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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Brumepin Brumepin Mode Lecture - Citer - 12/05/2015 12:10:55

Le corps tuméfié de coup. Le supplice avait duré vingt bonnes minutes. Killian avait pris soin de ne pas le frapper au visage et de préférence dans le bas du ventre. Partout des hématomes commençaient à naître. Des crampes à chaque mouvement, le patron restait allongé par terre. Il faisait le mort et n'osait même pas gémir de peur de prendre de nouveaux coups.

Son agresseur s'était affalé dans le lit, près à bondir au moindre geste de sa victime. Il continuait de lire tranquillement le New York Times. Plusieurs points restaient nébuleux dans son esprit, mais l'essentiel était clair. Il n'y avait même à discuter. Il fallait punir, ici-même ou cela ne serait jamais fait, surtout pas dans un tribunal ! Killian appliquait la loi du talion à la lettre. La troisième loi, s'il en fallait une, à Rikers Island. Œil pour œil, dent pour dent. Sans discuter.

La porte s'ouvrit d'un coup sec et la silhouette de Walker apparut dans la lumière blafarde du couloir. Son front était plissé et son regard furtif. Il déposa un dossier sur la table à côté du lit. Lorsqu'il découvrit le corps du Patron gisant à même le sol, il fut pris de panique. Il referma la porte, alluma sa lampe torche et prit Killian par le col de son T-shirt.

- Tu m'avais assuré que tu ne le tuerais pas.

- Il n'est pas mort, contesta Killian

- Juste un peu assommé ?

- C'est ça !

- Prends-moi pour un con ! – Il s'apprêta à le frapper avec sa matraque

- Vérifie son pouls, assura le prisonnier.

Walker lâcha Killian et tata le poignet de l'homme allongé par terre. Il battait à plein régime. Cette fois, Le patron ne pouvait pas sauver les apparences. Il était terrorisé.

- Alors ?, Demanda Killian

- Il est mort de trouille, il est vivant.

Un silence de cimetière s'installa sur la banquise de béton. Le patron osa un léger mouvement de tête vers Walker, accroupi à ses côtés ; Killian se tenait derrière sur le lit, à l'affût, prêt à bondir.

- Désormais tu arrêtes ça. Tu sais ce qu'il s'est passé. Tu sais pourquoi il est ici...

- Et pourquoi devrais-je arrêter ?, coupa le prisonnier. J'ai à peine commencé le travail.

- Tu arrêtes, c'est un ordre !

- Personne ne donne d'ordre à l'intérieur des cellules, tu le sais bien.

- Tu veux goûter de ma matraque visiblement.

- Vas-y ! Je t'en prie. Cependant, je ne doute pas que ton capitaine sera très curieux de savoir ce qu'il est arrivé au patron quand il est rentré du tribunal, et comment j'ai eu accès aux nouvelles pour mieux déchaîner ma colère.

- Déchaîner ta colère... Je croyais qu'il était question de justice.

- Nous n'allions pas lui faire un procès tout de même !

- Sa culpabilité n'est pas prouvée et son procès n'aura pas lieu. Autant le faire ici, non ?

- Prouver sa culpabilité ? Les journaux semblent clairs, pourtant...

- Ils le sont. Je crois juste qu'ils ne sont pas allés jusqu'au bout des choses.

- Jusqu'au bout des choses ?

Le gardien indiqua du regard le dossier qu'il avait posé sur la table. Le prisonnier s'en empara, le lut, jaugea chaque page. La moue de son visage laissait deviner un certain scepticisme. Il lança un regard pénétrant à Walker.

- Où as-tu trouvé tout ça ?

- On file un flic français depuis un bout de temps. Pas n'importe qui, un haut gradé, un type important là-bas. On a des soupçons sur lui.

- Des soupçons ?

- Proxénétisme. On pense qu'il joue de son poste pour faire venir du « matériel » assez régulièrement à Washington. Et devine qui s'amuse avec tout ça ?

Killian jeta un regard vers l'homme au sol, à la fois dégoûté et amusé.

- Comment as-tu fait le lien ?

- Ils se connaissent, ils sont bons amis. Le flic vient lui rendre visite très régulièrement avec son « matériel ». J'ai épluché le dossier. J'y ai passé toute mes nuits depuis qu'il est ici, c'est une trouvaille toute fraîche.

- Et qu'est ce que tu veux faire maintenant ?

- Ce que je sais faire de mieux. Un interrogatoire. Vérifier ce que j'ai déduis. Ca sera d'autant plus facile de lui faire cracher le morceau que...

- … tous les coups sont permis dans cette cellule, conclut Killian.

Cette dernière phrase prononcée termina de conclure une complicité entre le gardien et le prisonnier. Sans rien se dire, ils s'étaient mis d'accord pour lui faire cracher le morceau. Le patron passerait aux aveux. Ils avaient la nuit pour le faire craquer.

Walker prit une chaise et s'assit en face du lit. Killian se chargeait de réveiller Le patron. Ce dernier avait tout entendu bien sûr. Il tenta une protestation et bafouilla quelques mots que ni le gardien, ni le prisonnier ne comprirent. Le vieil homme ne sut pas se lever. Son codétenu le prit alors par dessous les épaules et le jeta sur le lit, en face de Walker.

- Merci Killian, déclara le gardien.

Le prisonnier tressaillit. Un gardien venait de l'appeler par son prénom. C'était la première que cela arrivait depuis qu'il était ici.

- Tu feras quoi de ses aveux si jamais il y passe ?

- Je ferai une petite excursion en France. Là-bas, c'est assez compliqué d'acheter la justice. Plus compliqué qu'ici en tout cas. Il est possible d'y faire des témoignages anonymes.

- Ca marche

Killian alla s'assoir contre le mur et attendit que le spectacle démarre. Il n'y avait qu'un seul projecteur : la lampe torche du gardien braquée sur le visage du Patron. Un instant, Walker sonda l'âme de l'homme qu'il avait en face de lui. Il s'agissait là de l'homme le plus puissant de la planète. Et il savait désormais que c'était aussi un grand criminels. Le rêve de chaque flic. Obtenir les aveux du plus grands bandits du monde, preuve irréfutable de sa culpabilité.

Walker songea à toutes les questions qu'il pouvait lui poser, là, maintenant, ici, à cet instant même. Combien de vies et de familles détruites sous son aval ? Combien de mains serrées aux réunions « Bilderberg » ? Combien de guerres financées à ses frais ? Combien de personnes mises à la rue en toute connaissance de cause ? Combien de pays écrasés de dettes par son despotisme ?

Combien ?

Ce n'était pas là, la question que Walker avait l'intention de poser. Nul ne savait y répondre et encore moins le principal responsable de ces méfaits. S'il tombait dans cet écueil, c'était là une perte de temps. Les questions qu'il avait à poser, appelait des réponses précises. Il était impossible de mentir, de s'y dérober comme il avait dérober tant de monde. Il fallait attaquer sur ce point, loin des bons sentiments et de la morale. Des faits, juste ça. Des faits. Même si en son for intérieur, Walker y voyait un tout.

Ce sentiment d'être intouchable, de se tenir si loin du monde des hommes que l'on en parvient à croire que l'on peut échapper à leur justice. Pourquoi avoir joué ce jeu pendant tant d'années ? Pourquoi ne pas avoir quitté ce circuit dont on finit toujours par chuter ? Pourquoi chercher à toujours aller plus haut ? Pourquoi n'avait-il pas pris conscience qu'il était allé trop loin ? Pourquoi avait-il cru qu'il s'en tirerait à bon compte ?

Pourquoi ?

Et aussi cette autre question, comment en arrive-t-on là ?

Comment ?

Ce qui poussait Walker à effectuer ce procès non-équitable, c'était un sentiment. Le sentiment d'être mû d'une mission de la plus haute importance. Une mission délicate qui réclamait à la fois tact et fermeté. Une mission dont l'objectif était de répondre à une question existentielle.

Le maître du monde avait-il encore en lui une part d'humanité ?

Note de l'auteur :

Cette nouvelle a été écrite pendant les événements du mois de mai 2011 qui ont vu Dominique Straus-Kahn, alors directeur du Fond Monétaire International, être arrêté à l'aéroport JFK de New-York parce que mis en cause d'une affaire d'agression sexuelle sur une femme de chambre. Lors de la procédure judiciaire, sa liberté sous caution ne lui est pas accordée. Dominique Strauss-Kahn passera alors une courte semaine dans une prison new-yorkaise nommée « Rikers Island ».

Rappelons que, dans cette affaire, Dominique Strauss-Kahn a bénéficié d'un non-lieu au pénal le 23 août 2011. Au civil, c'est une « transaction financière » qui mettra fin aux procédures engagées par sa victime.

Dominique Strauss-Kahn est actuellement jugé au tribunal de Lille pour une affaire de « proxénétisme aggravé en réunion ».

Cette nouvelle propose un récit imaginaire du séjour de Dominique Strauss-Kahn à Rikers Island.