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Arbre

Le Temps des Rêves

L'éventualité ou la probabilité de la mort et de la souffrance de victimes potentielles sont-elles des raisons suffisantes pour justifier la mort de celui ou ceux qui en seraient les auteurs ? Qu'il est difficile de construire cette question au conditionnel, avec si peu de certitudes... c'est en substance tout le problème posé par la mort de Ben Laden. Mais ce débat n'est pas nouveau.

Dans notre monde moderne, après la Seconde Guerre Mondiale, on appelle cela la Raison d'Etat. Tous les services secrets du monde reposent sur l'idée qu'il vaut mieux prévenir que guérir, qu'il vaut mieux traquer et éliminer les tueurs avant qu'ils ne tuent. Sémantiquement idiote, cette phrase est au cœur des missions des services de renseignement et de contre-espionnage du monde entier.

La mort de Ben Laden est elle une bonne ou une mauvaise chose ? En l'occurrence, je suis convaincu qu'elle ne change rien. En l'état actuel des choses, avoir retrouvé et abattu le leader (puisqu'il n'en a jamais été le chef opérationnel) d'Al Qaïda est inutile. Inutile parce que ses victimes ne ressusciteront pas. Inutile parce que la douleur de leurs familles et leur envie de vengeance ne saurait s'arrêter à la mort d'un seul homme. Inutile parce que les terroristes n'ont jamais eu besoin de ce seul homme pour agir. Inutile parce qu'un autre prendra la place, c'est dans la nature de l'Homme.

On a exécuté la peine de Ben Laden avant qu'elle ait été prononcée. Il ne fait aucun doute que l'opinion publique américaine ne se serait pas satisfaite de voir cet homme finir sa vie en prison. Il aurait été condamné à mort : l'Amérique s'est évitée un procès couteux et ultra-médiatique couru d'avance. La seule différence, c'est que s'il avait eu droit a un procès, la question même de l'assassinat, même après sa mort par injection létale ne se serait pas posée.

Pour moi, demander "Justice ou Assassinat", c'est confondre passé et futur : il y a Justice (inutile, mais Justice) pour ce qu'il a fait, Assassinat pour ce qu'il aurait fait. Comme il y aurait eu Assassinat si l'on avait réussi à éliminer Hitler à la fin de l'année 1944. On aurait eu Justice pour les millions de déportés déjà gazés, on aurait évité à d'autres millions de déportés de périr. C'est là qu'intervient la Raison d'Etat. La capacité de certaines instances nationales à considérer qu'il vaut mieux une entorse aux lois et aux conventions que des centaines de victimes dans des dizaines d'attentats. On prête a la DGSE (les services de renseignements français) la devise suivante, jamais confirmée : "Partout ou Nécessité fait Loi". Tout est dit.

Isaac Asimov dans sa série de romans de science fiction avait imaginé trois lois a priori incontournables sensée garantir la sécurité de l'homme vis a vis de la machine. Il s'est employé notamment a démonter sa théorie, et un résumé de ce processus de recherche prenant forme sur plusieurs romans est proposé par Alex Proyas dans le film "I,Robot", avec Will Smith. Dans le film, la logique veut que les "trois lois" aboutissent à la conclusion que "certains humains doivent être sacrifiés" pour garantir la sécurité du plus grand nombre. Un seul obstacle à cette conclusion : la capacité d'empathie et de pitié de l'être humain, qui, peureux de sa propre mort, peine à envisager celle d'un autre sur la seule base du possible ou probable mal qu'il pourrait faire en restant en vie.

Voilà pourquoi je crois que la mort d'Oussama Ben Laden est Justice (parce qu'avec ou sans procès, l'Amérique n'aurait su que faire mourir cet homme) et Assassinat : mais cet assassinat ne saurait être qu'une bonne chose, parce qu'il nous évite sans doute quelques morts innocentes. Je suis persuadé qu'elle ne change rien dans le fond. Elle est utile par anticipation. On a prévenu avant d'avoir à guérir.