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Arbre

Le Temps des Rêves

Avatar de CAMILLE CAMILLE Mode Lecture - Citer - 29/10/2013 18:52:25

Le temps est orageux, l’air est irrespirable, sur la chaussée coule le bitume. Je ne sais quelle urgence presse mes pas, je m’essouffle, le peu que je m’accorde de répit m’angoisse. De mon front perle des gouttes de sueur, mais je m’obstine à poursuivre.
Pour quelle raison en suis-je arrivé là, je souhaiterais comprendre ? Je me heurte à la réalité, je suis placé face à des faits que je suis incapable de saisir. Il s’agit d’une affaire policière qui demain fera la une des journaux, je serai inculpé. Mais il n’y a pas que moi dans cette histoire, la respectabilité des miens est également compromise. Je veux bien tenter l’impossible pour rétablir la vérité, pour sauver ce qui reste à sauver. Hélas, je n’y crois pas, je doute de mes possibilités, et les confrontations à venir ne me seront d’aucune utilité.
Pourrai-je assumer ma défense, seul, face à tous ? Je suis du genre pacifiste, naïf même, je n’ai aucune idée du niveau de perversité que pourrait atteindre la partie adverse. Je sais mes calomniateurs nombreux, je n’envie pas leur rôle, je sais également que, face à eux, j’ai peu de chance de m’en sortir. D’où mon obstination à m’épuiser dans une marche folle, sur un bitume fondant. Ce que je cherche à faire : c’est approcher une douleur inacceptable, comme une habitude à la souffrance, comme un antidote à l’avenir, à ce qui m’attend. Oui, j’ai du souci à me faire ! Une enquête est en cours suite à un assassinat, de toute évidence je suis dans le collimateur de la police.

La délation s’étend au rythme des voix qui s’élèvent, c’est sans scrupule que mes délateurs prennent plaisir à profaner l’innocent. Face à eux, tout juste si je suis en mesure de simuler une certaine indifférence. Ne suis-je pas, par mes origines, coupable d’être déjà ce que je suis ? Oh, bien sûr, j’ai le soutien des miens, mais ils sont si peu nombreux ! Confrontés à la cohue des autres, ils sont invisibles. Les autres ? Oui, les autres… ceux pour qui l’avantage d’être bien nés autorise tous les débordements. S’ils savaient ceux-là, s’ils savaient seulement combien chez nous l’honneur est une question de survie ! S’ils savaient, ils n’oseraient accuser ainsi.
J’ai mal en mon corps, il fait si chaud ! J’ai mal en mon âme, il y a parfois si peu de justice ! Je crains hélas qu’il ne me faille accepter qu’il en soit ainsi, l’effet de masse est tel qu’ils ne savent plus pour quelle raison ils accusent. L’hostilité se déploie et s’accentue, l’essentiel étant pour moi d’admettre que, les jours prochains, rien ne changera.
En venant dans ce pays, je ne savais pas qu’ici aussi le rejet de l’autre pouvait conduire si loin. J’excluais l’hypothèse selon laquelle, dans un pays démocratique, la calomnie et ses dires puissent faire foi devant les tribunaux. Une voix sage pourrait-elle s’élever en ma faveur ? Je suis sans argent, donc, sans pouvoir. Si la justice se voulait sereine, elle tiendrait compte du pauvre et de ses difficultés à se faire entendre. Je n’accuse pas, je constate. Il est vrai que ma tête est lourdement chargée d’a priori que moi-même je trouve inacceptable, je suis impardonnable au même titre que mes accusateurs.

Je suis prêt et j’irai demain, j’irai face à tous, la tête haute. Au nom de quelle apparence pourraient-ils me juger ? Je ne suis coupable de rien. Quelle incurie médiévale cet acharnement à dénoncer le coupable dans les yeux de l’étranger ! Quelle tristesse pour celui qui s’autorise ce genre d’agression ! Je ne suis qu’un pion sur l’échiquier de ce vaste monde, il se pourrait cependant qu’une goutte d’eau suffise à faire déborder le vase. Le lynchage d’un individu peut conduire à la mort, le lynchage d’un groupe d’individus conduit au génocide. Le séisme de la raison ne connaît pas de limite, je ne suis pas loin d’en faire les frais.
Je suis peiné de ces pensées qui m’assaillent. Inlassablement, je poursuis sur la route brûlante, une vapeur chaude s’élève au-dessus des voitures qui s’éloignent. Les heures passent sans que me pèse l’endurance, c’est comme si plus rien ne pouvait m’atteindre, je marche en somnambule, laissant le soleil cuire ma peau, laissant mes pieds coller à l’asphalte. Je n’ai de crainte que du lendemain, rien d’autre ne compte à mes yeux. Un échec, et tous les miens devront partir, ne plus jamais revenir.
Je marche, je marche… je sors de la ville, devant moi les chaumes dorés et le vert des prairies, alternent. Le silence se fait. Je quitte la route pour des chemins de traverse, l’ombre des arbres procure à l’air sa sérénité. Sous mon crâne se calme l’effervescence. Demain sera plus léger, une impression simplement ! Se pourrait-il que demain l’homme pense autrement ? Je ne sais pas philosopher, mais le peu que je comprenne de la nature humaine me désespère parfois. Oui, à ce moment précis de ma propre vie, j’aimerais qu’il existe une autre échelle de valeurs, plus digne, mais je ne me fais pas d’illusion. Demain ou après-demain, à l’audience, il n’y aura personne pour se regarder en face, personne pour se dire : qu’est-ce-que tu fais là, comment oses-tu ?

Non, ne croyez pas cela, je ne suis pas un Saint, ni un martyr d’ailleurs ! Je suis tout simplement un voleur de poules, oui, un voleur de poules, ce n’est pas la gloire n’est-ce-pas ? Ce serait plutôt la nécessité, il faut bien manger. Mais un voleur de poules n’est pas un voleur d’enfants. Il y a chez nous trop d’honneur, trop de fierté pour cela, les miens s’inclinent devant le patriarche et bénissent les enfants. Etre banni du clan, pour manquement à la règle, est une sanction diffamatoire qu’aucun de nous n’oserait risquer.
Pour quelle raison les autres ne font-ils pas l’effort de nous connaître ? S’ils savaient nos mœurs, ils n’accuseraient pas ! Cela ne les intéresse pas de comprendre, ils préfèrent ignorer, c’est rassurant de savoir qu’on ne se trompe pas ! Ils condamnent la différence, c’est suffisant à leurs yeux : un voleur de poules est un bandit de chemin, un bandit de chemin est un assassin.
Par déduction, je suis celui qui fait le mal. Quant tout est arrivé, j’étais là. N’a-t-on pas trouvé ma veste aux abords du crime ? Cela suffit, je suis le présumé coupable, preuve est faite par de nombreux soupçons qui pèsent sur mes épaules. Ma veste, comment a-t-elle pu se retrouver couverte de l’ADN de cette enfant ? Que s’est-il réellement passé ? Je l’ignore. Je donnerais tout pour savoir ! Mais la seule chose que je sache, c’est que je dis la vérité, je n’y suis pour rien dans ce malheur. Quelque temps après, la justice me nomme, je suis le suspect n° 1. Pour l’instant, je dois rester à disposition, sans m’éloigner, mais demain, quand je me présenterai, ce sera l’ultime convocation, l’ultime interrogatoire. L’ADN est une preuve scientifique au-dessus de laquelle il est difficile de passer. Malgré mes dires, malgré mes dénégations, malgré mes affirmations, malgré n’importe quoi hormis trouver le vrai coupable, ils ne me lâcheront plus.
Pour les autres, je suis déjà coupable, je suis déjà l’homme à abattre. Me voilà confronté à un juge sous pression, à un auditoire sous influence… libéral, impartial, de vains adjectifs dans de telles conditions ! L’esprit critique, la neutralité, la justice, sont mis à mal. Comment s’imaginer qu’un cerveau puisse se libérer de l’emprise extérieure, au point d’aller à l’encontre du courant ? Non, je ne lui en voudrai pas à ce juge de douter, de jouer la prudence, je dirais même qu’il est dans son rôle ! Je sais que de toute manière la rumeur ne s’apaisera pas, que tôt ou tard, les miens devront quitter le pays.
Sur le chemin, mes pas grincent à la cadence d’une faucheuse. Devant moi l’oiseau s’envole, la couleuvre s’enfuit. Et si je partais, là, maintenant ? Non, c’est hors de question, le déshonneur me tuerait plus sûrement que ne me tuerait un futur verdict.

Une épée de Damoclès tournoie au-dessus de ma tête. Je n’ai pas eu de chance ce jour là, j’étais dans les parages. Mais que leur dire ? Qu’il y a des heures et des heures que j’étais passé par là ! Que j’étais à l’aube à pêcher le poisson à main nue, les pieds dans l’eau ! Oui !... sur la berge, j’ai déposé ma veste. Oui !... je l’ai oubliée cette veste, elle était là, sur l’herbe, au bord de l’eau. Et c’est tout, c’est bien tout. Non !... je n’y suis pas revenu de la journée. Mon chien, Orion, m’accompagnait, il est mon seul témoin.
Les miens ont dit, ce matin là, la pêche était bonne, le repas était copieux. Mais voilà, ça ne compte pas, et qui les croirait ? C’est comme si j’y étais déjà, j’entends l’accusation poursuivre avec acharnement.
- A telle heure… au moment du meurtre… où étiez-vous ?
- J’étais à la sieste, dans le bois… il faisait si chaud dans la caravane sous la tôle brûlante !
Oui !... je m’étais éloigné, seul. Rien n’est fait pour m’aider dans cette histoire, aucun témoin digne de ce nom, aucun élément pour infirmer leurs accusations. Je suis le coupable idéal que tout condamne.
- C’est faux !... reprend l’avocat de la partie civile, vous étiez sur la berge, vous aviez tellement chaud que vous avez ôté votre veste… la voilà la vérité !
Savent-ils seulement quand s’attrape le poisson ? Quant à rester la journée entière, ce ne serait pas forcément une partie de plaisir ! A l’eau froide, le pied souffre, la main tremble à caresser le ventre du poisson sous la roche, et c’est pourtant d’un geste prompt et sûr, quand très fort bat l’ouïe, que la main doit saisir. Le moindre retard, la moindre négligence, et c’est raté ! Mais combien de fois la peur au ventre qu’un rat ou un serpent ne morde en lieu et place d’un poisson ! Ils ignorent tout de ce monde là, les autres ! Hélas, ma parole contre la leur, c’est si peu faire ! J’ai le vêtement à rebours, la mèche en bataille, cela ne fait pas de moi un criminel.

Les heures me filent entre les doigts, je voudrais ralentir le temps, je n’ai aucune hâte d’être projeté dans le futur, dans cette salle aux odeurs de bois ciré. A l’entrée de cette immense porte à deux battants, j’entends déjà comme si j’y étais leurs pas précipités, leurs voix qui résonnent d’un tumulte au-delà du vacarme. Une phrase :
- Silence, ou je fais évacuer la salle !
Ils se taisent. Sur mon dos crache le poids des regards, impartiaux et inquisiteurs à la fois les jurés sont là. Sans mépris, sans haine, je me dois d’affronter ce cauchemar. Non, je n’ai pas à baisser les paupières.
Quelle sera la suite ? Ils parleront… j’essaierai de comprendre… et au final… j’attendrai.

Est-ce que j’ai peur ?... Oui, j’ai peur.