Le Temps des Rêves

Virtange

Un homme de réflexion raconte son histoire à ses confrères ; c'est qu'une vision bien étrange est venue le voir ce matin : il a rencontré, en émergeant du lit, une ouverture de forme approximativement circuloïde, mais encore imprécise, entourée de parasites. Il ne peut pas encore entendre ni apercevoir l'autre côté du vortex, car le disque d'entrée, en plus des parasites, est encombré de toute sorte d'objets hétéroclites et inconnus de lui. Mais il compte bien les connaître dans un futur proche ! Tout excitillé par la perspective d'une découverte, il va préparer son matériel. Il commence par attraper son cure-forme et entreprend de curer les parasites autour de l'entrée, qui est désormais ronde. Il s'en va ensuite farfouiller dans son sac d'entrées et pioche un tunnel. Il le retire du sac avec précaution, et se dirige vers l'ouverture ronde. Avec toute l'expérience que lui confère son métier, il insère son tunnel dans le vortex devant lui, puis s'engouffre tout entier dans cette voie vers l'autre côté. Les parois de son tunnel lui laissent voir une danse chaotique : des milliers d'étrangetés se bousculent, dont il connait le nom sans savoir comment. Des porte-mains, des cerfs-bouchon, des arrache-cocotte, des portes-laridons et des déliriums en tout genre s'entremêlent. Soudain, il sent dans ses oreilles une vague venteuse surpuissante qui lui vide les idées et sort par l'oreille droite après lui avoir siphonné les neurones. Vite, il aplatit ses deux mains sur son son crâne pour éviter que le vent ne lui fasse subir un raz-de-cheveu. Dans son cerveau à présent, il danse une musique : une valse. La musique se rapproche, et l'homme de réfléxion sent que sa découverte est proche. La musique s'arrête, et il se retourne, tête la première. Une divine créature femelle se trouve devant lui, exposants à ses yeux les formes exquises de sa personne. Mais notre homme de réflexion s'en moque, le lobe de l'oreille gauche de la créature est bien plus intéressant: il emprisonne une couleur nouvelle, dont il n'a jamais entendu parler. Alors, d'un mouvement vif, il détend sa main vers cette couleur, et réussit à l'arracher au lobe pour la garder dans sa paume. Tout de suite, il saute à reculons dans le tunnel avec son larcin, et prend soin de refermer la voie grâce à l'arc-à-passage le plus solide qu'il trouve.
Il enferme la couleur dans un verre d'eau, en lui laissant à manger, puis il referme le couvercle et y pose un trou pour qu'elle puisse respirer. Puis il soulève sa porte à la va-vite, monte sur une luge pour dévaler l'escalier, et arrive enfin à l'académie de réflexion. Les hommes de réflexion s'entre-discutent quand il entre avec fracas et le verre-à-couleur. Enthousiaste, le découvrant de la nouvelle teinte leur expose le périple qui a précédé cette avancée dans la science chromatique. Tous convaincus, il conviennent de fixer la cérémonie de libération de la couleur le plus tôt possible, et même encore plus tôt si possible. Alors il est décidé qu'elle se déroulera la veille. Une nouvelle couleur va apparaître dans le monde ! Le maître de réflexion tape cinq coups contre le verre à eau qu'habite la couleur, puis lui donne un nom : « virtange ! » clame-t-il, et sa parole résonne longtemps. Alors le virtange soulève le couvercle de sa maison, pousse un cri qui le gênait dans sa fuite, et s'envole à toute vitesse. Dans sa course, il égrène des morceaux : il prête une oreille aux hourras des savants, jette un regard aux autres couleurs, qui l'attrapent au vol, puis explose de rire. L'onde de choc se répercute dans tout ce qui existe. Des fleurs se colorent de la couleur nouvelle-née, des vêtements, des bâtiments, et même le cure-forme. Il paraitrait aussi, chose rare, que les plus attentifs ont même pu voir le monde sourire paternellement...

Commentaire de Wensaïlie :

Quelle magie, c'est super, je préfère ce genre de surréalisme/absurde à"l'écume des jours" ou "la cantatrice chauve"

J'aime bien, c'est vrai ^^ On se laisse vite porter par le récit, et on oublie très vite d'essayer d'y comprendre quoi que ce soit : à vrai dire, c'est même reposant, car ça n'appelle aucune réflexion, on lit, c'est tout. Bravo Nani.

content que ça te plaise.

ca c'est original ! Un peu déluré, complètement imaginatif. J'aime bien le verbe "s'entre-discuter" ^^. Et cette idée d'un monde avec des éléments qu'on ne connaît pas.
Est-ce que les problèmes de concordance des temps sont voulus ?
Sinon pour répondre à la remarque de Wen, je préfère ça à la "cantatrice chauve" (du moins, au texte lu parce que je ne pense pas que ce soit comparable au théâtre)... mais... hum... et bien... tu n'as pas encore détrôné Boris Vian dans mon cœur de littéraire. Allez, encore un ptit effort !

Je suppose que certains sont simplement des erreurs, je n'ai jamais aimé la concordance des temps, mais à d'autres endroits les incohérences sont volontaires.

Je n'ai lu que l'écume des jours de Boris Vian, j'ai adoré son style et le début, mais vraiment adoré. Par contre plus ça va plus c'est sombre et déprimant, bien que merveilleusement bien écrit, et je ne vois pas pourquoi tous les surréalistes se sentent obligés de faire des morts à la pelle (enfin si, je vois, mais je n'aime pas, même si c'est fait exprès que ce soit dérangeant. Je trouve que le surréalisme n'est pas forcément fait pour déranger, alors que c'est le cas dans les quelques livres du genre que j'ai lu).

ah j'adore me laisser porter par ce texte, bravo Nani ! (mais effectivement je trouve qu'il y a des problèmes de concordance des temps...)

effectivement après relecture certains n'étaient pas voulus. Mais j'en ai enlevé quelques uns.

Marrant !
Je n'avais encore jamais lu quelque chose comme ça.. (enfin dans le genre absurde, j'ai lu Ubu Roi mais bon ça ne m'avait pas beaucoup plus).

Ce passage là me plaît bien : "Tous convaincus, il conviennent de fixer la cérémonie de libération de la couleur le plus tôt possible, et même encore plus tôt si possible. Alors il est décidé qu'elle se déroulera la veille."

Je relis ce texte. J'adore vraiment. Décidément.