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Arbre

Le Temps des Rêves

Dernières pages des Chroniques du Monde d’Illian, jour de la Destruction.

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Lorsque je me réveille ce matin, je suis plutôt de mauvaise humeur. J’ai les membres engourdis et l’esprit embrumé. Avec difficulté, je me lève, tout en revisitant mes souvenirs de la veille. Grande fête. Bien organisée, il faut l’admettre. Je sens de la chaleur dans mon dos, accompagnée d’une respiration calme. Sans doute une fille. J’entends déjà leurs murmures. Fils indigne. Gaspilleur. Libertin… Haussement d’épaules de ma part. J’ai l’habitude. Je connais leur refrain par cœur. Et, après tout, je l’ai cherché. Que tout le monde pense que je me moque des affaires de ce pays ! Cela me permet de rester en vie. D’agir dans l’ombre pour préserver le doux quotidien de certains. Aveugles, ils ne voient que ce qu’ils souhaitent, ils me croient faible. Ils oublient de regarder là où il faut. De voir mes heures de pratique au sabre, l’apprentissage de mon corps, de sa force et de ses capacités. Ils oublient mes heures d’études sur l’histoire de notre Monde, nos coutumes et notre mode de vie. Mais peu importe, maintenant que tout va se terminer.
Je l’ai dit, je suis plutôt de mauvaise humeur. Etonnant que je le remarque, car cela fait presque un mois que je me lève, furibond, dans cet état désagréable. Comme tous mes compatriotes. Badauds, femmes, enfants, citadins et villageois. Filles de joie et hommes de bon aloi. Princes et Rois. Personne n’échappe à cela.
Je m’approche du balcon. Sur mes épaules, une fine tunique, que je ne prends pas la peine de fermer. La lumière du Soleil, trop glaciale pour m’apporter le moindre réconfort, caresse la peau blanche de ma poitrine.
Je plonge mon regard dans l’horizon. Le spectacle m’assaille. A la fois coutumier et insolite. Saisissant par son improbabilité et terrifiant par sa signification incroyable. Incroyable, c'est-à-dire, à laquelle on ne veut pas croire. Au loin, le ciel, carmin éclatant, se reflète sur la mer, en teintes variées d’ocre et de mauve. Il n’y a plus de vent depuis longtemps. Ni de vague. Juste un immense miroir d’eau qui s’étend à l’infini…
Dans la grande artère qui divise la ville en deux et mène du port au palais, quelques silhouettes, étourdies par la brume matinale, se pressent vers le port, à la recherche d’un abri. Un chien renifle des ordures abandonnées à même le sol. Les rues, froides, sont vides. Désertées. Elles qui grouillaient de joie et chatoyaient des couleurs de la vie, qui embaumaient les passants de senteurs exotiques, arrivées des bateaux, des récits des marins…. Les rues dorment aujourd’hui. Non. Elles ne dorment pas. Elles sont mortes. Les gens se sont échappés, poussés par la peur. Fuite nécessaire, besoin vital. Les bateaux qui dansaient dans le port ont disparu. Les cales chargées d’habitants, ils sont partis à l’horizon. A l’infini de la mer. Mais le Temps les rattrapera. Il y a toujours une fin.
Tout cela est inutile.
On ne peut éviter l’inévitable. On ne peut s’évader d’un Monde qui meurt, qui se craquèle doucement. Il faut rester, observer les couleurs se faire violentes, les éléments entrer dans des orages tourmentés et la terre rugir et se broyer. Lorsque la Fin est là, il faut la regarder. L’admirer. Le cœur frappant les côtes, si vite qu’on se demande s’il va tenir.
Attendre.
Accepter la fatalité.
Aujourd’hui, les couleurs sont celles du calme avant la tempête. J’oblige mes yeux à admirer cette terrible vision. Sublime et oppressante vision, d’un Monde qui meurt.