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Arbre

Le Temps des Rêves

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En me rendant vers la salle du Conseil, j’en viens à me demander pourquoi. Pourquoi maintenant ? Qu’avons-nous fait pour recevoir cette malédiction ? Faut-il accepter de mourir ou refuser de vivre ? Même aujourd’hui, je n’ai pas de réponses à ces questions. Pourtant j’ai eu le temps de chercher… Je sais qu’aucun de mes « contemporains » n’aura l’occasion de lire ces mémoires, mais je tiens à le préciser malgré tout : j’ai utilisé tous les moyens en ma possession pour chercher une solution. Pour trouver une autre voie, un chemin tranquille qui éviterait l’ouragan. Mais il n’y en avait pas. Ou il est resté caché de moi. Vous ne le saviez pas, trop occupés à critiquer la façade que je vous offrais, trop convaincus par le rôle que je vous jouais.
Au détour d’un couloir, des murmures attirent mon attention. Pour écouter, j’arrête de marcher. Retiens ma respiration. Des murmures, oui ! Furieux… Deux personnes se disputent. Peut-être trois. Et le ton monte. Je m’approche jusqu’à l’angle, collé au mur, afin de pouvoir écouter.
– On ne peut pas les utiliser sans qu’on nous le demande !
Voix grave, rocailleuse.
– Mais plus personne ne nous le demandera !
Voix de femme. Légère. Une pointe d’incompréhension. Sentiment d’injustice. Elle reprend :
– Nous devons les rendre au Roi et à ses fils ! Ils ont le pouvoir de sauver la ville !
– Certainement pas. Elles ont été confisquées à la famille royale, il y a des siècles, par nos ancêtres. C’était pour une bonne raison. Rien ne doit faire vaciller notre foi, nous les garderons sous notre protection.
– De quoi les protéger lorsque nous serons morts ? Aujourd’hui, la situation l’impose, c’est notre seule chance ! Nous aurons juste le temps d’échapper à …
– Je ne changerais pas d’avis. Et cela prendrait trop de temps de leur enseigner les Mots.
– La famille royale n’a pas besoin des mots. Elles leur obéissent !
– Cela fait trop longtemps. Elles ont perdu la Trace de la famille X’ande Olvander.
Silence tendu. Mon cœur bat la chamade. J’essaie de démêler leur propos.
– C’est faux ! Je ne veux pas y croire ! s’exclama finalement la femme.
Bruit de bousculade. Je sens l’énergie d’une puissante magie à l’œuvre. Le couloir se colore d’étranges teintes émeraude et grenat. Cette fois-ci plus de murmures, mais des cris, qui résonnent dans les couloirs. Cependant je n’écoute plus. Mon attention a été attirée ailleurs.
J’aurais peut-être dû attendre. Prendre le temps de réfléchir à ce que j’allais faire. A ce que je venais d’entendre…
J’aurais peut-être dû.
Cependant, en transe, mû par une volonté étrange, je me baisse, et je ramasse cette étrange pierre. Cette pierre que je suis le seul à avoir entendu tomber, et rouler sur le sol dallé du palais. Tout à leur dispute, les belligérants n’ont conscience de rien. Elle le voulait ainsi. C’est à moi qu’elle s’adresse. Le son a résonné comme une évidence. Intime et secret. Je le connais. Il éveille en moi des images extraordinaires. Une mémoire profonde et ancienne m’envahit, mon sang bouillonne. C’est comme se réveiller d’une longue transe. L’impression d’une conscience aigüe. Le monde qui m’entoure se met à vrombir, à se tordre. Les couleurs s’étalent et explosent, se mettent à luire. Dans mon esprit, une litanie se fait entendre. D’abord douce et réconfortante, puis de plus en plus puissante, faisant vibrer tout mon être. On aurait dit une prière. Impossible toutefois d’en distinguer les Mots. Même lorsque la mélopée devient assourdissante et me vrille les tympans, il n’y a qu’un amas délicieux de sonorités variées.
Et soudain, le silence.
Je relève la tête, arrachant mon regard de cette petite pierre. Devant moi, les trois inconnus, les yeux affolés. Ils me regardent, la bouche entrouverte. Abasourdis. Sauf la femme. Et avant de les voir disparaître, je grave ma mémoire de ses yeux d’une savoureuse couleur de miel, et son sourire intriguant.