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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de Wensaïlie Wensaïlie Mode Lecture - Citer - 25/04/2015 00:26:35

Bonjour à tous !

Une nouvelle histoire courte sur l'Univion ? Et oui la voilà !
(pour une lecture plus confortable)

Ombre voyageuse



Après le Grand Cataclysme (qui s’avéra être une respiration trop brusque de l’Univion qui faillit réduire notre Monde à néant), les habitants de ma planète s’unirent sous le dogme du Père (personne ne se souvient de son vrai nom).
Le Père était fort, volontaire et cultivé. Le Père nous promit qu’en choisissant sa voix, nous échapperions définitivement à la colère de l’Univion. Nous avions peur, nous étions traumatisés au plus profond de nos êtres, seule une conscience grégaire subsistait en nous. Nous décidâmes de suivre le premier berger qui nous tendit la main.
Vous vous en doutez, la voix du Père ne séduisit pas tout le monde. Certains dénoncèrent Ses intentions. Le Père était un usurpateur, un menteur et un manipulateur. Le Père profitait de la situation pour s’approprier le pouvoir, Lui que le sénat (désormais inexistant) avait toujours refusé d’accueillir en son sein.
Les rebelles se réfugièrent dans les villes dévastées par le Grand Cataclysme et oubliées par le Père. Seul le Cœur (notre capitale) avait eu droit à sa réédification. Les campagnes désertiques et les ruines des autres citées nous rappelaient qu’il était notre unique espoir. Loin de Ses mots, loin de Son influence, tout n’était que mort et désolation.

*

Avant le Grand Cataclysme, nous possédions tous un talent. Certains Marcheurs parlaient de Magie. La puissance de ces talents variait selon le sujet. Leur nature aussi. Qui faisait pousser les cheveux, qui tordait le métal, qui déplaçait des meubles, qui provoquait des invasions d’insectes, qui murmurait aux vents, qui pulvérisait, d’une pression, le moindre objet sous ses doigts.
L’utilisation de notre talent dépendait de deux conditions : être ancré dans l’Univion et être habité par la joie. Vous comprenez pourquoi nous ne possédions plus ces pouvoirs. Trop de morts. Chacun de nous avait au moins perdu un être cher dans la catastrophe.
Mais pas seulement. Une personne triste peut surmonter son chagrin et retrouver le goût de la vie. Chaque peine mutile l’esprit mais les blessures qui en résultent sont des blessures qui guérissent, qui s’oublient. Pas comme les miennes.
Les gens les plus à plaindre étaient ceux qui, comme moi, ont perdu contact avec l’Univion. Lors du Grand Cataclysme, j’ai été ensevelie vivante sous la Tour des Archives, où je réalisais mon apprentissage (j’étais une scribe des plus douées, puisqu’il faut le préciser). On m’a retrouvée deux jours plus tard, prête à rejoindre mes ancêtres. Les Valmek (notre clan de guérisseurs) mirent tout en œuvre pour me ramener à la vie. Ils y parvinrent. Mais ils ne purent me rendre mes jambes, broyées par les pierres de taille, par les doubleaux, par les chevêtres et par ces maudits livres.
J’étais sauvée pour les statistiques. J’aurais préféré quitter ce monde plutôt que d’y vivre en parasite, privée à jamais de mon talent et de mes jambes. J’ai honni cette chaise à roues dans laquelle on me forçait à m’asseoir tous les matins. Je l’ai honnie plus que ces ****** de livres. Et je la déteste encore.
Je sentais parfois mes membres perdus. La nuit. Je me réveillais en sursaut, en pleures, en nage. Misérable que j’étais.
Je ne vous ai pas précisé que le lien avec l’Univion s’établit par le sol, donc par les pieds. J’ai essayé, avec mes deux moignons pitoyables. J’ai essayé de m’ancrer dans l’Univion. J’ai complètement détruit le travail des Valmek. Une de mes artères a explosé et je suis restée trois ans dans le coma.
On dit que les grands maîtres pouvaient s’ouvrir à l’Univion par les mains, le cœur et l’esprit. Si d’aventure l’un d’eux avait survécu, il n’aurait jamais gaspillé son temps avec moi. À mon réveil, mon talent n’était plus d’aucune utilité à notre Monde. Je vous ai dit que j’étais une scribe des plus douée. Grâce à mon don. Il me suffisait de lire un texte dans une langue (inconnue sur le moment donc) pour la maîtriser aussitôt dans son ensemble. Le jour de mon accident, je parlais les idiomes des treize clans de notre planète et cinq dialectes anciens. Mais dorénavant, seul le Cœur battait. Les mots des uns et des autres s’étaient mariés, uniformisés. Nous étions trop peu nombreux pour nous épuiser en langages différents.
D’une carrière à l’avenir prometteur, je passais à une existence des plus apathiques. J’étais la Reine des inutiles et mon talent était mort à jamais.

*

Pendant le Grand Cataclysme, Alyn (15 ans) mourut dans une explosion d’éon (notre source d’énergie) de l’hospice principal, d’après les journaux encore distribués malgré la fin du monde. Le Temple venait en fait de simuler sa disparition afin de la protéger. Elle. Et son nouveau talent.
Tétraplégique, Alyn avait développé un don qui lui permettait de s’affranchir de sa condition physique. Elle avait trouvé le moyen de prendre possession de son ombre et de la rendre indépendante de son corps. Petit à petit, elle découvrit les possibilités de ce pouvoir : se cacher presque n’importe où, épier des conversations intéressantes, influencer une ombre pour amener son propriétaire à changer d’avis… Pour Alyn, ce don signifiait une liberté absolue. Sa seule contrainte : ne pas se retrouver dans un lieu clos, où trop de lumière supprimerait toute zone enténébrée.
Bien que le Temple gardait l’existence d’Alyn secrète (il la cachait dans l’Aureum – le couvent – avec les Sœurs), le Père finit par tout découvrir. Pour Lui, Alyn représentait l’outil idéal pour éliminer les rebelles.

*

C’est ainsi que le Père dénicha son arme ultime : les Arpenteurs.
C’est ainsi que se créa la CESO, Cellule d’Espionnage Secrète par les Ombres.
C’est ainsi qu’une Sœur vint me chercher, dans l’hospice miteux de mon quartier, quand je sortis du coma.

*
Je fus la troisième à intégrer la CESO. Le deuxième se nommait Johan. Nous apprîmes rapidement à maîtriser nos ombres et, avec Alyn, nous formâmes un trio soudé. Le Père nous confiait diverses missions d’espionnage, parfois nous devions modifier les avis d’un chef rebelle, incruster une volonté de dissidence dans un grouillot. Le Temple nous logeait, nous nourrissait, s’occupait de nos corps mutilés et veillait à ce que le gouvernement n’abuse pas de nos pouvoirs. Il se chargeait aussi de rassembler tous les enfants pouvant développer notre talent. La plupart le manifestèrent de manière bien trop timide, il fut inconcevable de les intégrer à notre équipe.
Entre deux missions, nous nous entraînions (nous apprîmes tout du langage facial et des expressions corporelles afin de manipuler au mieux nos cibles et comprendre leurs intentions comme si nous lisions leurs pensées) et nous étudiions notre nouveau talent. Nous explorâmes avec avidité ce monde sans couleur qui s’offrait à nous. Nous cachions la plupart de nos découvertes aux Sœurs. Elles auraient trop ébranlé les piliers de croyance du Temple. Et nous avions besoin du Temple. Il nous protégeait des dures lois des hommes valides. Nous avions promis de ne pas nous servir de nos pouvoirs sans l’accord du Père ou des Sœurs. Un serment inviolable (je vous assure). Nous ne pouvions donc manipuler à notre guise politiciens et autres personnages influents afin de les amener à défendre nos intérêts là où ils devaient l’être. Le Temple était indispensable à notre survie.

*
Au bout de cinq ans, les Sœurs avaient formé environ soixante Arpenteurs. Alyn, Johan et moi étions les plus expérimentés mais quelques-unes des dernières recrues possédaient un bien plus grand potentiel que le nôtre. Je détestais toujours les livres et restais amère de mon talent perdu. Je ne sais plus trop si je croyais vraiment au Père ou si j’avais simplement cessé de réfléchir. Mon ancien maître, mort écrasé sous sa bibliothèque, m’aurait méprisée pour cette attitude. Je faisais n’importe quoi tant que cela me permettait de vivre sans soucis avec mes amis.
Je muselais peut-être volontairement mon esprit critique mais impossible de réfréner mon amour pour les défis intellectuels. Je lui ménageais donc un coin de bonheur dans l’étude de l’Ombre. Rien d’autre n’éveillait mon intérêt. Je voulais en découvrir les tréfonds insondables (même si par définition, mes aspirations étaient vouées à l’échec). Il me sembla vite qu’Alyn n’avait fait qu’effleurer les possibilités de notre nouveau talent.
Les ombres sont des portes. Elles permettent de se rendre d’un endroit à l’autre. Peu importe la distance. En poussant un peu, il devint évident que voyager dans l’Univion grâce à l’Ombre était envisageable. Nous devions transcender les frontières de notre Monde en utilisant le noir. Nous nous y essayâmes durant des mois, en vain. Avec ses explorations vinrent d’autres découvertes. Il existait différents types d’ombre (ou matières). Nous perdîmes quelques camarades dans celle, gluante, d’un ancien moulin abandonné. D’autres se révélèrent grisantes à traverser. Nous en ressortions étourdis, voire ivres. Nous comprîmes finalement comment deviner une matière avant de l’expérimenter : grâce à ses vibrations. À chaque texture d’ombre correspondaient des ondes caractéristiques. Mais les fréquences étaient si variées que notre catalogue s’étoffait encore et encore sans que cela nous aide.

*

La tentation de vivre tout le temps dans l’Ombre est grande, mais qui y succombe se noie : ses vibrations s’accordent à celles de son Monde et c’est la fin. Il disparaît tout simplement. Nous l’apprîmes de manière brutale. La première noyée fut Alyn. Prétextant mission sur mission, elle revint de moins en moins habiter son corps, jusqu’au jour où elle ne revint pas.
Nombreux furent ceux qui la suivirent, abandonnant leur enveloppe d’os et de chair dans leur lit d’infirme. La noyade représentait une forme comme une autre d’échapper à la réalité de notre condition. Et qui savait ce qui nous attendait après…
Puis les rebelles mirent la main sur un Arpenteur au talent puissant. Ils l’utilisèrent pour défréquencer (modifier les vibrations d’une personne et les contrôler pour la soumettre à sa volonté) les agents de la CESO. User des méthodes de l’ennemi pour gagner. Classique. Efficace. Éthique ? À discuter. Johan fut défréquencé puis se noya. Des Arpenteurs de la CESO tombaient tous les jours. Les recrues se raréfiaient.
Enfermés avec les Sœurs, auxquelles nous ne prêtions pas vraiment attention, nous ne voyions pas le temps passer. J’appris plus tard qu’à la disparition de Johan, le Grand Cataclysme datait de cent cinq ans. Notre sombre talent semblait éloigner la Mort. Trois Pères s’étaient succédés. Nos missions demeuraient cependant inchangées : traquer les rebelles, les monter les uns contre les autres, les pousser à se rendre. De brillantes méthodes furent inventées pour contrer notre influence anonyme, mais peu en profitèrent. L’éon était devenu rare. Donc cher. Et seule une pièce parfaitement hermétique avec plus de quatre sources de lumière (à 5 monnaies/journée pour une ampoule !) peut nous tenir éloignés.
Officiellement, nous n’existions pas. Notre présence se faisait pourtant de plus en plus évidente et nous devînmes une légende urbaine. Les bons citoyens en vinrent à se méfier de leur ombre, lorsqu’ils parlaient, marchaient dans la rue, se lavaient les dents, se mouchaient et même dans leurs rêves, lorsqu’ils dormaient. On entendit aussi que des ombres prenaient vie et étranglaient leurs maîtres. Les mythes sont ce qu’ils sont.

*

Quand la résistance fut détruite, nous espionnâmes les opposants politiques officiels du Temple et du Père. Les disparitions de Johan et Alyn m’avaient plongée dans un nouveau désespoir débilitant. La CESO se dépeuplait. Le Temple allait fermer ses portes. Les estropiés et les talents n’existaient plus que dans les histoires sur le Grand Cataclysme.
Je décidais de partir pour ne pas assister à cette déchéance. Je traversais le noir et entrais dans l’Univion. Je rencontrais la Sorcière. Elle m’envoya sur un Monde paisible où n’habitait qu’un seul homme, tenancier d’une vaste auberge peuplée de créatures aussi étranges que variées. Elles allaient et venaient, présentes un jour, absentes le suivant. Des Marcheurs de Mondes. En échange de son hospitalité, IXO m’a demandé de lui raconter mon histoire. Désormais, je vis là-bas, cachée dans l’ombre. Parfois, je transcende les Mondes et je reviens payer mon loyer en narrant à mon hôte quelque aventure.
Je suis une Arpenteuse, je marche entre les Mondes.
Je vis grâce aux mots dont vous me nourrissez.
Grâce aux rêves que vous laissez glisser dans les ténèbres et qui échouent en moi.