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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 14/10/2012 22:05:28

"Je ne suis qu'un homme."

Longtemps, cette phrase l'avait hanté.


Murmurée sur le pas de la porte, alors que la pluie s'acharnait sur le jardin qu'ils avaient fait fleurir ensemble. Offerte comme une excuse facile, une preuve incontestable d'ignorance, alors que la pluie noyait tout, les fleurs comme les souvenirs. "Je ne suis qu'un homme". C'était aberrant de vérité. Un instant pourtant il avait rêvé à mieux, un instant il avait cru se dépasser ; il n'était plus lui, il était lui jardinier, lui attentif, lui amoureux. Quelques mois avant que la vision ne se brise. Quelques mois que le passé réduisait en secondes, que les regrets fanaient. Quelques jours d'illusions, de printemps et de charmes. Mais l'automne à présent s'installait : rien que l'hiver à l'horizon. Il se sentait tomber.

Cette phrase, il l'avait employée deux fois. La première dans le secret de sa conscience, quand, blotti au fond d'un lit en désordre, il contemplait le dos nu de la fille endormie à ses côtés. Presque une inconnue. Les souvenirs de la soirée le rendaient fou ; il lui fallait trouver de quoi sauver sa conscience, lui offrir une digue pour lui éviter la noyade. La culpabilité n'avait jamais été son fort, il n'avait jamais été de ceux qui se torturent en pensée, faisant défiler leurs fêlures. Les mots avaient surgi. Ils les avaient simplement attrapés au vol. Ils avaient été conçus au début du mensonge, avaient mûri lentement, sûrement, et ce jour-là ils étaient sortis, y mettant un terme. Certes, il avait fait semblant. Admirablement bien. Bien sûr, il s'était abusé lui-même, comme on sait si bien faire, mais tout ce temps il avait vécu sans y penser, il avait vécu pour de vrai. Elle aussi, peut-être, mais voilà il n'était qu'un homme, et pas des meilleurs...



La deuxième fois que ces mots s'étaient imposés à lui, c'était ce matin de printemps, pluvieux comme un automne. Il y avait tellement pensé ces derniers temps qu'ils avaient franchi ses lèvres, sans qu'il les commande, sans même qu'il songe à les retenir. Si vrais, si naturels... Il n'avait rien dit d'autre. L'avait abandonnée dans son mince peignoir, sur le pas de sa porte, elle qui l'attendait depuis l'aube.

Il avait tourné les talons. Peut-être qu'elle pleurait. Lui n'avait même pas réussi. Pourtant il ne pouvait s'empêcher de regarder en arrière, de se rappeler de petits détails qui le faisaient sourire, lui d'ordinaire si morne. Et cela l'agaçait. C'était sa peine, sûrement ; pour avoir triché dans un passé qui ne l'intéressait guère, il était condamné à être plongé dedans jusqu'à en oublier le reste. Pour avoir été trop léger les souvenirs l'accablaient d'un poids qu'il ne leur connaissait pas.

Elle était belle. Il ne pouvait le nier. Elancée, un peu élastique, de long cheveux roux qui bondissaient à chaque pas... Il avait cru que ça n'avait pas d'importance, qu'il n'y serait jamais sensible. Et quand bien même, comment pourrait-elle lui rendre son admiration ? Il s'était cru insignifiant, laid même, avant de se surprendre au miroir de ses yeux.

Les choses n'auraient pas dû... il n'aurait pas dû... Un simple jeu d'enfant, un peu curieux, un peu moqueur. Il avait voulu voir ? Il avait vu. Il avait vu même ce qui n'était pas pour lui. Ce qu'elle aurait dû réserver à un autre, un qui saurait moins bien mentir. Il se sentait sale, parfois. Mais bordel, il n'était qu'un homme. Que pouvait-il se reprocher ? Il avait essayé. Essayé d'y croire. Pour elle. Pour voir. Pour la voir. Pour l'avoir...

Et quoi ? C'était un crime ? Ils avaient été heureux, non ? Tous deux. Chacun. Chacun à sa manière... Elle avait été heureuse, non ?



Heureuse...



Et lui, avait-il vraiment été heureux ? Quand il avait compris, se regardant jouer son rôle en spectateur, que tout allait finir comme cela. Quand il avait levé son verre et vu ses yeux un peu trop brillants, enfiévrés par les bulles de champagne, qui se reflétaient dans le cristal. Leurs yeux. Avait-il vraiment été heureux ? Non, pourquoi mentir ? Il avait eu ces gestes faux pour la déshabiller, ces gestes réservés aux poignées de main officielles, aux visites chez la belle-famille. Il lui avait fait l'amour comme on fait des excuses. Soit. Pour l'amour, on repassera.

Mais il y avait quand même ce jardin, ce petit jardin de curé qu'il l'avait aidée à semer, à fleurir. Plusieurs jours complices, au soleil, à l'air frais. Il n'avait jamais rien planté auparavant, enfouir un bulbe sous la terre et attendre bêtement qu'il daigne pousser puis mourir, cela lui avait toujours paru d'un ridicule consommé. Et puis il n'aimait pas avoir les mains sales. Il avait fait semblant, au début, comme toujours. Le grand sourire factice, si bien rôdé. Et puis sans qu'il y prenne garde -- était-ce printemps, la chaleur, la fille, les senteurs ? -- il s'était pris au jeu. Il s'était amusé à être maladroit, amusé de la tendresse excessive avec laquelle elle traitait les plantes, de l'allure de gamins qu'ils devaient avoir, maculés de terre de la tête aux pieds. Quelques germes de bonheur, qu'importe qu'ils furent étouffés, encerclés de comédie. C'est bien ça qu'il fallait retenir. C'est cela dont il se souviendrait. Rien d'autre. De sa robe ce jour là, de la sensation, des quelques rires sincères qu'elle lui avait arraché. Inutile même de s'encombrer d'un visage.

Et s'encombrer d'un corps ? Non, il fallait oublier cela. Oublier sa douce chaleur, la chair de poule sur son dos nu, toutes ses courbes que ses mains épousaient si bien. Oublier cette erreur. Pour elle. Pour lui rendre un peu de cette dignité qu'il lui avait prise. Pour qu'un peu d'elle, au moins cela, ne soit pas bafoué à jamais dans le secret de sa conscience. Est-ce qu'elle oublierait elle aussi ? Garderait-elle seulement son sourire enfin sincère, au milieu des fleurs des champs, ces petits bouts ténus, plus fins que les pétales de ses coquelicots ? Il aurait voulu lui laisser cela, un peu de bonne humeur. Mais il n'avait pas le droit. Il ne l'avait jamais eu. Un voleur ne doit pas laisser de traces, seulement le vide. Le vide l'envahissait. Il n'aurait jamais cru penser à elle encore. Il avait cru qu'il partirait, qu'il oublierait, que tout serait facile, comme à chaque fois. D'où vient qu'elle ait su percer sa carapace, lui prendre un peu de lui ? Il en venait presque à être fier, de s'être laissé prendre. Il avait presque envie de la revoir. De s'amuser à être amoureux pour de vrai. Il avait envie de l'étonner, de rêver d'elle. De lui acheter des fleurs...



- Monsieur ?













- Monsieur, que puis-je faire pour vous ?









- Monsieur !




La voix se fit impatiente. Derrière lui, on commençait à murmurer. Il releva la tête. La fleuriste était sans âge, moulée dans un tablier élégant. Elle semblait attendre quelque chose. Sans réfléchir, il lui désigna le pot le plus proche, sans le regarder.




- Hum, oui, désolé... Je vous prendrai celle-ci, s'il vous plaît.

- C'est pour offrir ?




Bonne question. Etait-ce pour offrir ? Allait-il les offrir ? Voulait-il les offrir ? Les lui offrir ?




- C'est pour offrir ?

- Non.




Il sortit de la boutique, hébété, son pot à la main. Il se força à ne pas suivre ses pas, à ne pas les laisser l'emmener vers elle. Elle devait l'oublier, elle en avait le droit. Lui seul garderait le souvenir, un peu comme une blessure de guerre.

Il regarda la plante fragile qui pliait sa tige sous la brise légère. Il avait oublié de demander son nom, il ne se souvenait pas de l'avoir lu quelque part. Dommage... C'était parfait ! Cette plante serait son symbole, son scrupule, cette petite pierre dans le fond de sa chaussure qui lui rappellerait chaque matin son visage, qui lui rappellerait chaque soir ses regards. Il allait lui donner son nom, le plus doux des noms...




Comment s'appelait-elle, déjà ?




Avatar de Thaumiel Thaumiel Mode Lecture - Citer - 15/10/2012 16:34:17

Je ferai un commentaire plus long prochainement... Mais je ne pouvais pas vraiment m'empêcher de vous dire BRAVO, gros coup de coeur.
Commentaire qui ne sert à rien, ne m'en tenez pas rigueur
Grand Sourire

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 15/10/2012 20:09:32

bien sûr que si ça sert ! ça sert à faire plaisir aux auteurs, voilà !^^ Merci !

Avatar de Zinzolin Zinzolin Mode Lecture - Citer - 15/10/2012 21:00:46

Pour sûr ! Merci beaucoup !

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 19/01/2013 11:45:01

Alors, miss Thaumiel, ce commentaire plus long ?^^ Je dis juste ça pour faire remonter le sujet... Mais lisez, les gens, vous verrez ce n'est pas bien long...

Avatar de Lune Lune Mode Lecture - Citer - 19/01/2013 21:00:55

Bonne idée de faire remonter ce sujet, lu ! C'est très beau et bien écrit ! Merci pour ce texte Petit Sourire (désolé pour ce commentaire minimaliste, je fais comme Thaumiel ^^"Clin d'oeil

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 19/01/2013 23:29:35

ça fait déjà bien plaisir !

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 27/04/2015 18:32:17

"Il lui avait fait l'amour comme on fait des excuses. Soit. Pour l'amour, on repassera." j'aime beaucoup cette phrase et aussi les cheveux roux qui blondissent à chaque pas.
Je trouve le récit très bien construit et ficelé, il se lit tout seul et il est poignant, on se sent vraiment dans la tête du héros, un peu paumé, un peu "bof".
Merci pour ce joli texte Petit Sourire

Avatar de Zinzolin Zinzolin Mode Lecture - Citer - 27/04/2015 18:40:10

Et merci pour ton commentaire ! Je suis contente que ça t'ait plu et qu'on arrive bien à entrer dans la tête du perso.

(Encore de l'archéologie ?^^)

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 27/04/2015 18:41:16

(oui je suis parti pour un bon bout de temps là :p)

Avatar de Faël Faël Mode Lecture - Citer - 05/05/2015 12:22:55

Bon, je suis les traces de Wen l'archéologiste ^^

Un beau texte, sur les sentiments et leurs ersatz. Le (terrible) "je ne suis qu'un homme" me dérange et me questionne, mais ça doit être des problématiques personnelles qui ressortent (enfin, des questions que je me pose souvent, disons. je ne me reconnais pas dans le "héros" du texte...)
Merci pour ce triste texte... Petit Sourire

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 05/05/2015 14:09:14

De rien ! Merci à Wen l'archéologiste de l'avoir fait remonter !

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 05/05/2015 15:29:03

Bientôt une nouvelle percée archéo, soyez patients ^^