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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 24/02/2017 15:46:12

ɛleos i mesailan ɛd i nosmesɛl sɛiva
menameli nosva ɛd loɾedɛm muj sɛiva
ni:s bu:ɾva ɛd muisɛkva
ulof tedeomida viɛldei ni:slof toθɛibe vilnemɛiva
sɛimeli amebe nilgehaiva ɛd memenamelof toθɛiva
ekinalba:ɾ ɛd feuɾ odolma se livdavɛiva
dei dida liθɛiva ba:ɾnosnaibe blu:taoiva
asteɾa amenos kageʃperɛiva ɛd nɛj muj haiva
nosnu:θ sɛiva
i ameɾaʃ ba:ɾnosobe nosɛiva
amei nosɛiva ɛd metɛlfɛi vajɛiva
dilfame vu:l edɾahai
nu:l ʃa:ɾ ɛd ɛleos etnaiva
nɛj di mesɛl obeliθɛi
ɛleos utetu:mnaibe nisɛkgehai



J'ai conscience d'avoir déjà parlé du décryptage des tablettes dans mon premier rapport sur la découverte d'Eleos Olt Wahla, mais je l'ai fait de manière brève et de sorte à conclure ce qui semble n'être que le début d'un long investissement de recherches. Vous parler à ce moment des rouages et retors linguistiques eut fané ma conclusion et vous eut donné trop d'informations que vous n'eussiez pu toutes assimiler. Ainsi je vous livre le récit de ma deuxième plus grande recherche concernant Eleos.
Après plusieurs semaines en captivité entre les murs de mon appartement, j'arrivai à dévoiler entièrement le mystère des tablettes. Non que cela s'était produit dans un éclair de lucidité comme on aime à le faire croire pour certains, j'avais passé ces semaines à lire un amas de livres « empruntés » à la bibliothèque -dont le 801.92 ETRA, interdit à sortir de l'établissement- et à ne dormir que trop peu. Il est souvent inconcevable de constater l'immense travail de recherche nécessaire à déchiffrer ou mettre en place toute chose étrangère à notre connaissance ou qui viendrait s'y greffer. Ainsi pour venir à bout de ces deux tablettes qui ne comptaient guère plus d'une dizaine de lignes chacune, j'avais en ma possession deux douzaines d'ouvrages, allant des langues méditerranéennes de l'antiquité à la linguistique moderne en passant par des lexiques comparatifs de deux cents des langues parlées ou dites mortes. À ce simple constat je me dis en grimaçant que la création de Tlön avait dû s'étendre sur plusieurs décennies et que la peine monstrueuse que je m'infligeais pour une poignée de mots était insignifiante. De plus, comme mon métabolisme était insensible aux effets communs du café et de la théine, de même pour les vitamines et autres cures de magnésium, je n'avais d'autre solution pour éviter le surmenage que sortir un petit quart d'heure. L'air frais consolait mes neurones en perdition et me donnait une sensation de repos -car en vérité mon corps était exténué et prêt à rompre-.
Il faut dire que je dois essentiellement ma survie à l'ingéniosité d'un scribe mort il y a 2500 ans -au moins-, celui qui a gravé les séquences sur les tablettes en question. Sa bonne foi a voulu qu'au lieu de regrouper en un seul bloc tous les phonèmes d'une phrase il a conservé un espace entre chaque mot (ici sous leur forme sonore). Je ne pense pas me tromper ni même exagérer mes propos lorsque je dis devoir ma survie à cet homme. Sachant que le texte comporte 411 phonèmes pour un total de 73 mots, il y a donc 72 espaces répartis sur un ensemble de 410 espaces possibles, soit 410x72 possibilités moins un espace possible à chaque espace appliqué (car il ne peut y avoir deux espaces à la suite). On obtient alors le calcul suivant :

410x72 – (72(72+1)/2) = 26.892

Aussi énorme que ce résultat puisse paraître, il n'est qu'un échantillon du nombre total de « découpages » que l'on peut obtenir d'un même texte sans en connaître le nombre exact de mots (et donc d'espaces à mettre). C'est un calcul que je me défends d'effectuer afin d'éviter d'être décontenancé devant autant de possibles et si peu de probabilité d'obtenir LA bonne séquence, déjà qu'il m'a été difficile de venir à bout de cette dernière.
C'est donc après un long acharnement mené à coups de manuels et autres lexiques que j'arrivai enfin à décoder la langue éléenne. Contrairement à Champollion, je ne possédais le texte que dans sa langue d'origine. Aucune traduction pictographique ou méditerrano-alphabétique n'était là pour m'aider. C'eut été trop facile. En lieu de quoi, les observations postérieures que j'ai pu vous partager au sujet de liens entre cette langue et toutes celles du monde étaient mes seules pistes de réflexion. Je m'y attachai à m'en brûler boucles, verticilles et arcs, et comparai chaque forme, chaque aspect à son proche parent linguistique.
Je remarquai de prime abord que les phrases se concluaient le plus souvent par le même morphème [va], accolé soit à [ɛi] ou [ai], et rarement le -va était écarté. Je me dis qu'une telle récurrence dans la place de mots de même structure finale devait s'apparenter au verbe et que les morphèmes observés témoignaient soit d'un temps, d'une conjugaison ou d'une terminaison, de la même manière qu'en français il existe des verbes en -er et -ir et que l'ajout d'une « r » symbolise souvent la projection future. Ceci n'est que simple spéculation, mais il est étonnant de constater comment le verbe se métamorphose en fonction de sa temporalité. « Je suis » devient « je serai », « j'ai » devient « j'aurai », « je contemplerai », « je finirai », « j'entendrai »… Comme le morphème était accolé à ce qui s'apparentait à une terminaison verbale initiale et qu'il ne pouvait s'agir d'aucune conjugaison de la sorte -puisque le sujet est fortement susceptible de changer de phrase en phrase et par la même occasion le morphème flexionnel qui témoigne de la conjugaison, si conjugaison il y a-, j'en conclus qu'il s'agissait d'une marque de temps, et quoi de plus évident pour un récit antérieur à son écriture que l'emploi d'un temps passé ?
En vérité, ce fut surtout le lexique qui me demanda un temps astronomique à déchiffrer. De nombreux mots ayant subis des modifications de type voisement/dévoisement, allongement ou transformation vocalique, cela ralentit et allongea mes recherches d'ores et déjà interminables. On y retrouvait du grec ancien et du latin à forte dose ainsi que quelques touches éparses d'anglo-saxon, de basque, de japonais et de wolof (entre autres). Or ces « quelques touches éparses » furent celles qui me donnèrent le plus de fil à retordre. L'éléen avait d'anglo-saxon la confection de mots construits à partir de deux mots distincts -quand en français on emploie un binôme de syntagmes, nominal puis prépositionnel ou adjectival selon les cas-. Et selon cet agencement lexicologique, un mot composé d'un adjectif et d'un substantif désigne un référé réel en lien avec le substantif et défini par un critère caractériel donné par l'adjectif. C'est dans cette logique que se construit le mot ayant pour séquence [amenos] avec le substantif [ame] qui désigne l'eau (issu du japonais où il désigne la pluie -on peut suspecter une modification sémantique diachronique-) et l'adjectif [nos] qui veut dire « grand ». Là où nous nous contenterions de traduire bêtement « la grande eau », la langue éléenne, plus subtile, relie les deux termes afin de désigner la mer et l'océan. D'autres termes de structure identique sont présents sur la tablette, ce qui m'a permis de comprendre le fonctionnement de ces constructions sémantiques et morphologiques. Exemple parmi d'autres : [ameɾaʃ] pour le torrent, « l'eau vive », etc... Cet arrangement du lexique découle d'une articulation logique de la langue dans l'imagerie du milieu dans lequel elle évolue et montre un attachement aux éléments de la nature et à l'imaginaire métaphorique qui nous pousse bien souvent à émettre des corrélations entre un fait naturel et un fait qui ne l'est pas.
La branche germanique avait elle aussi hérité de la logique grammaticale de l'éléen concernant la place du verbe dans la subordonnée et les verbes à particule séparable. En vérité, je parle de la branche germanique avec une intention novice, car je ne connais de cette branche que la langue allemande et il en existe certainement d'autres familles qui présentent les caractéristiques que je m'apprête à vous décrire. Le stéréotype bien connu au sujet de l'allemand et qui fait tant rire les moins initiés -pour une raison que j'ignore encore- est que le verbe se place toujours à la fin de la phrase. Bien évidemment -et les germanistes opineront en le lisant- cela est faux. En revanche, l'éléen s’accommode à merveille avec cette idée reçue. Peu importe le contexte, l'aspect, la temporalité ou le mode, le verbe se place en fin de phrase, reconnaissable par ses terminaisons dont nous avons disserté plus haut. Si vous êtes des lecteurs les plus aux aguets, vous devriez dès cet instant sourciller et prolonger d'un air hésitant une bilabiale nasale -et vous auriez raison !-. La retranscription des tablettes que je vous ai donnée au début de cet article contient des séquences dans lesquelles on peut trouver des verbes en milieu de phrase. Ces séquences ne sont en aucun cas des contre-arguments à ce que je m'évertue d'expliquer ici. Ils sont soit des substantifs sous leur forme plurielle (marquée par un [i], à l'instar de notre « s »), soit des verbes soulignant la présence d'une phrase complexe. La structure globale de l'éléen ne sera discutée qu'ultérieurement dans une grammaire complète, de même pour le contenu des tablettes qui fera l'objet d'une étude ultérieure.
Quoi qu'on en pourra dire, un voile de mystère recouvrera à jamais ce système et ses influences. L'éléen étant disparu depuis un temps que nul homme n'a pu compter, il est tel l'astre oublié qui, en mourant, souffle ses dernières poussières pour que naisse la vie. En parler comme de l'ultime ancêtre d'une monogénèse linguistique serait pompeux et infondé. Je pense, à fortiori, que cette langue est apparue auprès des civilisations méditerranéennes et les a largement influencées avant de se répandre, à plus large échelle, dans une ère qui nous est si étrangère et éloignée que l'on peine à se considérer comme sa descendance.