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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Hedera Hedera Mode Lecture - Citer - 27/08/2016 23:03:24

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Un petit délire à partir de l'atelier "SF level 1" proposé par Wen dans le topic dédié : http://omega.letempsdesreves.fr/thread?tid=1484&p=last
SF Level 1 (1h30, après discussion et échange de lectures sur le sujet)
Écrivez un paragraphe qui regroupe le plus de clichés possibles sur ce genre.
- technologie
- extraterrestre/vie supérieure à l'Homme
- humanité caricaturale
- maîtrise d'une technologie supérieure à celle actuelle
- dépasser une frontière que l'humanité n'avait encore jamais franchie
- le tout doit exprimer un fantasme, une projection de nos désirs, quelque chose que l'Homme essaye d'atteindre depuis toujours




Le gobelet de polyérythuène condensé est raide entre mes doigts. Je n'aime pas ce nouveau modèle, malgré ses diffuseurs de goût 3.0 et ses haut-parleurs dernière génération. Le café synthétique qu'il sécrète est encore plus infect que d'habitude. Trop sucré. Trop sirupeux. Je soupire en regardant le fond qui me reste, un liquide brunâtre saturé de saccharose et d'arômes. Caniveau, direct. La grille d'égout, repérant une substance non identifiée, commence à brailler ; mais je suis déjà loin.
Je suis nerveuse. Tellement nerveuse que ce matin, j'ai du désactiver mon soutien-gorge. J'avais peur que les battements de mon coeur n'affolent le tissu micropucé, et que l'unité centrale, convaincue d'un malaise, n'alerte directement les urgences. Ça n'a pas été facile de bidouiller l'électronique, mais, avec un coupe-cuticules et un recourbe-cils, on peut faire des miracles. Parfois, les injonctions à la beauté ont vraiment du bon.
Je sue comme un porc. Machinalement, je sors de mon sac à main en cuir d'Ullmar un vaporisateur de nanoparticules, censé éliminer les odeurs corporelles. Hors de question que je me fasse remarquer dans un moment pareil. Mes talons résonnent sur l'esplanade en aluminium de la Bibliothèque Nationale. Les quatre tours antiques, dont le statut de joyau architectural classé rend inenvisageable toute modification – et donc toute restauration - s'effritent sous la large cloche de verre qui les protège des pluies acides et des tempêtes de cendre. Dès que j'ai franchi la porte à tambour vintage, le calme des lieux me happe brutalement. Il règne dans le hall un silence de mort, à peine troublé par les pas furtifs d'un ou deux lecteurs qui passent dans mon champ de vision. Il paraît que, lors de sa construction, le premier bâtiment accueillait des milliers de personnes : j'ai peine à y croire. Cela fait quelques siècles que les cartes d'accès ne sont plus délivrées qu'à la suite d'examens minutieux, et je doute que le lieu aie jamais pu être fréquenté à ce point. Ces bibliothécaires, toujours en train de modifier leurs statistiques et de gonfler les chiffres.
Je tends mon badge à l'agent de sécurité, en me félicitant que le Consortium aie décidé, par sentimentalisme, de conserver des êtres sentients pour assurer cette tâche. Un androïde aurait analysé mon sourire, ma voix. L'agent, une affranchie Sélénienne à voir les tatouages de flammes qui marquent ses joues bleues, passe mon sac au détecteur puis valide mon pass d'un geste las, sans même vérifier ma photographie. Je ferais partie de ses supérieurs, je la virerais pour faute professionnelle grave.
J'ai raqué, mais Vlado les Mains-Vertes s'est montré à la hauteur de sa réputation. La contrefaçon est parfaite. Il a poussé le vice jusqu'à retoucher subtilement ma photographie, estompant mes rides, me refaçonnant le râtelier et allongeant mes cils. Mon clone holographique, quand je range la carte dans mon portefeuille, me sourit, un peu niaise, mais ma foi très jolie. Un obstacle de franchi. Je marche en me donnant l'air important, mais je n'en mène pas plus large qu'avant. La moquette d'aluminium étouffe mes pas, les murs dorés scintillent d'un air endormi. Même les plantes vertes, que l'on a dû placer là pour satisfaire aux quotas écologiques en vigueur, ont l'air mortes. Un autre agent de sécurité, un terrien de pure souche, lui, peut-être parce qu'il est à un poste plus important que la piétaille de l'acceuil, me toise devant la porte qui donne accès aux niveaux inférieurs.
- J'ai une carte dorée, j'annonce.
Il me sourit d'un air mécanique. Il est jeune, plutôt mignon si on aime le genre militaire, mâchoire carrée et crâne rasé. Il a des pectoraux bien fermes sous son treillis et je suis sûre que son pantalon bionique d'assaut moule à la perfection un amour de petit cul. Le Destin a décidé de me remonter le moral.
- Votre puce, madame.
Je tends ma paume vers la machine qui émet une légère lumière verte. J'adresse au piou-piou une grimace que je tente vaguement de rendre aimable :
- Ça fait longtemps que je ne suis pas venue…
Un léger bip, le chuintement des portes : tout a fonctionné. Si je tenais Vlado les Mains-Vertes, il aurait droit à un gros câlin. Avec supplément.
- Bonne journée, me souhaite machinalement le militaire.

J'ai déjà vu des holos du Grand Travelator, mais, en vrai, c'est à couper le souffle. J'ai l'impression de pénétrer dans un temple – c'est est d'ailleurs un. Des vitraux blindés filtrent la lumière du jour, puis les murs couverts de titane brossés plongent vers le Premier Niveau. J'ai visité, vers l'âge de dix-huit ans, l'astéroïde-aquarium WX-47 : dans le grand tunnel abyssal, clou de l'attraction, il régnait le même genre de lumière.
Le tapis est d'un caoutchouc qui doit dater d'avant l'âge du Grand Net. Sa couleur, sa texture, en font un matériau extrêmement précieux. C'est à peine si j'ose y poser le pied. Bon, il faut convenir que le Grand Travelator, malgré sa perfection esthétique, est extraordinairement lent, mais cela ne fait que renforcer la solennité de l'acte. Trois minutes, quatre minutes ? J'ai le temps d'examiner la fresque qui se découvre au fur et à mesure que je plonge dans les profondeurs de la Bibliothèque. On y voit la Connaissance, ailée et minaudante, donner l'accolade au fondateur de la bibliothèque, un dictateur préhistorique dont j'ai oublié le nom. Je lui adresse tout de même un généreux salut.
Les espaces du Premier Niveau sont couverts d'un épais tapis rouge, si moelleux que j'y ferais bien une sieste. La Connaissance est née avec une cuillère de platine dans la bouche, faut croire. Quatre couloirs se joignent pour former un cloître, et derrière les parois de verre un jardin de pierres sèches achève de mettre l'heureux élu qui le contemple dans un état propice au calme et à l'étude. Pas un écran, pas un projecteur, même pas un petit haut-parleur : c'est tellement archaïque. Et tellement hors du temps.
Je m'accorde un moment de flânerie, du moins en apparence : je marche tout droit vers l'emplacement que j'ai choisi pour accomplir ma mission. Mon choix s'est arrêté sur la salle Oméga, qui remplit les conditions idéales : renfoncée dans un angle, sans doute sous l'une des quatre tours, et dont la banque d'accueil, sans doute à la suite d'une lubie de l'architecte, n'est pas placée à l'entrée, mais vers le mur du fond, et ainsi isolée des regards par de massives étagères de bois. Je prends une grande inspiration : l'air, ici, est si pur... Ni trop sec, ni trop humide, sans odeurs ni pollution. Un délice.
Un bibliothécaire trône sur un fauteuil de carbone biclassé. Il somnole derrière sa coque de protection anti-contact ; sur ses lunettes de classement défilent des suites de chiffres. Ses quatre bras articulés sont au repos. Aucun militaire en vue, aucun bibliodroïde, et aucun drone de sécurité. Carila et sa bande ont bien bossé, apparemment : je les ai grassement payé pour qu'elles aillent foutre le bordel du siècle en salle D, à l'autre extrémité de la bibliothèque. Le timing est parfait : nous en sommes à l'instant clé où le désordre commence à devenir apparent, et où les autorités compétentes, réunies sur le lieu de l'incident, ont déjà rameuté les troupes mais hésitent à cantonner les usagers dans leurs salles. Parfait.
- Puis-je vous aider, madame ?
Le bibliothécaire, affable, s'est redressé. Le capteur qu'il porte au niveau du coeur clignote. J'ai tenue, jusqu'ici, ma main droite glissée dans mon sac à main. Dans la doublure, tissée de plomb, j'ai dissimulé mon arme. C'est un bête gadget de farces et attrapes, qu'on utilisait du temps de nos grands-parents pour le terrorisme anti-publicitaire : mettre les holos en panne, brouiller les ondes, ce genre de choses. Inefficace sur les systèmes actuels, sauf bricolage.
Et le bricolage, j'adore ça.

L'effet ne se fait pas attendre : le capteur du bibliothécaire devient rouge vif et clignote frénétiquement. Son écran abdominal, lui, a pris une jolie teinte bleue. Ses brassards mémoriels vibrent en ronronnant ; ses bras sont agités de soubresauts. Et puis, il se relâche. Pas d'alarme, rien. Tout en douceur. Ne nous laissons pas emporter par le triomphe : je peux encore tout foirer. Je passe d'un saut derrière le bureau. Je n'aurais pas besoin de bouger le fauteuil, heureusement, car un bibliothécaire en tenue complète pèse dans les deux-cents kilos. En calculant bien, il suffit d'une poussée pour le faire basculer, le front en avant. Mais, avant, je prends une dernière précaution, en tirant de la doublure de mon sac – décidément pleine de ressources - une petite pastille qui, en craquant, libère un champ de force. Ainsi, nous serons seuls tous les deux, à l'abri des aggressions, le temps que je puisse mener à bien ma tâche.
La combinaison du bibliothécaire, conformément à mes informations, possède un trou rond à la base de la nuque. Je jubile. C'est presque trop facile. D'un geste sec, je remonte mes cheveux, que j'avais gardé lâchés, et de l'autre main, j'extirpe un câble de mon sac. Un câble informatique, tout simple, innocent. Sauf que j'ai moi aussi, à la base de la nuque, un port multimédia directement relié à mon cerveau. Et que si j'insère le câble là où il faut, il ne sera plus innocent du tout.
Le moment est venu. Je tremble. Il faut le reconnaître, je tremble d'espoir et de soulagement. Je dirige l'autre extrémité du câble vers le bibliothécaire.

Il paraît que quand vous atteignez le but de tout une vie, il arrive que le temps se fige, pour mieux vous laissez apprécier votre victoire. Et, qu'à l'heure de votre mort, c'est votre vie passée que vous voyez défiler devant vos yeux.
Comme je combine les deux, je suppose que ça s'annule. Alors, pour compenser, à l'instant où le déclic caractéristique se produit, et que les informations commencent à remonter le long du câble, je récapitule ce qui va se produire dans les prochaines secondes.

Une décharge électrique va parcourir mon cerveau, qui va griller sous le choc. C'est prévu. Le programme que j'ai logé dans ma boîte crânienne, bien à l'abri, va se déclencher. Des ondes agiteront la data-sphère, d'abord quelques vaguelettes, puis, après quelques flux de données, un véritable déluge d'informations. Mon corps n'aura été qu'un vecteur, comme le câble avant lui, comme le bibliothécaire, uniquement maintenu en vie par sa combinaison : un chemin tout tracé vers la mémoire de la Bibliothèque.
Quand tout sera fini, l'énergie numérique qui me maintenait debout se coupera brusquement, et mon enveloppe charnelle, désormais inutile, s'écroulera à terre. Ils la trouveront effondrée aux pieds du bibliothécaire en état de mort cérébrale, sa combinaison à demie fondue. Ses capteurs ne fonctionneront plus, mais l'écran sera encore en état de marche. Relié non plus au catalogue interne de la bibliothèque, mais au réseau universel.

Et ils verront fourmiller, sans cesse lus, sans cesse partagés, accessibles à tous, les siècles de savoir qu'ils avaient cru bon de tenir hors de portée du monde.

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 29/08/2016 23:11:31

J'aime toujours autant la ccl Grand Sourire

Avatar de Zinzolin Zinzolin Mode Lecture - Citer - 09/09/2016 11:11:33

Wouah ! Ce que je trouve génial, c'est que c'est un texte assez court et un concentré de clichés, effectivement, mais tu ne nous expliques rien d'une manière qui donnerait l'impression que le personnage sort de son rôle, et qu'il y a vraiment une histoire, qui est le but de tout ça. Bref, je me suis sentie directement immergée, comme si j'étais déjà censée connaître l'univers, et moi aussi j'adore la chute et le jeu entre extrême modernité et "passé" que l'on connaît nous. Chapeau !