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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de isallysun isallysun Mode Lecture - Citer - 11/05/2018 04:07:39

Je poste cela dans nouvelles, mais j'ai écrit ce texte dans le cadre d'un concours de nouvelles sur un forum, et lors de l'écriture, je me rendais compte que j'aurais probablement de quoi écrire un court roman.
Je vous soumets donc la nouvelle, mais dans l'optique où, puisque la forme va changer, je cherche plus des commentaires sur le fond, sur les personnalités, sur les interrogations que soulèvent votre lecture. Bien sûr, même si je ne cherche pas explicitement des commentaires sur la forme, si vous remarquez des passages particulièrement réussis ou particulièrement boiteux où il ne vous semble n'avoir rien à faire pour améliorer, je vais être contente que vous me les signalez.



Mémoires oubliées

– Éric!
Désarçonné, Éric se fit voler la rondelle. Il se dirigea vers l’autre bande de la patinoire.
– Viens-tu souper chez moi? lui demanda son cousin Philippe.
– Oui, avec plaisir. On se voit tantôt.
Éric quitta la patinoire extérieure. Après quelques heures à -15°C, ses pieds étaient endoloris. Il se rendit à la cabane, chancelant puisque la neige inégale ne lui donnait aucun point d’appui. Il revêtit ses bottes, noua ses patins ensemble avant de les jeter sur son épaule, reprit son bâton, retourna saluer ses coéquipiers et adversaires. Doiiing! il se dirigea chez son oncle au son de la rondelle qui frappa le poteau. S’agissait-il de la barre horizontale ou du poteau au fond du filet?
Il se sentait léger après avoir été longuement serré dans ses patins: il tentait de retrouver l’équilibre et le rythme de la marche.
Lorsqu’il fut hors de vue de la patinoire, Éric accéléra le pas. Il buta sur un morceau de glace, fut projeté et dévala la montagne de neige.

Lorsqu’Éric rouvrit les yeux, il ne reconnut pas le paysage. Où devaient se trouver des immeubles, des arbres dénudés de leurs feuilles s’étalaient. Le froid l’entourait, mais le transfert d’énergie l’emplissait d’une énorme chaleur. Au loin, il reconnut la cime de la montagne pointue, après cette étendue de terres non défrichées. Stupéfait, il se trouvait avant la colonisation. Il se demanda comment retourner à son époque.
L’énergie revint à son niveau normal. Il ressentit le froid: son manteau s’était désintégré. Il vit une fourrure sur le sol et intuitivement, il la prit comme si elle lui appartenait, comme si elle lui était destinée.

Il vit un orignal, beaucoup plus gros que tous ceux qu’il avait aperçus auparavant. Puis, Éric déduisit que c’était un caribou. Non loin du caribou, il aperçut un homme concentré sur l’animal. Quelques hommes étaient camouflés derrière les arbres: il assistait à une partie de chasse.
Inconsciemment, au milieu de ces Amérindiens, l’adolescent prit peur et se dissimula, autant qu’il le put, derrière le tronc d’un arbre: il ignorait si ce groupe utilisait les scalps comme trophée de guerre.

Puis, une flèche vola à la hauteur de ses yeux. Elle alla se loger dans le flanc du caribou, pendant que le guerrier courait pour achever la bête, pour lui éviter des souffrances.
Éric ne put retenir son cri lorsque la flèche atteignit l’animal. Les Amérindiens tournèrent tous la tête vers l’arbre où se tapissait Éric.

Découvert, il courut en direction opposée du corps du caribou, pendant que le chef guerrier hurlait:
– Qui ose défier les dieux et empêcher cet animal d’atteindre le sommeil mérité?
L’Amérindien avait parlé dans sa langue et Éric avait tout compris. Nul en anglais, il avait parfaitement saisi les propos amérindiens.
Il ne s’attarda pas sur les raisons qui lui permettaient de comprendre le message; il poursuivit sa fuite. Il courut, courut, mais il était encerclé et les chasseurs l’attrapèrent.

Son cœur palpitait quand ses jambes faiblirent. Les Amérindiens le jetèrent sur un toboggan et le menèrent à leur campement à travers les bois.
La fumée s’élevait au-delà des tipis. Un tronc d’arbre dans lequel étaient sculptés divers totems de la tribu se trouvait au milieu des tipis, un tronc auquel on attacha Éric.

Éric avait chaud, mais le feu ne créait pas cette chaleur: il ne pensait qu’à son statut de prisonnier. Ses mains étaient moites et inaccessibles, car ligotées. Son cœur palpitait à une vitesse dont il ignorait que son pouls pouvait atteindre. BouBoumBouBoumBouBoumBou Boum.
Éric imaginait des scénarios au rythme des battements de son cœur affolé. Il craignait que ces Amérindiens le scalpent, lui tranchent la tête lentement, n’atteignent pas la jugulaire au premier coup et l’empêchent de mourir immédiatement.
Il se remémorait ses notions de survie apprises au contact des scouts, et il tentait de dénouer les liens qui l’enserraient, mais les Amérindiens l’avaient fermement ligoté.

Puis, il tenta de se ressaisir et de porter attention à la conversation entre le chef du village et la femme qui était le portrait identique de sa voisine attikamek. Certaines bribes lui parvinrent: le chef s’appelait Mistook, l’Amérindienne qui le dévisageait depuis son arrivée au campement disait reconnaître ce visage pâle.
Éric se questionnait: il n’était pas de cet univers; comment pourrait-elle le reconnaître? Il tentait toujours de dénouer ses liens, mais il ne réussissait qu’à s’irriter les poignets. Il cherchait la signification des paroles de l’Amérindienne: les murmures de la conversation ne l’éclairaient pas.

Poniksa délaissa le chef et s’approcha d’Éric. Elle pencha la tête et fit circuler ses yeux pour mieux le dévisager, pour s’assurer qu’elle reconnaissait l’âme de ce visage pâle, pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas.
Elle lui parla et, encore une fois, malgré son ignorance de la langue, Éric comprit ce que Poniksa lui révéla:
– Tu n’es pas un ennemi, car je reconnais ta vieille âme au fond de tes yeux. Tu as pris la fuite au lieu de nous affronter, de nous détruire. Donc, tu n’es pas de nos ennemis. Tu n’es pas de notre monde: je vois dans tes yeux que tu ne souhaites que retrouver les tiens.
Elle jeta des feuilles de maïs dans l’eau bouillante mixée avec un étrange liquide que ne pouvait nommer Éric.
– Pour retourner chez toi, tu devras aller au fond de la connaissance enfouie dans ta mémoire, lui dit-elle en se penchant pour récupérer les feuilles de maïs jetées dans la marmite.

Poniksa éventa les feuilles dans la face d’Éric, tout en invoquant les dieux de la sagesse et du voyage. Pendant qu’elle les frottait sur le corps d’Éric, le paysage s’estompait.
Soudainement, des cris de terreur se répercutèrent aux abords du campement. Le chef regroupa ses hommes afin de parer à l’attaque. Poniksa ne se laissa pas distraire. Elle continua les invocations et frotta vigoureusement les feuilles de maïs devenues orangées. Froutch froutch.
Les yeux d’Éric lui piquaient: le paysage apparaissait et disparaissait seconde après seconde. Avant de quitter définitivement cette vieille forêt, ce campement, Éric eut le temps de voir un tomahawk s’élever au-dessus de la tête de Poniksa, pendant que l’ennemi hurlait des cris de guerre qu’Éric ne pouvait comprendre, ceux-ci ressemblant à la langue anglaise.

Effrayé par cette vision d’horreur, Éric fut téléporté. Il avait à nouveau l’énergie des atomes réchauffés lors du transfert.
Il était secoué, il pensait ressentir les secousses d’un tremblement de terre, mais lui seul tremblait. Rien ne bougeait autour de lui. Seules des traînées de couleur virevoltaient dans le ciel. Il était sur une rive et en face de lui, des milliers de petites îles gelées s’étendaient à perte de vue, illuminées de toutes les couleurs que la glace ou la neige réfléchissait.
Émerveillé par la beauté de cette étendue calme et colorée, Éric se retourna malgré lui: il devait comprendre pourquoi l’Amérindienne l’avait envoyé en cette contrée.

Il ne tremblait plus, la beauté l’avait apaisé. Au loin, quelques igloos. Il avait voyagé dans le temps, mais également de lieu.
Il se dirigea vers la construction la plus massive, impressionné par cet empilage de blocs de neige solide, ces blocs qui ne s’effondrent pas lorsque des rayons de soleil l’atteignaient.
Pour en atteindre l’entrée, il dut circuler autour de l’igloo, sous le regard ravi de jeunes qui roulaient des boules de neige. Ceux-ci semblaient l’attendre, comme s’il était une créature de leurs prophéties. Or, il ne comprenait pas comment cela était possible, d’autant plus qu’il portait désormais un manteau semblable au leur, un manteau plus sophistiqué que celui qu’il portait pendant qu’il jouait au hockey. Comment l’univers avait réussi à le lui faire revêtir? se questionnait-il.

Il pénétra à l’intérieur de l’igloo. Plusieurs eskimos étaient rassemblées, comme si un conseil avait lieu. Les traits nippons ressortaient dans ceux de ce peuple, même s’ils étaient beaucoup plus dodus.
– Buenaloya! lui dit une femme pour l’accueillir.
Il n’avait pas eu à traduire ce mot de bienvenue. Des eskimos lui faisaient signe d’avancer, de venir rejoindre leur cercle. Incertain de comprendre leur geste, Éric avançait à tâtons.

Shanaw, la chef, se leva et lui tendit une ficelle. Elle avait des yeux identiques à ceux de Poniksa: dans ceux-ci, il vit que l’Amérindienne avait péri sous le coup du tomahawk, comme les autres membres de son peuple. Shanaw cligna des yeux et commença à entrelacer les bouts de ficelle entre ses doigts. Elle invita Éric à l’imiter, à répéter ses gestes, sans lui donner de directives pour les reproduire.
Pendant cet entrelacement de cordes, elle parlait au conseil afin de prendre des décisions éclairées. Encore une fois, Éric comprenait le langage inconnu sans interprète. Cette fois, l’ancienne parlait dans sa propre langue, et c’est ce qu’entendait Éric, ce qui résonnait en lui. Nul besoin de penser au Français, comme s’il avait toujours parlé cette langue eskimo.
L’ancienne lui expliqua qu’il venait de réussir le premier test sous les yeux du conseil: reproduire le symbole de la pureté, un symbole dont l’enchaînement était des plus difficiles pour les non-initiés, un enchaînement impossible à réaliser pour les cœurs impurs.
Pendant que le conseil se retirait, Shanaw lui mentionna qu’il avait de nouvelles connaissances de pureté à acquérir. Elle le dirigea vers un autel avant de se retirer à son tour.  

Éric scruta le grimoire qui reposait sur un bloc de glace aux côtés des poissons que l’on faisait sécher. Ses pages n’étaient pas en papier, mais en un matériau d’une douceur infinie, tandis que la boîte de sa couverture était composée de pierres, de roches de différentes strates géologiques.
Les pages étaient enroulées et Éric défilait la suite d’images. Ces images ressemblaient à des hiéroglyphes sans en être. Ils étaient minuscules, mais remplis de détails, dans des teintes d’argent et de turquoise, comme l’aurore qui éclairait le ciel.
Ces hiéroglyphes simples étaient plus porteurs de sens que si ces textes avaient été rédigés dans un alphabet grec. Éric comprenait l’information livrée grâce à la simplicité de ces pictogrammes, grâce à leur caractère distinctif. Il n’avait besoin d’aucune traduction, l’histoire vivait sous ses yeux. Il déroulait les pages qui s’enroulaient sur elles-mêmes, il accumulait les connaissances. Cratch. Un autre tour. Craatch.

Au travers de toutes ses connaissances, il découvrit plusieurs cartes dont une attira son attention. Les contours de cette immense masse de terre lui évoquaient notre monde comme si la Russie touchait directement le Canada: le détroit n’existait pas. Les contours étaient différents, l’océan Indien et la mer Méditerranée avaient disparu, mais la carte lui évoquait son monde.
Une jeune eskimo qui était revenue chercher du poisson séché lui pointa la carte et lui dit «Yucatlantydocado». Ce nom surprit Éric, qui n’était pas au bout de ses surprises. La carte suivante montrait des continents tout à fait différents: des dinosaures chevauchés par des humains y étaient représentés. Les humains avaient des oreilles pointues, et aucun ne ressemblait aux eskimos en présence desquels il était en contact. Une autre page représentait le système solaire où il compta 13 planètes. Quels mystères venaient-ils de découvrir? ou d’éclaircir?

Encore une fois, une guerre se déclara. Des hommes à la voix rauque détruisaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Leurs barbes étaient tressées et ils hurlaient de joie lorsqu’ils mettaient le feu.
Éric ne concevait pas cette soif de pouvoir, cette soif qui détruisait des gens, des connaissances. Il voyait dans cette barbarie l’irrespect et l’impureté des hommes.
Comme il l’avait lu, le monde avait connu de nombreuses apocalypses et en vivrait encore bien d’autres. Il en vivait une.

Il atteignit le bord de la banquise, déçu de ne pas avoir emporté le grimoire. Crick, la glace se fracassa sous lui: il s’était aventuré trop loin. Plouf.
Il se débattit dans l’eau: cette guerre allait détruire plus qu’un peuple. L’Homme oubliait qu’en détruisant le peuple, on détruisait avec lui tout un pan de connaissances qui seraient à jamais perdues.
Quelle impureté! se dit-il.
Avant qu’Éric s’évanousse, une dernière aurore boréale lui signifia par sa danse la fin de ce peuple eskimo. Éric sombra dans l’eau glaciale qui le purifia, comme s’il sombrait dans un trou noir.

Éric rouvrit les yeux: il se retrouvait au pied de la butte de neige, les patins et son bâton à quelques pas de lui. Il ressentait un picotement. Sa tête lui faisait mal: il se massa les tempes.
Il se hâta d’aller rejoindre son cousin Philippe pour tout lui raconter. En chemin, il vit sa voisine qui lui sourit en coin.

Philippe se dit que son cousin avait trop d’imagination. Comme Éric lui répétait ses aventures à chaque fois qu’il le voyait, Philippe s’inquiéta et le mentionna à ses parents et à son oncle.
On interrogea Éric à ce sujet. Ce dernier ne démordait pas, mentionnant que tout s’était réellement passé, que rien n’était le fruit de son imagination, qu’il n’était pas victime d’un coup sur la tête.

Ses parents, ne sachant plus comment agir avec de telles fabulations, décidèrent de l’amener à l’asile pour une évaluation. Là, il fut déclaré fou. Personne ne le croyait, même si la version de son histoire ne changeait jamais, ne souffrant d’aucune incohérence, hormis cette possibilité d’avoir traversé les époques. Il devait comprendre qu’il s’agissait de ses pensées, et non de la réalité.

Le temps passa. Sa voisine attikamek, celle qu’il avait reconnue en l’Amérindienne qui l’avait sauvé, commença à travailler à l’asile. En croisant Éric, sa voisine lui fit un clin-d’œil, dans un regard de connivence et de compréhension, comme si elle était au courant des secrets enfouis. Cela redonna à Éric la force de croire en tout ce qui lui était arrivé.
Éric mourut quelques jours plus tard, emportant avec lui ces mémoires que l’Homme avait détruites, ces mémoires perdues dans l’immensité des temps.