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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Brumepin Brumepin Mode Lecture - Citer - 07/08/2014 20:21:55

« Estoy en tu libro »1
Je n'ai pas compris ce que cela signifiait. Elle m'avait balancé ces mots avant de monter dans le train en désignant « L'adieu aux armes » d'Hemingway, comme un cadeau que l'on jette depuis le pont d'un paquebot avant de partir. Le roman était rangé parmi d'autres livres dans une pochette de ma besace. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me dise « Au revoir » de cette manière. Elle avait décidé de me quitter avec un mystère.
Pourquoi Hemingway ? Il y avait plein d'autres auteurs dans cette pochette. Elle aurait pu choisir Gide, Prévert ou Chedid. Mais non, elle avait choisi Ernest... au hasard. Mora ne parlait pas un seul mot de français. Je n'ai pas eu le temps de lui demander. Pourquoi Hemingway ? Le train s'en allait déjà.
Elle partait pour Helsinki, et moi pour Porto. C'en était ainsi fait de notre histoire. Nous ne devions plus nous revoir. C'est ce que nous avons cru quand la porte d'acier du train s'est glissée entre nous deux pour entamer sa marche vers le nord... Et comme le soleil commençait à se lever sur la Castille, cet au-revoir avait l'allure des histoires qui ne faisaient que commencer ; une aube que nous avions confondue avec un crépuscule.

« Cada memoria enamorada guarda sus magdalenas »2
Le poème qu'elle m'avait déclamé, commençait comme ça. Elle avait choisi l'intimité d'une chambre d'hôtel bruxelloise pour me le lire. Elle portait une robe noire qui se tintait d'éclats rouges dès qu'elle s'approchait de la lampe de chevet. Le texte avait une majesté qui épousait le timbre de sa voix et les boucles de ses cheveux roux. Ils coulaient tel un fleuve entre ses lèvres. C'était une friandise sonore, écrite dans un pays d'outre-rêve.
Quand elle eut fini, elle retira sa robe. Son seul vêtement. Alors, son corps parla. Les tangos de Buenos Aires brûlaient dans ses yeux, les eaux du Nil s'abandonnaient dans le creux de sa bouche. Ses reins abritaient Paris et ses omoplates, la cordillère.
De son allure fière, elle s'avança devant moi. Mora avait deux seins qui laissaient imaginer de fraîches collines dans le creux qu'ils formaient sur son buste. Elle les abattit lentement sur moi, et une fois que notre étreinte fut certaine ; nous démarrâmes un voyage loin des frontières, loin des distances, loin des hommes. C'était l'Inde sur une île de Micronésie. Les Etats-Unis réduit dans le duché de Luxembourg. La grande Russie comparable au Lesotho.
Je remodelais à ma guise les cartes géographiques au plus profond de sa peau. Je promenais ma main dans chaque creux, sur chaque membre, sur chaque forme pour y dessiner mes chemins de traverse, mes itinéraires d'évasion. C'était le monde entier à la fête. Un feu de joie en Antarctique.

« Y mia, sabelo alli donde estes »3
Notre histoire avait démarré après un concert de jazz. Nous avions déjà perdu beaucoup de temps. Très vite, nous nous rendîmes compte que nous avions vécu l'un près de l'autre durant une année sans jamais nous croiser. Il nous restait cinq jours à vivre dans la même ville. L'urgence se lisait sur nos fronts. Nos regards se désiraient et ils se jurèrent de passer ensemble ce peu de temps qu'il leur restait.
Cette histoire avait besoin d'élégance. Nous n'avons pas couché ensemble ce soir-là.
Le lendemain, notre promenade nous avait emmené dans quelques ruelles escarpées dont Salamanque avait le secret. Mora tint absolument à me faire découvrir la faculté de mathématique où elle attendait une bourse afin de préparer une thèse. Le bâtiment était situé en haut d'une falaise. Elle offrait une vue en plein sud à partir de laquelle il était possible de distinguer la pena de Francia.
Sur un petit muret, quelqu'un avait tagué ces mots.

« Venez jusqu'au bord.
Nous ne pouvons pas, nous avons peur.
Venez jusqu'au bord.
Nous ne pouvons pas, nous pourrions tomber.
Venez jusqu'au bord.
Et ils sont allés.
Et il les a poussés.
Et ils se sont envolés »4

Je me retournai vers Mora, elle attendait ma réaction. Ces vers, elle les connaissait déjà par coeur. Elle les lisait tous les jours en se rendant en cours. Alors je m'approchai de sa bouche pour lui répondre et elle me poussa sur ses lèvres. Nous nous envolâmes.

« Es el perfume del tabaco rubio »5
Elle ne fumait pas. Moi, oui. J'avais pris le pli de me griller quelques roulées dans ces fêtes improvisées qui parsemaient la ville tous les soirs. J'ai arrêté cette manie le lendemain de notre rencontre.
Si elle aimait les maths, moi c'était la littérature : L'entreprise des Indes, Les voyages de Gulliver, Candide et les autres. Je lui parlais de Budapest. Le Danube qui scinde la ville en deux et le pont d'un roi comme un trait d'union. Je lui parlais de Prague. La Vlata qui coule ses jours paisibles jusqu'en Bohême. Je lui parlais de Dublin. La Liffey sortie d'un pays exsangue, noire d'un black-out historique, mené de main de maître par la couronne d'Angleterre.
Je l'emmerdais. Elle m'aimait.
Elle cueillit une fleur de muguet et en prit une photographie, comme elle le faisait avec chaque plante qu'elle voyait. C'était utile pour sa thèse, paraît-il. Elle souhaitait appliquer aux sciences humaines une théorie déjà vérifiée maintes fois dans le monde vivant. Elle était convaincue qu'il était possible de prévoir avec précision les migrations humaines grâce à une série de matrices plus ou moins sophistiquées.
C'est alors que je me rendis compte qu'elle m'échappait totalement. Je ne pouvais pas croire à ce qu'elle disait. J'étais beaucoup trop attaché à l'irrationalité du voyage pour y accorder du crédit. Je n'admettais pas le fait que l'on puisse nous réduire dans une théorie mathématique, y compris l'histoire que nous vivions en ce moment précis. Cela n'avait pas de sens. Je lui ai dit que je n'y croyais pas à tous ces chiffres !
Elle m'inquiétait. Elle s'arrêta.
Un silence s'installa et la promenade n'en finissait pas. Je ne m'imaginais pas Phoenix park aussi grand ! Nous sommes allés jusqu'à la grande croix de métal blanc qui trône par dessus le plateau. Il s'agissait du seul endroit où aller dans cette lande de bosquets et de hautes herbes. Elle n'aimait pas les curés, et moi non plus d'ailleurs. Il fallait cependant reconnaître que ce crucifix appelait le visiteur. Du haut de la butte où on l'avait érigé, il était possible d'y contempler une vaste étendue où paissaient les cerfs de la présidence irlandaise. La contemplation de ce paysage nous fit oublier nos différends et nous plongea d'une rêverie paisible.
La pluie nous réveilla puis le vent nous sécha. Le temps était passé. Nous devions partir. Vite, je rangeais la fleur de muguet dans ce qu'il restait de mon sachet de tabac. Nous nous rendîmes jusqu'à O'connel Street devant la statue de James Joyce. Un bus nous y attendait en direction de Belfast.

« que me devuelve a tu espigada noche »6
Mora était belle. Belle comme une ruelle de Bruxelles, un jour d'automne. Un ciel vêtu de gris toisant avec douceur le mont des arts. Gracieuse comme une avenue de Londres, un soir d'hiver. Les lueurs orangées de la Tamise dans un tableau de Turner. Majestueuse comme une rue de Madrid, un matin d'été. Les ocres jaunes s'éveillant sous les rayons du soleil rouge des aurores.
Elle faisait la moue. Elle était déçue. Elle pensait que la ville était plus festive la nuit. Alors nous l'avons passée au bord du fleuve. Au détour d'un pont, une guitare, un accordéon et un pipeau avaient improvisé un concert folk, nous avons dansé jusque la minuit. Pour le reste de la soirée, il nous restait nos pieds pour errer parmi les boulevards et les grandes avenues.
C'est durant cette nuit-là que nous avons fait connaissance. Nos discussions n'avaient ni queue, ni tête. Elles prenaient parfois la candeur de deux inconnus qui se rencontrent : Tu as des frères et sœurs ? Un chien ? Non ? Un chat, alors... Ah, je vois tu n'aimes pas les animaux de compagnie. Et tes parents, ils sont divorcés ?
On en finissait pas de parler. Nous savions tous les deux que nous vivions nos derniers instants l'un à côté de l'autre. Au final, le fait que Paris était une ville chiante la nuit, nous convenait. Cela nous permettait vivre plus intensément la fin de cette histoire.
On s'était déshabillé pour une dernière fois. Avec des mots. Nous ne devions plus jamais nous revoir, alors nous avons fait comme s'il s'agissait du dernier jour de notre vie. Nous nous sommes tout raconté. Nous avons tout avoué. Du jour de notre naissance jusqu'à aujourd'hui. Mora fut digne de connaître mes pires souvenirs d'enfance, les coups bas que j'avais fait à mes frères, le caïd qui m'avait cassé la gueule parce que je me croyais plus malin que lui, mes premiers chagrins d'amour.
Elle en fit de même, et conclut son histoire avec l'homme qui l'attendra lorsqu'elle sortira de l'avion. L'homme qu'elle trompait avec moi. Elle ne savait pas encore si elle lui parlerait de notre aventure. Cet homme, elle l'avait rapidement évoqué pendant que nous étions à Bruxelles. Nous partagions une bière sur la place Saint-Catherine, et c'est ce moment qu'elle avait choisi pour m'en parler. Cela signifiait qu'elle voulait me faire l'amour.

« a la rafaga de tu mas profunda piel »7
Je n'avais que deux jours à vivre à Porto, comme deux yeux pour pleurer. J'avais choisi une auberge proche de la côte. J'avais à cœur de voir l'Atlantique pour le regarder en face tel un fantassin qu'il viendrait me donner la mort.
Je n'avais aucune envie suicidaire. Juste un désespoir à évacuer. Mora était loin de moi.
Par chance, j'avais trouvé une jetée qui s'étendait sur plusieurs centaines de mètres. Je suis allé jusqu'à son terme et je me suis installé près du bord, de sorte à regarder vers l'Amérique droit dans les yeux.
Et là, j'étais comme un fou. Un fou d'amour pleurant sa bien-aimée aux vagues qui venaient s'échouer en Europe ; et leur ressac contre le béton insignifiant de cette jetée était autant de gifles que la fin de cette histoire voulait bien m'infliger.
J'ai bu jusqu'à la lie ce jour-là. J'ai descendu une bouteille de porto en une heure seulement. Et l'air marin m'emplissant les poumons, ajoutait de l'oxygène à mon ivresse.
J'étais furieux ! Je ne sais pas ce que je criais tellement j'étais furieux. J'ai insulté l'océan de tous les nom d'oiseaux ; ce grand malin qui invite au voyage sans même se demander s'il existe quelconque histoire d'amour parmi les personnes qu'il enrôle dans son impériale séduction. Connard !

« No me la dieron »8
C'est le dernier message que je reçus d'elle. La bourse qu'elle attendait pour sa thèse lui avait été refusée. Cela signifiait qu'elle devait quitter l'Europe. Elle avait appris la nouvelle en rentrant de Dublin. Nous nous étions donné rendez-vous à Paris pour nous quitter.
Alors, j'ai cherché un sens là où il n'y en avait pas. J'ai cherché à comprendre cette histoire. J'ai passé en revue les moindres détails de sa peau. Les ruelles de Salamanque et la jetée de Porto. Les collines éventées d'Irlande et le mont des arts de Bruxelles en guise d'apothéose.
Le tout défilait dans ma tête dans un fracas de souvenirs assourdissants. Des entrelacs à l'image de nos corps qui s'étaient tant aimés. Il fallait que je fixe tout cela sur quelque chose. N'importe quoi : le bouchon de la bouteille engloutie à Porto, la fleur de muguet dans mon paquet de tabac, un livre...
J'avais l'habitude de l'accrocher à cela quand j'avais l'impression que ma vie basculait, quand j'étais en situation de grande détresse. Un livre. Le premier auquel j'ai pensé, fut « L'adieu aux armes ». En fait, je n'avais même pas fini de le lire. Depuis que j'avais quitté Salamanque, Mora occupait mon esprit et je n'avais plus eu le loisir de lire une seule page de ce roman. Et c'est dans ces pages que je l'ai retrouvée.
Nue.
Une photographie. La carte géographique sur laquelle j'élaborais nos voyages nuit après nuit, je l'avais entre mes mains. La mise en scène était soignée. Elle posait debout devant un lit, le buste fier et une main devant son pubis. Sur la table de chevet, se trouvait une madeleine. Au dos de la carte, le poème qu'elle avait partagé avec moi à Bruxelles. « Estoy en tu libro » me rappelé-je alors.
Ce que j'ai fait après cette découverte, je ne m'en rappelle plus. J'ai dû rire. J'ai dû pleurer. Entre l'ivresse et la sérénité. Courir ou marcher à perte. Parler au premier inconnu que je croisais ou rendre visite à un copain. J'ai bien dû faire n'importe quoi, c'est la seule chose dont je suis sûr. Je savais juste qu'elle ne me quitterait plus désormais. Je la sentais là, présente. Au plus profond de ma peau.

Traduction :
1 > Je suis dans ton livre.
2 > Chaque mémoire garde ses madeleines..
3 > ...Et la mienne, sache-le, où que tu sois...
4 > « Venez jusqu'au bord » de Guillaume Appolinaire
5 > ...C'est le parfum du tabac blond...
6 > ...Qui me rappelle cette longue nuit...
7 > ...Au souvenir du plus profond de ta peau.
8 > Ils ne me l'ont pas donnée.

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 11/08/2014 18:07:03

Je n'ai lu que les quatre premiers blocs. Quelques remarques, en vrac :

Je me suis laissé emporter au début, mais le rythme de ton écriture me semble finalement assez monotone sur la durée. Les phrases courtes, lapidaires, interviennent souvent à des moments assez attendus et je pense qu'elles sont un peu trop systématiques.
Les images sont belles mais n'ont pas vraiment réussi à me surprendre, et j'ai parfois la sensation que tu insistes trop dessus pour que leur force nous arrive avec assez de simplicité.
La carte géographique dans la scène d'amour, j'aime beaucoup mais j'ai l'impression de l'avoir souvent lu. Pareil pour l'envol durant le baiser, même si ça a été renouvelé par le poème d'Apollinaire, le "nous nous envolâmes" n'est pas nécessaire à mon avis.
Ma lassitude a pu aussi être due au fait que je ne saisis pas beaucoup des allusions géographiques.
Mais globalement les personnages et l'ambiance me plaisent bien et j'ai beaucoup aimé la première partie. J'aime ton écriture mais je la trouve assez vite étouffante ici, peut-être pourrais-tu user d'un ton plus léger, moins appuyé, à certains moments ?
Je trouve que quand elle photographie le muguet, le narrateur s'emporte beaucoup trop vite contre les chiffres pour que ça me paraisse "vrai".

petit problème : "et nous plongea d'une rêverie paisible"

Merci pour cette lecture ! J'espère que je reviendrais bientôt lire la suite.

Avatar de Brumepin Brumepin Mode Lecture - Citer - 12/08/2014 22:07:00

Merci à toi pour ce commentaire. Tu mets des mots là où je n'arrive pas en mettre. Ce que tu dis, c'est ce que je pense de moi-même quand je fais mon auto-critique : c'est trop sec, ça manque de souffle et d'originalité.
Bref, on est d'accord.
Reste à remédier à tout ça... (beaucoup de travail, soupir)