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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Jeff Jeff Mode Lecture - Citer - 22/10/2015 22:52:36

J'ai couché avec la mort

On ne choisit pas son destin, ce déterminisme auquel ne croient pas les plus heureux, et celui auquel sont réduits les sujets de la fatalité. Croire au destin, c'est accepter sa mort prochaine. Ce qui m'effraie le plus dans la mort, ce n'est pas tant le fait de ne plus exister. Car oui, lorsqu'on meurt, notre âme ne s'envole pas vers les nuages. Ce n'est que pure fantaisie, une fable qu'on nous met en tête afin d'être rassurés. Ce qui m'effraie vraiment dans l'idée de mourir, c'est qu'on plonge nos proches dans un état pire que le nôtre, et que nous ne sommes plus là pour les en consoler. Mais puisqu'il le faut, mourir me semble une évidence de la vie, l'étape vers laquelle il faut aspirer tout au long de son existence. On ne peut certes pas toujours choisir comment se présenter à elle, mais on peut décider de lui tendre la main au moment opportun. Je vais vous conter comment je l'ai rencontrée, cette dame pâle, cette cavalière des moissons.
La maison était posée à flanc de colline au milieu des pins et des fougères. C'était un endroit paisible, un Eden de fleurs et de marbres gravés. Derrière les portes s'ouvraient un large couloir très aéré, avec de chaque côté, dans une symétrie millimétrée, des arches hautes, et par delà de grandes salles meublées où gambadait un air de piano. La dame qui vint m'accueillir était jeune et ravissante, avec aux lèvres un sourire de toute beauté qui réchauffait le cœur. Elle portait sa tenue de travail, un croisement entre un chemisier et une jupe d'un blanc impeccable, qui mettait en valeur ses formes sans non plus les rendre plus orgueilleuses. Je mentirais si je disais que dès cet instant je ne m'épris pas de désir pour elle. C'est là l'effet commun qu'ont toutes les belles femmes sur les hommes. Mais lorsque je plongeai mes yeux dans les siens, je sentis comme un malaise tomber sur mes épaules. Une lueur étrange brillait au fond de ses pupilles, une flamme gourmande et sournoise. Et soudain j'eus le sentiment que je n'étais pas à ma place, que rien de tout cela n'allait encourager ma guérison. Je me tournai vers mes parents. Ils avaient l'air confiant, celui qu'on affiche lorsqu'on est certain d'avoir pris une bonne décision, et tout en me prenant dans leurs bras, ils me souhaitaient du courage jusqu'à nos retrouvailles. Ils me laissèrent, seul avec l’Hôtesse qui me présenta par la suite aux autres pensionnaires. Tous, sans la moindre exception sinon moi, avaient plus de soixante-dix ans. Ils étaient assis par groupes de trois ou quatre, soit autour d'un jeu de société, soit devant la télévision qui beuglait. Ils portèrent sur moi des regards étonnés, ce qui me conforta dans l'idée que je faisais tâche dans ce décor, que ma place était ailleurs. A leur étonnement succéda comme une profonde tristesse. Certains la refoulèrent sans mal avant de souhaiter ma bienvenue, tandis que d'autres demeuraient dans une peine inconsolable.
Les premières nuits, je ne dormis pas. Je me refusais à ce lit trop dur, cette couverture trop chaude sous laquelle j'étouffais. Je faisais les cents pas dans ma chambre, lisais un livre quand je ne regardais pas la lune resplendir au dessus des bois. Et puis, quand je fus enfin las de ne voir que l'obscurité de ma chambre, je sortis me promener dans la maison silencieuse. Tout dormait, contrairement au jour baigné d'un constant vacarme. Le sol était d'un froid agréable aux pieds, et à peine quelques pas plus loin, je décidai de coller mon corps entier contre cette ivresse passagère. Je restai là à fixer le plafond, à jouir du silence et du marbre. Le long couloir était rythmé par les portes des chambres, où dormait derrière chacune une âme bientôt mûre pour la moisson. Cette idée ne m'effrayait aucunement. La première fois que la Veilleuse me surprit, elle crut à une fugue, et s'empressa d'allumer toutes les lumières de l'étage et courir à mes trousses. Elle n'eut pas la moindre difficulté à me rattraper, puisque je ne fuyais pas. J'étais à ce moment perché sur la fenêtre, à contempler d'un angle différent la lune s'évanouir à travers les bois. La Veilleuse paraissait plus jeune que l'Hôtesse, sinon mieux préservée, et d'une beauté plus enivrante. Elle avait les lèvres rouge sang, les cheveux d'un ébène mat et profond, et les yeux d'une louve qui guette dans la nuit. Si j'avais eu son âge, bien que je n'en étais pas très éloigné, je pense, non, j'aurais, sans hésiter une seule seconde, entrepris de déceler le mystère caché dans les battements de son cœur. J'aurais appris chacun de ses mots comme une mélodie, j'aurais voulu poser ma peau comme sur le marbre du couloir et y dormir toute la vie. Je lui parlai de mes insomnies, de ma solitude. Son visage restait impassible, figé dans la pierre. Sa moue n'était ni triste ni joyeuse, mais d'une neutralité inébranlable. Pour le peu que j'entendis de sa voix, je la trouvai à la fois douce et glaciale. Vers trois heures du matin, le sommeil me gagnait peu à peu, et je fus contraint de retourner à mon lit. La Veilleuse me conseilla d'aller dès le lendemain auprès de sa collègue demander des cachets pour la nuit. Je m'endormis comme une pierre sur du coton et ne rêvai pas, comme à ma triste habitude.
Au lendemain, je m'empressai d'aller voir la jeune femme et lui faire part de ma requête. Ce ne fut pas long. Quelques minutes après m'avoir laissé près du buffet du petit déjeuner, elle revint avec une petite boite de gélules rouges qu'elle posa dans mes mains en même temps qu'un sourire dans les yeux. Puis, elle m'incita à prendre quelque chose à manger, surtout si je ne m'étais reposé qu'à peine quelques heures. La journée passa comme une messe de dimanche matin : dans l'ennui le plus plombant. Le matin, on nous faisait faire des ateliers de parole, où il fallait discourir avec ses voisins du temps qui se rafraîchit, des cerises qui n'ont pas mûri à la dernière saison, et de toutes les autres choses de la vie qui échappent à l'intérêt d'un jeune garçon. Puis, après un repas passé à regarder une mauvaise série à la télévision, l'après-midi replongeait dans le même rituel des jeux de société sur fond de piano monotone.
Le soir arriva enfin. Une fois dans ma chambre, je mis mon pyjama et, déterminé à dormir, avala une des gélules avant de me coucher. L'effet fut presque immédiat, et d'une douceur inquiétante. Je rêvai, pour la première fois depuis des années, dans un monde proche de la réalité. L'Hôtesse entra dans ma chambre. Elle me considéra un moment, et referma la porte. Ses pas étaient muets sur les dalles, puis ils s'enfoncèrent dans mes draps jusqu'à ce qu'elle s'assit sur le bord du lit. « Comment c'était ? », me demanda-t-elle. Je répondis que tout avait été très vite, et pourtant avec une telle légèreté. Alors elle sourit et se pencha sur moi. Ses deux seins bombaient son chemisier entre-ouvert, et à la vue de son visage qui s'approchait du mien, j'espérai de toute mon âme que rien de ceci ne fut un rêve. Elle posa un baiser sur ma joue et glissa à mon oreille. « Si tu veux un jour pouvoir guérir, il faut que tu continues ton traitement. Prends une gélule tous les soirs, et tu seras sauvé. » Mon cœur s'emballa dans un trépignement sauvage. Tout dans mon corps la désirait. Et je désirais tout du sien. Comment se refuser à tant de charmes ? Elle se retira doucement. J'entrevis à nouveau la lueur dans ses yeux. Une ardeur prisonnière murmurait, tapie dans ses sombres globes. La porte claqua sur le visage de la Veilleuse qui me guettait.
Les jours passèrent de plus en plus longs. Le désir de la nuit s'était imprimé dans mon esprit. Je ne pensais qu'à cela, du matin au soir, et je lançais à la jeune Hôtesse des regards pleins de folie. Elle les recevait sans trop laisser ses émotions ressurgir et reprenait sans tarder ses occupations. L'attente était une torture que les gélules rendaient salutaires. Elle valait la peine d'être endurée, tant qu'à la clé mes rêves étaient réchauffés sous les étreintes endiablées de mes nuits d'ivresse. Et chaque soir, ses lèvres m'imploraient de ne pas oublier mon traitement du lendemain. Après une semaine passée à observer depuis la porte, la Veilleuse se permit d'entrer et de nous regarder, assise sur la chaise, juste sous la fenêtre. Ses ordres dirigeaient nos ébats, ou plutôt les ébats entre l'Hôtesse et mon corps amorphe où résidait un esprit latent. Sa voix autoritaire avait l'inflexion de son regard de marbre. Elle avait abandonné son air neutre, et rien qu'à l'idée qu'elle me percevait comme une projection de ses fantasmes, j'avais l'ardent désir qu'elle me possède. La passion dans son visage était brutale. Toutes les douceurs de son corps étaient soulignées par un trait noir de fermeté et de discipline. C'était elle que je désirais le plus dans l'effroi qu'elle m'inspirait. Elle me demandait parfois de doubler la dose de gélules, et l'effet en était décuplé. Les nuits torrides résonnaient comme une décennie de plaisirs, et mon apaisement en était plus intense.
Une nuit comme celles-là, aucune de nos délices n'avaient été aussi fulgurante. L'Hôtesse me saisit comme jamais auparavant, m'entraîna dans sa chute et ses mouvements, sans que ses yeux ne me quittent. Elle me dévorait à petites morsures de paupières. Plus son regard se rassasiait de mon corps, plus une extase se hérissait dans mon échine. Je me sentais nu. J'étais nu. L'âme hors de la chair, hors de l'esprit. Je résistai néanmoins face à tant d'agitation et retrouvai ma conscience. Lorsqu'on eut fini, elle soupira, rit avec une certaine retenue et revint près de mon visage. « Te voilà bientôt guéri de tous tes maux. » Elle déposa un baiser sur mes lèvres et s'en alla avec la Veilleuse.
Cette fois-ci le réveil fut différent. Mes tempes étaient comme écrasées sous la fatigue, mes muscles à bout de leurs forces. Je respirais fortement. Le ciel était rouge, les nuages noirs sous un soleil inexistant. Tout brûlait. Les arbres étaient d'immenses brasiers léchés de flammes et crépitants. Le jardin était jonché de ronces qui plongeaient dans l'herbe roussie telles des cicatrices creusées au couteau. La pente qui descendait à travers les bois semblait mener vers un précipice infernal. Je me retournai et courrai, arrachai la porte hors de ses gonds dans un vacarme assourdissant. Le sol craquait sous mes pas, les murs suintaient le sang et les portes étaient autant de dents disposées sur la mâchoire d'un molosse enragé. Elles claquaient, grondaient, se brisaient dans leurs échos. Un bourdonnement profond rugissait depuis les entrailles du monde et faisait branler l'horrible bâtisse dans un pulsation puissante. J'eus envie de sauter par la fenêtre, en priant que, si j'étais réveillé, je mourrais sur le coup, et que si je ne l'étais pas, le choc me tirerait hors de cet enfer. Des cris lointains me parvenaient depuis l'extérieur et le rez-de-chaussée. Des cris de porcs qu'on égorge, pendus à un crochet en fer la tête en bas. Un vent me poussait vers les escaliers. Malgré mes efforts pour lui résister, je fus aspiré comme une poussière et recraché au pied des marches. Elle était là. Devant moi, le dos tourné. Au moment de l'appeler, je me souvins que je ne connaissais pas son nom, et ne poussai qu'un gémissement où se mélangeaient douleur et espoir. J'étais presque debout quand elle se retourna. Son visage était celui d'une gargouille. Sa bouche s'allongeait en une gueule fournie de crocs énormes et aux babines larges retroussées. Son nez avait perdu toute sa finesse, ses paumes creusées renforçaient son teint cadavérique. De longues oreilles pointaient vers son front. Seuls ses yeux n'avaient pas subit de métamorphose. Leur contour certes était plus prononcé, mais je reconnus la lueur étrange qui m'avait frappé la première fois. Du sang coulait le long de ses crocs et trempait ses babines qu'elle parcourait avec sa langue. Au sol gisait une multitude de corps. Ce n'était pas ceux des pensionnaires. Ils s'empilaient à mesure que la créature les dévorait, et j'avais le sentiment que j'allais très bientôt les rejoindre. Elle fit un pas en avant, puis un autre, encore et encore, et ses mains larges et griffues, en empoignant ses seins humains et sa tunique, déchirèrent le tout comme un vulgaire tissu. Son corps entier de gargouille fut enfin révélé, une écorce de muscles et de cuir, de griffes et de flammes. Je n'eus pas le temps de la voir bondir que déjà elle m'arrachait les bras et le visage.
L'illusion disparut soudain. Je passai d'une réalité à une autre comme on cligne les paupières, et me retrouvai à terre, maîtrisé par un assistant médical. Il ne desserra pas sa prise, bien que j'arrêtai de gesticuler vainement. Une piqûre s'insinua dans mon bras, et je plongeai dans un sommeil sans rêve. On me retira mes gélules, sous prétexte qu'elles agissaient mal sur ma maladie, et on m'enferma dans une autre chambre, plus étroite, plus fade, sans fenêtre, et avec quelqu'un pour surveiller ma porte et endurer mes cris. Les visions redoublaient. Elles empiraient à mesure que les jours passaient. Personne ne me parlait plus. Je ne sortais plus. Les repas arrivaient par une trappe dans la porte et ressortaient intacts de l'autre côté. Le sommeil et la force me manquaient. J'avais faim. Faim de mes petites gélules et de mes ivresses sexuelles. Faim de cette douceur qui me saisissait même dans mes cauchemars.
Une nuit, je trouvai la porte ouverte. Croyant à une ruse, je m'approchai avec méfiance, prêt à bondir sur quiconque se tiendrait dehors. La douleur dans mon crâne s'était estompée. Personne ne se fit ni entendre ni voir. Le silence pesait sur la maison. Je sortis dans la hâte, et déboulai dans un couloir que je ne connaissais pas. Du bruit se fit entendre, je décidai de me cacher dans ce qui était indiqué comme un placard à balais, et qui se révéla comme tel. Je plongeai jusqu'au mur dans cette mer de balais, brosses, serpillières et autres seaux et produits. Les pas s'approchèrent, et ce faisant, je remis en cause le choix de ma cachette. La porte du placard s'ouvrit sur un homme gros et sale. Je le distinguais à peine de là où j'étais, mais suffisamment pour voir son tablier de personnel ménager et sa barbe irrégulière. Il s'empara d'une serpillière et d'un seau et me plongea à nouveau dans l'obscurité. Apparemment, ma cachette n'était pas si mauvaise. Ou peut-être avait-il agit machinalement, sans se douter une seconde que je pouvais être là. Je sortis peu après, à pas de loup au cas où il traînait encore dans les parages. Je me dirigeai vers les escaliers quand je le vis dans la chambre que j'avais fuie quelques minutes plus tôt, serpillière à la main, laver le sol en sifflotant. Sans m'attarder plus longtemps, je remontai vers les couloirs que je connaissais et déboulai gaiement dans le salon vide. Je me rappelai mes nuits d'insomnie à profiter du calme de la nuit. C'est si apaisant, et oppressant à la fois. Je fermai les yeux sur mes rêveries. Ce n'est que lorsque je les rouvris que je le vis. Lui. Le corps. Sous un drap de soie blanche, les pieds en dehors qui pendaient mollement sur le côté. Il gisait sur un brancard d'hôpital, mort. Je m'approchai de ce macabre spectacle, avec une once d'appréhension qui me tailladait la poitrine. Je soufflai le voile dans la même hésitation qu'un courant d'air, et découvrit que son visage, ses yeux clos, ses joues, ses lèvres, tout de ce qui était à lui était à moi. Je redécouvris ma maigreur squelettique, mon crâne rasé de près rongé par les marques du laser. Alors la mort apparut dans sa cape pâle comme la lune, flottant dans l'air comme un étendard sous la pluie. Son visage était le même que toutes ces nuits, elle que j'avais tant désirée ! Certains diraient que sa neutralité aurait découragé les plus braves, que si la mort devait se présenter à nous, elle devait soit nous faucher sans concession, soit nous mener en toute confiance dans son royaume. Je dirais plutôt que c'était là son atout le plus fort pour m'attirer à elle et vouloir en apprendre les secrets. Je souhaitai aller à sa rencontre comme on découvre un à un les charmes d'une femme et leur fatalité. Elle me prit la main, avec plus de soin qu'elle n'avait usé pour m'ôter mes supplices, et m'emmena là où j'avais toujours attendu d'être.