Lorsqu'un auteur écrit un texte il sait en général ce qu'il veut exprimer. Cette idée première est plus ou moins définie et il peut arriver qu'elle évolue, se forme et se transforme au fil de la plume. Toujours est-il que l'auteur a voulu exprimer quelque chose, traduire ce qu'il y avait en lui avec des mots. C'est l'intention. On peut cependant se demander ce qu'il advient de cette intention un fois qu'elle a été concrétisée par la naissance du texte. Reste-t-elle fidèle à elle-même ? Les mots de l'écrivain ne sont-ils pas limités, ne risquent-ils pas de fausser l'idée première ? Ces questions sont légitimes surtout si l'on prend en compte la nécessaire présence du lecteur. En effet, il semble qu'un texte puisse prendre une coloration différente selon le regard qui est posé sur lui. Une enfant ne percevra pas les mêmes choses qu'un adolescent, un adulte ou un vieillard. Un lecteur enjoué n'éprouvera pas les mêmes émotions qu'une âme mélancolique, sombre ou fataliste. C'est la réception.
Il est bien sûr légitime de penser que cette question de l'intention et de la réception de l'œuvre est bien abstraite. Mais alors, pourquoi ne pas faire un pied de nez aux théoriciens ? Pourquoi ne pas, pour une fois, mener nous-même l'expérience plutôt que de prendre pour argent comptant ce qu'on lit dans les livres ?
Forte de mon envie de mettre à l'épreuve ces thèses abstraites, j'ai écrit un texte et l'ai soumis à la lecture de différentes personnes. J'avais donc en main toutes les clefs nécessaires. D'une part l'intention de l'auteur puisque j'en étais moi-même à l'origine. D'autre part la réception de différents lecteurs à qui j'avais demandé de noter leurs impressions c'est-à-dire ce qu'ils avaient ressenti, éprouvé, pensé lors de la lecture, quelles images, souvenirs, ambiances avaient jailli.
Laissez-moi maintenant vous présenter le résultat de cette expérience portant sur la multiplicité des réceptions et sur l'éventuel écart avec l'intention de l'auteur.
Le texte que j'ai soumis à la lecture est un poème. J'ai choisi cette forme littéraire car elle est, je pense, celle qui laisse le plus de place à l'interprétation du lecteur. Cependant, cela ne signifie pas qu'un texte en prose ne soit pas concerné par les problèmes d'intention et de réception. Le voici donc :
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Je porterai ton visage
Que s'est-il passé ce jour-là ?
La musique était belle mais des étoiles sont mortes
au fond de ses yeux
Et sur ma bouille d'enfant sage
Les flocons dansent
En haut d'une colline, dans une petite église
Il y avait quelque chose de tes paroles
Dans l'air
Entre les pierres gelées
Au sein de nos haleines
Salées.
Même les lumières qui inondent le monde n'ont pas la force
De tes bras Immenses
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Après avoir lu cette poésie, à moins qu'elle soit totalement sans effet sur vous, – ce qui n'est au fond qu'une forme de réception parmi d'autres – vous avez probablement des images en tête et vous êtes en droit de penser que l'auteur a fait en sorte que ce soit ces images qui apparaissent. N'en mettez pas trop vite votre main à couper...
En effet, je me suis rapidement rendue compte que les images différaient énormément en fonction des lecteurs. Le lieu, l'évènement, les personnages, l'ambiance, les émotions sont parfois très différentes même si certains thèmes reviennent plus souvent que d'autres.
Tout d'abord, le lieu et l'évènement varient en fonction des lecteurs. Ainsi une lectrice a l'impression d'y lire ses « échappées sur la côte bretonne escarpée qui surplombe la marée, les trains de vagues et leurs écumes, le vent qui serre la peau mais l'énorme tendresse et l'énorme chaleur qui se dégage d'un petit moment comme ça, même lorsque c'est dans le froid. ». Parallèlement à ces souvenirs d'enfance, des lecteurs ont cru lire l'évocation d'une fête, une soirée en plein air. Cette idée de bonheur et de relation amoureuse est revenue fréquemment comme en témoigne le fait qu'une lectrice imagine « un baiser en dessous d'une envolée de pissenlits givrés. Un baiser long et tendre. Si fougueux que les mains en tremblent ». A l'inverse, certains lecteurs ont eu une vision beaucoup plus triste du poème. Par exemple, ils ont pu imaginer une jeune fille revenant seule sur les lieux d'un amour perdu suite à une rupture. Mais l'idée triste qui revient le plus souvent est celle de l'enterrement (« Une cérémonie dans une église. Dans l'air d'une église entre les pierres des voutes, ou en plein air entre les pierres glacées des caveaux » )
Ensuite, on peut noter que la voix poétique est souvent pensée comme féminine. Remarquons d'ailleurs en passant que la réception du texte a peut-être été influencée par le fait que les lecteurs savaient que l'auteur était une femme. Mais même dans cette figure féminine il y a des variantes : souvent jeune fille c'est aussi parfois une enfant et même la lectrice elle-même lors de sa petite enfance. Quelques lecteurs ont quant à eux cru voir un petit garçon.
Quant au « tu » du poème ainsi que la relation qu'il entretient avec le « je », il est particulièrement changeant en fonction des lecteurs. Ainsi les deux personnages semblent la plupart du temps entretenir une relation amoureuse comme en témoigne les réactions de différents lecteurs ; « S'il n'y avait qu'une image exacte à retenir, ce serait sur un garçon sur l'herbe avec une fille regardant les étoiles ». Il est d'ailleurs ici intéressant de noter qu'un lecteur peut avoir une réception différente du texte après plusieurs lectures. Ainsi, la relation amoureuse s'est parfois transformée en relation filiale : « Après coup, la personne disparue serait un père, un grand frère ou quelque chose comme ça. Un homme rassurant ( ou une femme remarque, une mère et sa fille...). J'imagine un lien de parenté parce que "je porterai ton visage" fait penser à un héritage. ». Sur l'ensemble des réactions, les deux personnages ont donc pu être pensés comme des amants ou des membres d'une même famille, comme étant de mêmes sexes ou de sexes opposés. Le « tu » a même été imaginé comme étant Dieu. On voit donc que les interprétations sont très diverses et je ne puis m'empêcher d'en citer une pour le moins originale : « J'ai tout de suite imaginé une petite fille qui transporte un visage en 2 D comme s'il s'agissait d'un masque mou et mouvant à la Dali. Puis, je lis davantage avec les étoiles et cet impression de repentir, de nostalgie, de tendresse, je vois plutôt évoluer dans mon esprit une tête de statue dans les bras de la petite fille, car le rêve s'est cassé et il n'en reste qu'un fragment à la manière d'une photographie. L'image est vive, crue et c'est pourquoi elle devient une représentation en 3D, solide et portable (ni trop lourde ni trop grosse) pour la petite fille. J'ai vu sur le visage de la petite fille un sourire curieux, croche, mi-figue, mi-raisin, songeur. »
Je trouve également intéressant de noter qu'un mot ou une phrase ont pu prendre des sens totalement différents. Ainsi, le mot salé a en général immédiatement fait surgir l'image de la mer ou des larmes. Ici aussi, une réflexion plus poussée a permis au lecteur de rectifier sa pensée comme en témoigne l'évolution de l'interprétation de ce lecteur : « La mer n'est pas loin et l'air est d'autant plus salé que l'eau de la neige est douce en fondant sur nos lèvres. Non, ... non. Non bien sûr, en écrivant le mot lèvre, je comprends que les haleines sont salées, simplement d'avoir trop bu de larmes. ». Dans le même ordre d'idées, la phrase « même les lumières qui inondent le monde n'ont pas la force de tes bras immenses » a pris des sens très différents. Le plus récurrent est celui des bras réconfortants et protecteurs de l'homme (« je vois les raies de lumières qui traversent les vitraux de l'église, tu es au ciel et les grands bras de lumière que tu me tends ne remplaceront jamais le réconfort et la sécurité que je ressentais quand tu me prenais dans tes vrais bras. »). Mais ce parallèle a aussi pu faire naître des réflexions telles qu'une comparaison entre la femme aimée (à qui le « je » s'adresse) et les lumières qui seraient l' « intelligence » du « je ».
Enfin, la dernière différence notable quant à la réception du texte par le lecteur est le plaisir qu'il y a pris. En effet, si certains semblent avoir réellement apprécié jusqu'à avoir ressenti « une émotion dans le creux du ventre», si certains ont trouvé le poème « fluide, sans accrocs, très aérien », « très beau et très harmonieux », ce n'est pas la cas de tous. Plusieurs lecteurs ont en effet reproché l'aspect trop « haché », n'étant qu'un tissu « d'images disparates » sans « liant entre les phrases ». De ce « manque de logique » n'est alors né qu'une « perplexité » et le poème n'a pas su éveiller ni souvenirs ni émotions ni images.
Pour conclure sur la diversité des interprétations des différents lecteurs, on peut aisément dire qu'elles sont très variées. En effet, on passe de la gaieté à la tristesse la plus profonde, d'une relation filiale à une relation amoureuse, de l'Irlande à la Bretagne, d'une fête à un enterrement, d'une enfant à un homme et même à un masque. Connaissant les lecteurs et l'évolution de leur regard, je pense pouvoir dire que ces variations sont dues à leur personnalité, à leur histoire et à leurs souvenirs. Il n'est en effet, par exemple, pas négligeable que sur trois bretonnes interrogées, deux ont perçu les « haleines salées » comme l'iode de la mer bretonne alors que les autres y ont plus facilement vu des larmes. De même, j'ai pu noter que la deuxième ou troisième lecture changeait sensiblement l'interprétation qui gagnait en profondeur et se rapprochait alors de l'intention de l'auteur... Enfin, une des personnes interrogées a vécu l'évènement raconté et, bien que je ne lui aie donné aucune piste, elle a reconnu ce souvenir, se rapprochant alors bien plus aisément de mon intention première.
Quelle était en effet l'intention de l'auteur ? Est-elle si différente de la vision que s'en sont faite les lecteurs ? Tout dépend des éléments et cela pour la bonne raison qu'ils n'avaient pas toujours les clefs nécessaires pour la percevoir. Ce texte est en fait la description d'un événement que je n'ai pas vécu directement mais qui m'a été raconté. Il s'agit d'un enterrement en petit comité en haut d'une colline, dans une jolie petite église, de belles chansons accompagnant ce dernier adieu. La voix poétique est celle d'un petit garçon aillant perdu son père trop tôt. Ainsi, le titre « Je porterai son visage » est bien, comme certains lecteurs l'ont perçu, la trace du lien qui relie un père à son enfant, la ressemblance physique qui unit ces deux êtres. Quant aux lumières de la dernière phrase, il s'agit des lumières de Noël car la mort a eu lieu en décembre et que j'ai imaginé ce que pouvait ressentir un enfant lors d'un premier Noël passé sans son père. Dans ce poème, j'ai voulu garder la tristesse mais à peine, me centrer d'avantage sur la beauté, même douloureuse de l'enterrement, l'amour et l'immensité qui caractérisait le défunt.
Au final, cette expérience fut très enrichissante car elle m'a permis de tester une théorie abstraite. J'ai réellement découvert ce que l'on m'avait déjà dit mais en le creusant d'avantage encore. Si je devais résumer rapidement, je dirais que le lecteur, s'il réussit à « entrer dans le texte », peut se l'approprier et le faire entrer en résonance. Si l'auteur va chercher au plus profond de lui-même, dans son histoire et ses souvenirs, le lecteur fait exactement la même chose. On peut donc avancer que la lecture est elle aussi une sorte d'écriture du texte. Cette ré-écriture peut modifier radicalement le texte d'origine et l'intention de l'auteur ou, au contraire, aller dans le même sens. Le texte échappe donc parfois au contrôle de l'auteur, il se transforme est dit parfois l'inverse de ce qu'il devait dire.
Les liens entre intention, interprétation, intention, auteur, texte et lecteurs sont donc infiniment riches et complexes. On peut même pousser la réflexion plus loin en supposant qu'au moment de mettre des mots sur leurs impressions, les lecteurs ont nécessairement dû tronquer, formater et donc transformer leur ressenti. De la même manière, lisant leurs réactions j'ai pu les réinterpréter inconsciemment en fonction de ma propre conception du texte. Enfin, devant rédiger un article, j'ai opéré un choix qui fût nécessairement orienté. La littérature est d'une merveilleuse complexité et c'est pour cela qu'elle est si belle !