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Arbre

Le Temps des Rêves

Allez, sous les fous encouragements que vous m'avez prodigué à la suite de ma note de présentation, voici le premier chapitre du projet sur lequel je travail actuellement. Tous les retours sont bien sûr les bienvenus et j'essaierai de vous faire suivre les chapitres au plus tôt au fur et à mesure de leur création.

Je m'excuse d'avance pour la présentation qui n'est pas forcément la plus aisée à lire, mais il s'agit d'un copié-collé de mes sources latex et je n'ai pas pris le temps de les remettre en forme.

Bonne lecture

****

Je suis dans le train qui me ramène de Dijon, à travers la Bourgogne
sauvage et accidentée. Bien enfoncé dans mon siège et les yeux perdus
dans le vague, de l'autre côté de la fenêtre du TGV, je cherche à
rassembler les souvenirs qui forgent le cœur de l'histoire que je vais
te raconter. C'était il y a quelques années, au beau milieu de cette
Bourgogne, dont je ne garde pourtant qu'un pâle souvenir. Je devais
avoir juste ton âge à cet époque là et j'étais plus porté sur les
ordinateurs et la conception de site internet que sur les paysages. La
Bourgogne ne m'apparaissait alors qu'à l'image de la Picardie, une
région de proche banlieue, recouverte de forêt et sans doute envahie
de parisiens en fin de semaine.

À quelques détails toutefois on sentait bien que l'on n'était plus
chez nous. Le sol n'était plus aussi plat que par chez nous et d'un
village à l'autre il n'était pas rare de devoir contourner de hautes
collines, escalader des côtes assez raides ou dévaler des pentes sur
des routes à peine suffisamment large pour qu'un tracteur puisse
passer.

C'est au bout de l'une de ses routes qui s'apparentaient presque à des
chemins creux que nous l'avons rencontré la première fois. Nous avions
marché toute la journée et la nuit commençait à tomber. C'était les
vacances de la Toussaint au cours de ma première année de DUT et avec
deux copains nous avions décidé de faire un peu de randonnée sauvage
autour de Tonnerre, d'où venait l'un des deux compère,
Christophe. Avec Thomas ils avaient décidé d'abandonner à Troyes leurs
copines respectives et nous étions partis bras dessus, bras dessous. À
l'époque je n'avais pas encore la chance d'être deux et c'est donc
sans attache que je les avais suivi dans cette équipée qui s'annonçait
sans souci. Il faisait beau, nous avions une cinquantaine de
kilomètres à peine à franchir en quatre jours, rien d'exceptionnel.

Nous en étions au soir du deuxième jour et la chaleur de cette fin
octobre nous avait étonné et épuisé. Alors que notre route devait
principalement longer le fond de la vallée, nous avions décidé autour
d'une heure de changer notre itinéraire. Nous étions remontés à flanc
de coteau nous protéger dans les sous-bois. La route s'enfonçait
progressivement sous les arbres et la fraîcheur que nous y trouvions
était bienvenue. Notre marche s'était ainsi poursuivie en silence, de
manière quasi monacale, économisant notre souffle dans la montée.

Le bois s'était peu à peu transformé en forêt. Les arbres se
rapprochaient les uns des autres et les taillis s'épaississaient au
fur et à mesure que nous avancions. À partir de quatre heures les
branches au dessus de nos têtes étaient si proches que le soleil par
endroit ne passait plus du tout. Il projetait au travers de la canopée
des tâches de lumière d'un blanc éclatant qui obligeait à détourner le
regard. Le silence était devenu pesant et les odeurs d'humus et de
matières organiques en décomposition se faisaient plus fortes, sans
doute à cause du soleil qui arrivait enfin au plus profond des bois et
faisait sécher les mares formées lors des dernières pluies.

C'est donc à la sortie d'une longue courbe dans la forêt que nous
étions tombé sur lui. Il était assis au bord de la route, les jambes
pendantes, épousant les formes courbes du talus. Celui-ci avait été
récemment gravillonné ce qui permettait à la route de se détacher
nettement du sous bois. Sinon, le revêtement, tâché de boue, de
feuilles mortes de l'automne et l'hiver précédent, se serait confondu
avec le sol et en moins de deux nous n'aurions plus su dire si nous
étions sur un chemin, une route, ou hors piste.

Il y a de grandes chances en fait que nous ne l'ayons pas vu, s'il ne
nous avait pas apostrophés, alors que nous passions de l'autre côté
de la route. Avec sa longue barbe broussailleuse, ses rides semblables
aux tourments de l'écorce des hêtres environnants et ses vêtements
vert feuillage, il semblait incrusté dans son environnement, tel un
troll des bois qui aurait fait corps avec sa forêt.

« La route est là. Ils ne m'ont pas cru. Mais la route est là. Vous
aussi vous allez le prendre ? Nous lança-t-il d'une voix minérale,
presque métallique, comme issue d'une autre réalité.
— Le prendre quoi ? Réagit Christophe à ma grande surprise, tant
moi-même je n'étais pas sûr d'avoir compris la question.
— Le courrier. La diligence, reprit notre interlocuteur, sans même
nous accorder un regard, les yeux perdus dans la futaie qui bordait la
route de chaque côté.
— Mais de quoi parlez vous exactement ? Risquai-je alors. Sans un
bruit, sentant qu'une discussion s'amorçait, Thomas s'était laissé
tomber le long de la route, à l'image de l'homme bizarre, mais de
l'autre côté, pour souffler.
— La route royale. Elle est là. Ils vont venir me chercher. Parce
que je les attends. Vous les attendez vous aussi ?
— Non pas du tout, nous marchons simplement vers {ville1}
pour y dormir.
— Alors c'est que vous êtes là pour vous moquer. Comme les
autres. Mais cela ne m'atteint plus. Partez, fuyez ! Je vous maudis !
L'inconnu s'était levé et tourné vers nous. Il nous prenait à partie en
levant haut l'index de la main droite. Ses yeux, profondément enfoncés
dans leurs orbites et presque invisibles brillaient pourtant d'un noir
éclat haineux.
— Mais pas du tout. Nous ne nous moquons de personne, nous voulions
simplement savoir...
— Rien du tout. Je ne dirai rien. Je resterai muet comme une
carpe. Vous m'avez trop raillé. Plus rien ne m'atteint. Je ne suis pas
fou, la route existe, je la trouverai et nous vaincrons. »

Sur ses paroles le vieux avait finalement sauté au bas du talus et
s'était enfui en passant à travers les taillis. En un instant il avait
disparu. Si j'avais été seul, j'aurais pu penser à une
illumination. Mais nous étions trois. L'heure avançant tout de même et
pas des plus rassurés, aucun de nous n'essaya de risquer un œil de
l'autre côté de la haie dense où le vieillard avait disparu.

La forêt que nous avions accueillie avec joie pour l'ombre qu'elle
nous procurait nous semblait désormais menaçante et le silence
oppressant qui nous entourait ne nous disait rien qui vaille. Nous
reprîmes la route au plus vite, pressés de quitter cet endroit. D'une
manière presque irréelle, la lisière apparut juste à la sortie de la
courbe. Comme une délivrance que l'on n'aurait pas souhaité voir
arriver plus tard.

Malgré le jour déclinant et le ciel écarlate, le fond de l'air une fois
sorti du bois était étouffant. En quelques dizaines de mètres à peine
je sentis la sueur poisser mon dos au contact du sac des omoplates aux
reins. Le détour par le bois nous avait passablement rallongé le chemin
et c'est à la nuit tombée que nous atteignîmes enfin Ancy-le-Franc. Le
camping se trouvait à la sortie de la ville. Comme nous arrivions du
mauvais côté et que nous étions vannés, nous nous échouâmes dans la
première brasserie que nous vîmes.

La salle était presque entièrement vide. Dans un coin les chaises
n'avaient même pas été remises en place au sol et étaient restées
posées sur les tables pour faciliter le ménage. Le patron était un
homme d'une quarantaine d'années mais aux cheveux déjà gris. La
taille de sa bedaine était accordée à son teint rougeaud, ne laissant
aucun doute quant à l'état de son foie. Il nous gratifia d'un large
signe de la main lorsque nous entrâmes dans le café.

Nous nous posâmes à la première table venue tandis que le patron, qui
tenait lieu de serveur ce soir là se rapprocha sans hâte de nous pour
prendre nos commandes. Trois plats du jours furent commandés. Le
tenancier se retourna et baissant la tête pour passer le seuil
d'une porte basse, disparut à l'arrière du bar pour nous préparer nos
tartines savoyardes. Il revint bien vite portant nos commandes et
s'assit sans façon à notre table.

« Alors les jeunes, qu'est-ce qui vous amène parmi nous ?
— On fait une petite boucle à pattes autour de Tonnerre pour
les vacances, répondit Christophe qui définitivement était ici sur ses
terres et n'éprouvait aucune gène à tailler une bavette avec les gens
du crû.
— Ah ah c'est bien ça. Mais vous êtes du coin ou bien ?
— Moi oui, reprit Christophe. Mais Thomas est de Haute-Marne et
Étienne de Picardie. Nous sommes étudiants sur Troyes.
— Et ça fait longtemps que vous marchez comme ça ?
— Non du tout. On a commencé lundi et on s'arrête jeudi. Une petite
trotte quoi, répondit Thomas entre deux bouchées.
— Ah ces jeunes, tous des feignants hé hé. À votre âge on aurait
marché plus que ça.

Et sinon tout se passe bien sur la route ? Vous avez vu des chouettes
coins ? Continua le patron, voyant qu'aucun de nous trois ne relevait
la pique et que nous restions concentré sur nos assiettes.
— Bah dans le coin c'est plutôt champs, vignes et forêts rigola
Christophe. Donc pour ce qui est du formidable, c'est plutôt
loupé. Non, on cherche juste à se vider l'esprit.
— Le formidable vient plutôt des gens ici, insinua Thomas, un sourire
en coin à la bouche et repensant à notre étrange rencontre de
l'après-midi.
— Comment ça ? S'enquit le barman.
— On a croisé un drôle d'oiseau tout à l'heure sur la route dans la
forêt. Un type au look assez flou genre chasseur perdu ou Che
abandonné qui nous a demandé si on voulait chercher la route avec lui,
expliquai-je.
— Ah ben vous êtes tombés sur le vieux Gil. C'est un vieux fou du
coin. Un ancien prof d'histoire qui soutient des théories
abracadabrantes sur la région. Il venait de Paris. Ou de Lyon. En tout
cas de la ville et était persuadé qu'une ancienne route devait se
trouver dans le coin. Il affirme qu'une partie du trésor royal de
France se serait perdu ici en 1789 alors que des fidèles tentaient
d'atteindre l'Autriche pour le mettre en sécurité. Il n'a bien sûr
jamais rien trouvé.
— Arf, c'est pas top de finir sa vie comme ça, sembla compatir
Christophe, ce qui ne lui ressemblait pas et était plus un signe
permettant de souligner l'ironie ou le cynisme de la situation.
— Mais vous êtes sûr qu'il n'a jamais rien trouvé ? Il semblait
soutenir avoir trouvé une route à l'endroit où nous l'avons croisé,
juste à l'entrée de la forêt et nous disait attendre quelqu'un, reprit
Thomas.
— Ça m'étonnerait malheureusement qu'il ait trouvé quelque
chose. Voilà plus de trois mois qu'il ne dessaoule plus. Un vrai
pochard. Il venait quelques fois ici pour oublier... Mais
depuis quelques temps ça a vraiment commencé à dégénérer et j'ai été
obligé de lui interdire l'accès du bar l'autre semaine. Je ne sais
pas chez qui il continue à se mettre des mines, mais je pense que tout
le monde devrait faire comme moi. »

Alors qu'il parlait, un groupe de chasseur était entré dans le bistrot
et s'était assis à une table un peu plus loin. Ils ne nous accordèrent
pas un regard et se mirent à jouer aux cartes tout en discutant entre
eux. Ils semblaient utiliser un patois local inintelligible, ou alors
ils prenaient bien garde à ne pas élever la voix. Malgré leur
apparente indifférence à notre égard, la conduite de notre hôte
changea radicalement à leur arrivée. Il se releva presque prestement
de sa chaise et grommela quelque chose comme « Mais bon, nous n'allons
pas passer la soirée à parler du vieux Gil. » Il épousseta le
tablier qui recouvrait son ventre généreux et retourna trôner derrière
son bar, non sans avoir gueulé après un prénom féminin, sa femme sans
doute, afin de servir les nouveaux arrivants.

Nous nous levâmes alors pour aller payer et prendre congé après nous
être enquis de la manière la plus rapide de se rendre au
camping. C'est alors qu'une fille d'une vingtaine d'années sortit par
la petite porte donnant sur la cuisine. Il ne s'agissait donc pas de
sa femme, mais de sa fille. Elle était habillée de couleur sombre,
sobrement, d'une jupe légère sur des collants noirs épais surmontés
d'une chemise entrouverte qui laissait deviner un débardeur passé. Le
plus marquant chez elle et surtout dans cette région, était ses
cheveux blonds éclatants qu'elle portait longs et détachés, formant
comme un châle de lumière sur ses épaules.

Mais elle faisait la gueule. Sans doute dérangée dans ses occupations,
elle donnait l'air de n'apprécier que modérément d'aider son père et
au regard qu'elle porta aux nouveaux arrivants, il apparut clairement
que ces derniers n'allaient certes pas lui faire changer d'avis.

Tandis que je tapais mon code de carte bleu et que sa fille revenait
vers lui avec les nouvelles commandes, son père se pencha à son
oreille et lui murmura quelque chose. Son regard se glaça
instantanément et vira aussitôt à la supplique. Elle répondit à voix
haute « Tout mais pas ça ! » Tandis que ses mains se mettaient à
trembler légèrement. Un voile passa dans les yeux de son père et il
s'enferma un bref instant dans une réflexion proche du combat
intérieur. Sans n'avoir rien entendu de leur échange, il était évident
que leur différent portait sur le service des quatre chasseurs
précédemment entrés, qu'aucun d'eux ne voulait servir. Le père finit
par craquer et lâcha dans un soupir indéfinissable, entre la colère
sourde et le renoncement, le reproche et la résignation du condamné,
« Alors dans ce cas, peux-tu conduire ces messieurs jusqu'au camping
? Il fait noir et quand on ne connaît pas le village, ce n'est pas
évident. »

Elle ne se rendit compte de notre présence qu'à ces mots. Son regard
croisa les nôtres rapidement. Ses yeux étaient à l'image de ses
habits. Gris, froid. Mais une étrange vivacité les habitait. Jamais au
repos, ses pupilles passaient d'un objet à l'autre en permanence. Elle
scannait littéralement son environnement à tout moment. Ce qui ne
cadrait pas très bien avec sa surprise feinte de nous voir suite à la
demande de son père. Elle avait dû nous remarquer depuis un moment,
mais devait penser que jouer la surprise correspondrait mieux avec son
rôle de serveuse naïve et dévouée.

Nous gratifiant d'un large sourire, elle nous lança que le temps
d'enfiler un manteau et des chaussures, elle serait à nous.

Version originale :

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Je suis actuellement dans le train qui me ramène de Dijon, à travers
la Bourgogne sauvage et accidentée. Bien enfoncé dans mon siège et les
yeux perdus dans le vague, de l'autre côté de la fenêtre du TGV, je
cherche à rassembler les souvenirs qui forgent le cœur de l'histoire
que je vais te raconter. C'était il y a quelques années, justement au
beau milieu de cette Bourgogne, dont je ne garde pourtant qu'un pâle
souvenir. Je devais avoir juste ton âge et à cet époque là j'étais
encore plus porté sur les ordinateurs et la conception de site
internet que sur les paysages. La Bourgogne ne m'apparaissait alors
qu'à l'image de la Picardie, une région de proche banlieue, recouverte
de forêt et sans doute envahie de parisiens à la fin de la semaine.

Quelques détails toutefois, déjà, avaient retenu mon attention : le
sol n'était pas aussi plat que par chez nous et d'un village à l'autre
il n'était pas rare de devoir contourner de hautes collines, escalader
des côtes assez raides ou dévaler des pentes sur des routes à peine
suffisamment large pour qu'un tracteur puisse passer.

C'est au bout d'une de ses routes qui s'apparentaient presque à des
chemins creux que nous l'avons rencontré la première fois. Nous avions
marché toute la journée et la nuit commençait à tomber. C'était les
vacances de la Toussaint au cours de ma première année de DUT et avec
deux copains nous avions décidé de faire un peu de randonné sauvage
autour de Tonnerre, d'où venait l'un des deux compère,
Christophe. Avec Thomas ils avaient décidé d'abandonner à Troyes leur
copine respective et nous étions parti bras dessus, bras dessous. À
l'époque je n'avais pas encore eu de copine et c'est donc sans attache
que je les avais suivi dans cet équipé qui s'annonçait sans souci. Il
faisait beau, nous avions une cinquantaine de kilomètres à peine à
franchir en quatre jours, rien d'exceptionnel.

Nous en étions au soir du deuxième jour et la chaleur de cette fin
octobre nous avait étonné et épuisé. Alors que notre route devait
principalement longer toute l'après-midi le fond de la vallée, nous
avions décidé autour de une heure de changer notre itinéraire et nous
étions remonté à flanc de coteau nous protéger dans les sous-bois. La
route s'enfonçait progressivement sous les arbres et la fraîcheur que
nous y trouvions était bienvenue. Notre marche s'était ainsi
poursuivie en silence, de manière quasi monacale, économisant notre
souffle comme ce détour nous prolongeait de quasiment le double de
kilomètres.

Le bois s'était peu à peu transformé en forêt. Les arbres se
rapprochaient les uns des autres et les taillis s'épaississaient au
fur et à mesure que nous avancions. À partir de quatre heures les
branches au dessus de nos têtes étaient si proches que le soleil par
endroit ne passait plus du tout. Il projetait par endroit des tâches
de lumière d'un blanc éclatant qui obligeait à détourner le regard. Le
silence était devenu pesant et les odeurs d'humus et de matières
organiques en décomposition se faisaient plus fortes, sans doute à
cause du soleil qui justement arrivait enfin au plus profond des bois
et faisait sécher les mares qui s'étaient formées lors des dernières
pluies.

C'est donc à la sortie d'une longue courbe dans la forêt que nous
étions tombé sur lui. À cette endroit le talus de part et d'autre de
la chaussée avait été récemment gravillonnée et donnait un aspect de
netteté à la route dont le revêtement, sinon, tâché de boue, de
feuilles mortes de l'automne et l'hiver précédent, accusait un âge
certain. Il était assis au bord de la route, les jambes pendantes,
épousant les formes courbes du talus.

Il y a de grandes chances en fait que nous ne l'ayons pas vu, s'il ne
nous avait pas apostrophé, alors que nous le doublions de l'autre côté
de la route. Avec sa longue barbe broussailleuse, ses rides semblables
aux tourments des écorces des hêtres environnants et ses vêtements
kakis il semblait incrusté dans son environnement, tel un troll des
bois qui aurait fait corps depuis longtemps avec sa forêt.

<< La route est là. Ils ne m'ont pas cru. Mais la route est là. Vous
aussi vous allez le prendre ? Nous lança-t-il d'une voix minérale,
presque métallique, comme issue d'une autre réalité, alors que nous
étions à portée.\
--- Le prendre quoi ? Réagit Christophe à ma grande surprise, tant
moi-même je n'étais pas sûr d'avoir compris la question.\
--- Le courrier. La diligence. Reprit notre interlocuteur, sans même
nous accorder un regard, les yeux perdus dans la futaie qui bordait la
route de chaque côté.\
--- Mais de quoi parlez vous exactement ? Risquais-je alors. Sans un
bruit, sentant qu'une discussion s'amorçait, Thomas s'était laissé
tomber le long de la route, à l'image de l'homme bizarre, mais de
l'autre côté, pour souffler.
--- La route royale. Elle est là. Ils vont venir me chercher. Parce
que je les attends. Vous les attendez vous aussi ?\
--- Non pas du tout, nous marchons simplement vers {ville1}
pour y dormir.\
--- Alors c'est que vous êtes là pour vous moquer. Comme les
autres. Mais cela ne m'atteint plus. Partez, fuyez ! Je vous maudit !
L'inconnu s'était levé et tourné vers nous et nous prenait à partie en
levant haut l'index de la main droite. Ses yeux, profondément enfoncés
dans leur orbite et presque invisible brillaient pourtant d'un noir
éclat haineux.\
--- Mais pas du tout. Nous ne nous moquons de personne, nous voulions
simplement savoir...\
--- Rien du tout. Je ne dirais rien. Je resterai muet comme une
carpe. Vous m'avez trop raillé. Plus rien ne m'atteint. Je ne suis pas
fou, la route existe, je la trouverai et nous vaincrons. >>

Sur ses paroles le vieux avait finalement sauté au bas du talus et
s'était enfuit en courant en passant à travers les taillis. En un
instant il avait disparu et nous doutions même de ce qui venait de se
passer. J'eus été seul j'aurais pu penser à une illumination. Mais
nous étions trois. L'heure avançant tout de même et pas des plus
rassurés, aucun de nous n'essaya de risquer un œil de l'autre côté de
la haie dense où le vieillard avait disparu.

La forêt que nous avions accueilli avec joie pour l'ombre qu'elle nous
procurait nous semblait désormais menaçante et le silence oppressant
qui nous entourait ne nous disait rien qui vaille. Nous reprîmes la
route au plus vite, pressé de quitter cet endroit. D'une manière
presque irréel, la lisière apparu juste à la sortie de la
courbe. Comme une délivrance que l'on n'aurait pas souhaité plus tard.

Malgré le jour déclinant et le ciel écarlate le fond de l'air une fois
sorti du bois était étouffant. En quelques dizaines de mètres à peine
je sentis la sueur poisser mon dos au contact du sac des omoplates aux
reins. Le détour par le bois nous avait passablement rallongé le chemin
et c'est à la nuit tombée que nous atteignîmes enfin {ville1}. Le
camping se trouvait à la sortie de la ville. Comme nous arrivions du
mauvais côté et que nous étions vannés, nous nous échouâmes dans la
première brasserie que nous vîmes.

La salle était presque entièrement vide. Dans un coin les chaises
n'avaient même pas été remises en place au sol et étaient restées
posées sur les tables pour faciliter le ménage. Le patron, un homme
dans la quarantaine mais aux cheveux déjà gris et à la bedaine
accordée à son teint rougeaud, ne laissant aucun doute quant à l'état
de son foie, nous gratifia d'un large signe de la main lorsque nous
entrâmes dans le café.

Nous nous posâmes à la première table venue tandis que le patron, qui
tenait lieu de serveur ce soir là se rapprocha sans hâte de nous pour
prendre nos commandes. Trois plats du jours furent commandés. Le
tenancier s'en retourna et baissant la tête pour passer le seuil
d'une porte basse, disparu à l'arrière du bar pour nous préparer nos
tartines savoyardes. Il revint bien vite portant nos commandes et
s'assit sans façon à notre table.

<< Alors les jeunes, qu'est-ce qui vous amène parmi nous ?\
--- Nous effectuons une petite boucle à pattes autour de Tonnerre pour
les vacances, répondit Christophe qui définitivement était ici sur ses
terres et n'éprouvait aucune gène à tailler une bavette avec les gens
du crû.\
--- Ah ah c'est bien ça. Mais vous êtes du coin ou bien ?\
--- Moi oui, reprit Christophe. Mais Thomas est de Haute-Marne et
Étienne de Picardie. Nous sommes étudiants sur Troyes.\
--- Et ça fait longtemps que vous marchez comme ça ?
--- Non du tout. On a commencé lundi et on s'arrête jeudi. Une petite
trotte quoi, répondit Thomas entre deux bouchées.\
--- Ah ces jeunes, tous des feignant hé hé. À votre âge on aurait
marché plus que ça.

Et sinon tout se passe bien sur la route ? Vous avez vu des chouettes
coins ? Continua le patron, voyant qu'aucun de nous trois ne relevait
la pique et étions concentré sur nos assiettes.\
--- Bah dans le coin c'est plutôt champs, vignes et forêts rigola
Christophe. Donc pour ce qui est du formidable, c'est plutôt
loupé. Non, on cherche juste à se vider l'esprit.\
--- Le formidable vient plutôt des gens ici, insinua Thomas, un sourire
en coin à la bouche et repensant à notre étrange rencontre de
l'après-midi.\
--- Comment ça ? S'enquit le barman.
--- On a croisé un drôle d'oiseau tout à l'heure sur la route dans la
forêt. Un type au look assez flou genre chasseur perdu ou Che
abandonné qui nous a demandé si on voulais cherché la route avec lui,
expliquai-je.\
--- Ah ben vous êtes tombé sur le vieux Gil. C'est un vieux fou du
coin. Un ancien prof d'histoire qui soutient des théories
abracadabrantes sur la région. Il venait de Paris. Ou de Lyon. En tout
cas de la ville et était persuadé qu'une ancienne route devait se
trouver dans le coin. Il affirme qu'une partie du trésor royal de
France se serait perdu ici en 1789 alors que des fidèles tentaient
d'atteindre l'Autriche pour le mettre en sécurité. Il n'a bien sûr
jamais rien trouvé.\
--- Arf, c'est pas top de finir sa vie comme ça, sembla compatir
Christophe, ce qui ne lui ressemblait pas et était plus un signe
permettant de souligner l'ironie ou le cynisme de la situation.\
--- Mais vous êtes sûr qu'il n'a jamais rien trouvé ? Il semblait
soutenir avoir trouvé une route à l'endroit où nous l'avons croisé,
juste à l'entrée de la forêt et nous disait attendre quelqu'un, reprit
Thomas.\
--- Ça m'étonnerait malheureusement qu'il ait trouvé quelque
chose. Voilà plus de trois mois qu'il ne dessaoule plus. Un vrai
pochard. Il venait quelques fois dans mon bar pour oublier... Mais
depuis quelques temps ça a vraiment commencé à dégénérer et j'ai été
obligé de lui interdire l'accès à mon bar l'autre semaine. Je ne sais
pas chez qui il continue à se mettre des mines, mais je pense que tout
le monde devrait faire comme moi. >>

Alors qu'il parlait, un groupe de chasseur était entré dans le bistrot
et s'était assis à une table un peu plus loin. Ils ne nous accordèrent
pas un regard et se mirent à jouer aux cartes tout en discutant entre
eux. Ils semblaient utiliser un patois local inintelligible, ou alors
ils prenaient bien garde à ne pas élever la voix. Malgré leur
apparente indifférence à notre égard, la conduite de notre hôte
changea radicalement à leur arrivée. Il se releva presque prestement
de sa chaise et grommela quelque chose comme << Mais bon, nous n'allons
pas passer la soirée à parler du vieux Gil. >> Il épousseta le
tablier qui recouvrait son ventre généreux et retourna trôner derrière
son bar, non sans avoir gueulé après un prénom féminin, sa femme sans
doute, afin de servir les nouveaux arrivants.

Nous nous levâmes alors pour aller payer et prendre congé après nous
être enquéri de l'adresse du terrain de camping municipal. C'est
alors qu'une fille d'une vingtaine d'année sorti de par la petite
porte donnant sur la cuisine. Il ne s'agissait donc pas de sa femme,
mais a priori de sa fille. Elle était habillé de couleur sombre,
sobrement, d'une jupe légère sur des collants noirs épais surmontés
d'une chemise noire entrouverte qui laissait deviner un débardeur de
la même teinte. Le plus marquant chez elle et surtout dans cette
région, était ses cheveux blonds éclatants qu'elle portait longs et
détachés, formant comme un châle de lumière sur ses épaules.

Mais elle faisait la gueule. Sans doute dérangée dans ses occupations,
elle donnait l'air de n'apprécier que modérément d'aider son père et
au regard qu'elle porta aux nouveaux arrivants, il apparut clairement
que ces derniers n'allaient certes pas lui faire changer d'avis.

Tandis que je tapais mon code de carte bleu et que sa fille revenait
vers lui avec les nouvelles commandes, son père se pencha à son
oreille et lui murmura quelque chose. Son regard se glaça
instantanément et vira aussitôt à la supplique. Elle répondit à voix
haute << Tout mais pas ça ! >> Tandis que ses mains se mettaient à
trembler légèrement. Un voile passa dans les yeux de son père et il
s'enferma un bref instant dans une réflexion proche du combat
intérieur. Sans n'avoir rien entendu de leur échange, il était évident
que leur différent portait sur le service des quatre chasseurs
précédemment entré, qu'aucun d'eux ne voulait servir. Le père finit
par craquer et lâcha dans un soupir indéfinissable, entre la colère
sourde et le renoncement, le reproche et la résignation du condamné,
<< Alors dans ce cas, peux-tu conduire ces messieurs jusqu'au camping
? Il fait noir et quand on ne connaît pas le village, ce n'est pas
évident. >>

Elle ne se rendit compte de notre présence qu'à ces mots. Son regard
croisa les nôtres rapidement. Ses yeux étaient à l'image de ses
habits. Gris, froid. Mais une étrange vivacité les habitait. Jamais au
repos, ses pupilles passaient d'un objet à l'autre en permanence. Elle
scannait littéralement son environnement à tout moment. Ce qui ne
cadrait pas très bien avec sa surprise feinte de nous voir suite à la
demande de son père. Elle avait dû nous remarquer depuis un moment,
mais devait penser que jouer la surprise cadrerait mieux avec son rôle
de serveuse naïve et dévouée.

Nous gratifiant d'un large sourire, elle nous lança que le temps
d'enfiler un manteau et des chaussures, elle serait à nous.