Vous devez être connecté pour participer aux conversations !
Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Hedera Hedera Mode Lecture - Citer - 20/02/2017 16:41:46

Spoiler - Afficher

Texte réalisé dans le cadre d'un défi d'écriture : il fallait écrire une scène de fiction se déroulant à Paris au XIIIè siècle.
J'ai choisi d'écrire un incipit de roman ; je signale néanmoins que la rédaction du roman en entier n'est pas à l'ordre du jour ! ^^


Ce sont les piqûres de punaises qui me réveillent – comme chaque matin. Je – je, Jehan Provaire, dit Rufin, de la très fidèle Nation de Picardie, bachelier ès arts, riche en trivium et quadrivium mais pauvre ès or, aussi pauvre que l'était Job sur son tas de fumier – m'étire sans faire le geste de repousser mon édredon – mais en faisant celui, en revanche, de gratter mes piqûres de punaise. Mon logeur est boulanger, ce qui, lors de mon arrivée à Paris, me remplissait de rêveries coupables – beau Sire Dieu, pardonnez-moi si j'ai failli ! Hélas – ou heureusement, diraient les prédicateurs – le boulanger est un digne et noble homme ; son pain plein de charançons me préserve du péché de gourmandise. Ceci dit, il a réclamé pour le modeste cabinet que j'occupe une bourse fort rebondie, ce qui ne m'a pas semblé proportionné. Je ne fais peut-être pas partie des gens de commerce – mon père, que Dieu le bénisse, a d'autres ambitions pour moi – mais, tous les dimanches, j'étudie l'arithmétique, et j'ai bien vu qu'il y avait quelque part quelque chose qui n'allait pas. Gourmandise d'une part, avarice de l'autre : quelle belle répartition ! La faute de l'un, vient équilibrer celle de l'autre, comme sur la balance d'un changeur ; belle tempérance, qu'Aristote lui-même n'aurait pas reniée.

Les cloches sonnent à la volée. L'heure des leçons approche. Je me blottis pourtant sous mon édredon, non par paresse, je ne suis pas si plein de vices ! Mais parce que mon honorable logeur n'a pas pris le soin de veiller à mon bois de chauffage, parce qu'un vent froid souffle dans les rues, parce que, j'en suis sûr, l'eau a gelé dans ma cruche et l'encre dans mon encrier ! M'exhortant au courage, je m'empare de la chemise qui me sert d'oreiller et, gigotant sous l'édredon, je l'enfile. Se promener nu dans sa chambre n'est pas digne de l'attitude d'un bachelier, qui doit rester chaste et modeste en toutes circonstances – et puis, il faut vraiment trop froid. Je pose les pieds sur le carreau glacé – il paraît que c'est excellent pour calmer les ardeurs trop violentes des jeunes gens – et m'habille en hâte. J'ajuste ma bourse à ma ceinture, me peigne les cheveux – que j'ai roux et qui m'ont valu mon surnom – et me frotte les joues. Un bachelier ne doit pas avoir de barbe et moi… j'en ai un peu. Allons, cela peut encore passer… Je récite mes prières du matin – en baîllant beaucoup, certes – et me prépare à partir, fort lentement. Au moment de pousser la porte, je laisse mon regard errer le long des murs nus, sur la table couverte de parchemins – ils ne m'appartiennent pas, trois et quatre fois hélas ! Je travaille pour un libraire qui me confie des textes à copier, cahier par cahier, et je copie, je copie, piquant et surpiquant mes réglures, rubriquant mes feuillets avec un soin de couturière. Si mes sœurs me voyaient, je pense que je ne serait pas épargné. C'est qu'elles sont taquines, Anne et Marguerite ! Anne, moins, depuis qu'elle est mariée. Copier, de surcroît, est un labeur fort utile, qui paye ce que j'ai à payer – charançons et punaises compris – et qui me permet d'exercer ma mémoire.

Par saint Augustin, que ma tête me fait mal ! Les finances de ma très chère Nation y sont pour quelque chose. Elles sont simples : s'il y a trop d'argent, il faut l'aller boire. S'il n'y en a pas assez, il faut boire pour oublier le triste état du trésor ; bref, tout se rapporte à Bacchus. Et, quelquefois, à Vénus ; mais ai-je déjà précisé que je suis sage et chaste ? Pour en revenir au fait, je bats ma coulpe : oui, j'ai bu plus que de raison. Mais, à ma décharge, le vin de mon logeur est coupé de beaucoup d'eau… J'ai bu, j'ai ri, j'ai chanté contre les maîtres aux leçons trop longues, contre les chanoines qui engraissent à ne rien faire et contre le pape, aussi, parce que les chansons qui parlent du pape me plaisent assez. Les médecins prétendent que quand, comme moi, on a la tête grosse et la chevelure abondante, on ne peut pas s'enivrer. C'est faux, je peux le prouver ; et cela, mes chers confrères, prouve l'infériorité des facultés de médecine face à celles de droit et de théologie. Le brouillard de l'ivrognerie se dissipe, mais me serre le crâne avec violence ; mon épaule me fait mal… Pourquoi mon épaule, d'ailleurs ? Ah, oui, les souvenir me reviennent : il y avait là une bande d'étudiants rhénans ; Pierre Crassus, celui qui a des habits de beau drap, s'est moqué de leur accent ; on s'est insulté, les poignards ont été tirés, on s'est battu comme des bêtes sauvages. Je suis rentré moulu et fourbu chez moi, et apparemment l'ivresse s'est chargé de dissimuler le souvenir, comme une épouse pieuse se dissimule derrière son voile. Toujours est-il que, épaule douloureuse ou pas, je ne doit pas rater la leçon du matin ; je me glisse dans la rue, la tête lourde…

- Jehan !

Une voix féminine m'interpelle. C'est la fille du boulanger, Péronnelle. Une jeunesse de douze ans, aux joues roses, aux yeux aussi bleus que le manteau de la Vierge…

- Bon matin, me dit-elle de sa voix angélique.

La pauvre petite parle mal latin, mais ses efforts sont touchants. Si touchants que je la salue, et que, en pressant le pas pour rejoindre le cloître où aura lieu la leçon, je sens une étrange rougeur envahir mes joues.

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 01/03/2017 10:02:34

Bel incipit, ma foi ! Petite plongée fort sympatique dans une autre époque, et ton style ne gâche rien (j'aime toujours autant : c'est à la fois ornementé, tendre, moqueur... Très agréable en tout cas !)

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 12/04/2017 03:42:31

" ornementé, tendre, moqueur" tout à fait bien décrit je trouve ^^

Avatar de naniquolas naniquolas Mode Lecture - Citer - 12/04/2017 17:45:10

Merci, merci...