la Grèce classique étaient dans le département des civilisations antiques, juxtaposées au Proche Orient ancien et à l'Egypte, que je parcourus en guise de mise en bouche. Tant de trésors me fascinaient dans mon incompréhension de profane. J'eus soudain la crainte de voir cette fascination s'étendre sur les tablettes qui m'avaient mené ici et me plonger dans la même impasse. Ce fut en effet le cas pendant plus de trois jours. Je restai assis de l'ouverture à la fermeture du musée, les yeux rivés sur les tablettes, incapable de deviner ce qui avait pu pousser un homme plus de deux millénaires auparavant à détourner les codes d'écriture de son peuple. Était-ce l’œuvre d'un alphabétisé partiel ? Celle d'un barbare ou d'un métèque ? Pourquoi, et surtout comment, avait-on retranscrit une langue avec des caractères qui ne lui appartenaient pas, et ce de manière aussi maladroite ? Pour vous donner un exemple, les Ψ étaient décomposés en ΠΣ, et les Χ avaient laissé place à une recrudescence de Κ. La lettre latine W apparaissait dès la première ligne que voici : « ΕΛΕΟΣΩΛΤWΑΛΑ », ce qui anéantissait mes thèses sur l'ancienneté d'Eleos. Toutes les langues s'y mélangeaient, classiques et modernes, de sorte que je ne savais plus quel son attribuer aux lettres ni quel sens aux mots. Étaient-ce seulement des caractères grecs ? Ou ceux d'Eleos ? A mesure de retourner ces questions dans mon esprit, j'en vins à résoudre une partie de l'énigme : il ne s'agissait d'aucune langue. Je souris bêtement devant cette évidence qui me fit comprendre en un fragment de seconde le démembrement des Ψ et l'extinction des Χ. Les mots n'étaient pas des mots mais des séquences, et les lettres des phonèmes, dans une articulation volontairement biunivoque. Je soupçonnai le soi disant W latin comme étant deux Y rattachés, afin de rendre compte d'un allongement de la vocale, et dont les barres inférieures s'étaient érodées. Je notai alors l'ensemble des tablettes, d'abord selon les caractères utilisés, puis en API.
Deux jours après celui-ci, je me trouvai de nouveau dans la Bibliothèque, muni de mon 409 et autres livres de la sorte, et cherchai dans tous les corpus linguistiques disponibles des similitudes avec les séquences que j'avais notées à Londres. Certaines furent élucidées rapidement, d'autres nécessitèrent à elles seules plusieurs jours de recherches, où ne furent jamais découvertes. Le « h » eugraphique me demanda plus d'efforts que je ne l'aurais pensé, de même pour le voisement ou le dévoisement diachronique de la plupart des consonnes. La grammaire employée était aussi un cas d'étude fabuleux, croisant les règles verbales allemandes avec les épithètes anglais. Je la trouvais, sous de nombreux aspects, plus abordable et compréhensible que la nôtre, et me surpris à penser avec cette structure de raisonnement. Je vins bientôt à bout de ces tablettes et de ce qu'il en retournait. Il s'agissait du récit de la disparition de ce Doggerland ionien, fort semblable à celui qui avait frappé Deucalion et Ogypès : [ameinoseiva/ɜdmetɜlfɜivajɜiseiva/dilfamevuuledrahai//], soit : « Les eaux crurent et éloignèrent mes frères. Le Déluge emporta tout. ».
A ce jour, aucun autre vestige de cette cité perdue n'a été retrouvé. Les tablettes ne stipulent pas son emplacement, et quand bien même nous le saurions, nous n'aurions aucun moyen d'explorer les fonds marins. Ces deux blocs de pierre sont tout ce qu'il nous reste de ce peuple sûrement plus ancien qu'Obeïd, disséminés, insufflés dans une grande partie des langues de l'hémisphère nord. Sans qu'on y eut prêté attention, ce vieux monde Eleos nous inspira les plus grands mythes de notre Histoire ainsi que les plus méconnus, ceux qui font partie aujourd'hui de la conscience collective et ceux enterrés au fond d'un tiroir. C'est le mécanisme indescriptible de la créativité, la source lointaine de nos aspirations au rêve et à l'ailleurs, la preuve que notre monde est une pluralité d'imaginaires plus ou moins collectifs, réalisés ou engloutis à jamais.

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 19/08/2016 20:33:43

argh... Tu ne veux pas reposter la même chose avec des sauts de ligne entre les paragraphes et des alinéas (insérable via l'icône la plus à gauche, à côté de image) ^^ ?

Avatar de Zinzolin Zinzolin Mode Lecture - Citer - 08/09/2016 09:30:22

Alors... Il y a un côté Borgès dans ce texte que je salue sincèrement pour la performance même si je n'ai jamais beaucoup accroché à cet auteur. Je trouve que la sinuosité de la progression est assez bien maîtrisée et nous emmène sans heurt à la fin.

Si je peux faire quelques remarques pêle-mêle :
- Fais attention globalement à la concordance des temps tout au long du texte qui est assez fluctuante (et à certaines fautes d'étourderie que je n'ai pas toutes relevées mais par exemple : "bien qu'on trouva" au lieu de "trouvât" ). Parfois, cela ne touche qu'à la grammaire et ce n'est pas très important mais dans certains cas, cela rend le récit un peu flou parce qu'on ne sait plus si on est dans le moment de la découverte et des recherches ou dans le moment de la narration où l'énigme est déjà résolue.
- Le premier paragraphe me semble pouvoir être plus rationalisé dans l'ordre d'apparition des idées. Notamment l'idée qu'on peut s'égarer facilement revient plusieurs fois alors que je pensais qu'on était passé à autre chose.
- Certaines interrogations et certains arguments du narrateur ne m'ont pas entièrement convaincue : pour moi il n'y a rien de très étonnant à ce qu'un peuple qui n'a pas d'écriture adopte et adapte celle d'un autre peuple. Je ne comprends pas trop le saut de "Platon en parle dans deux dialogues" à "sous Alexandre, les Grecs se trouvaient dans tout le bassin méditerranéen" pour circonscrire les recherches du narrateur, d'autant plus qu'on parle d'une civilisation très ancienne apparemment.
- Enfin, même si j'aime beaucoup le message de fin, je trouve que le narrateur y saute un peu vite dans la mesure où il ne nous a parlé que de linguistique et d'un déluge qui rappelle à la fois Noé et l'Atlantide. J'aurais aimé plus de réflexion sur la civilisation avant d'en arriver à la conclusion que cette civilisation perdue était à la base de tous nos mythes.

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 06/01/2017 23:33:07

Je vais tâcher de faire attention aux sauts de lignes ! Merci de faire la remarque.

Zinzolin merci beaucoup pour ce commentaire. En effet j'ai du mal à discerner certains temps, d'autant qu'ils ont la même identité phonique… Si les arguments ne t'ont pas entièrement convaincue, c'est que tu ne te laisse pas avoir si facilement, et c'est une bonne chose ! Je ne vais pas te spoiler, mais tu découvriras par toi même en quoi consiste ce premier « article » et pourquoi il te dérange autant. Il en va de même sur la réflexion sur la civilisation que tu trouves latente. Tu as entièrement raison, mais ce texte n'est que le premier d'une longue série, d'autant que je l'ai volontairement réduit à un flou d'idées incomplètes.
Par contre je n'ai pas d'excuse pour l'ordonnance des arguments ! Je vais retravailler tout ça !