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Arbre

Le Temps des Rêves


Fleur de Feu
13/11/2011



Scénographie

note : les indications scéniques indiquées ne sont pas exhaustives mais tentent de refléter l'ambiance qui était en moi lors de l'écriture de la pièce. À développer, modifier et faire vivre.
*s'approcher du public, le toucher. Lui tendre des choses qu'il ne pourra saisir. le prendre à partie.
*projections lumineuses. Jeux d'ombres et de lumière.
*grande toile à l'arrière de la scène sur laquelle pourront être faites des projections graphiques. Peintes par un homme vêtu de noir.
*Danse, mouvement.
*musique (indication facultative : j'ai beaucoup écouté David Garret pendant l'écriture de cette pièce)

Les voix/Sons/acteurs
*narrateur (voix adulte, féminine ou masculine).
*fillette : voix féminine, plus ou moins enfantine selon les contextes (cette voix doit être incarnée)
*homme : voix grave (cette voix doit être incarnée)
*Echo : enregistrement. Possibilité de superposition de voix (identiques ou différentes)
*sons (ex : BOUM)
*danseuse (à partir de « nue dans l'or céleste)
*acteur vêtu de noir faisant les démonstrations graphiques
*liste non exhaustive et modulable selon les envies du metteur en scène.


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NARRATEUR (voix adulte)
« Il y a des jours où on sent dans l'atmosphère comme un présage, une lourdeur qui nous accable, un couvercle à la Baudelaire.
Il y a des jours qui ont un ciel gris ou d'un bleu trop éclatant pour être honnête.
Ces jours-là, les humains se tendent, les nerfs à vif, bandés à l'extrême pour résister à ce mauvais présage. Une légende romaine dit que lorsque les oiseaux volent de droite à gauche, c'est un mauvais augure. Les oiseaux ne volaient même plus ce jour-là et les arbres étaient d'un vert sombre et terne. Cela faisait bien longtemps que les oiseaux avaient été chassés du ciel par des monstres blancs. Et ces monstres blancs n'étaient pas des colombes.
Il n'y avait plus personne là-haut. Ni colombe, ni Dieu. Ni Dieu, ni colombes. Alors, on a arrêté de regarder le ciel : on préférait regarder loin devant soi ou bien, simplement, fermer les yeux... et s'imaginer une autre vie.

Le ciel n'était beau qu'en nous, dans nos jeux d'enfants, ceux qui nous occupaient même les jours de ciel gris ou de bleu trop éclatant. Ces quelques pierres qui devenaient des défis ou des pinceaux magiques sculptant le sol sont les jouets que je regrette le plus. Combien de temps ai-je passé à jeter des cailloux vers le ciel rien que pour les observer chuter. Que l'horizon soit bleu ou gris, les cailloux traçaient toujours une grande courbe dans l'immensité, une grande courbe douce et régulière. Ils montait, montaient, montaient aussi haut que le leur permettait la force de mon geste. Essoufflé, le caillou finissait par s'immobiliser une fraction de seconde au zénith de sa course. Puis il retombait, traçant une grande courbe dans l'immensité, une grande courbe douce et régulière.
Il était beau ce point gris dans le ciel bleu.
Parfois, lorsqu'il faisait sombre, je peignais la pierre en bleu. Le monde était alors inversé.
Et venait le moment où le caillou quittait le ciel pour s'écraser au sol, imprimant une trace légère sur la terre. Il était beau, ce point bleu dans la terre grise. C'était un peu comme une flaque de ciel qui naissait de ce tout petit impact. Un tout petit impact. J'aimais ces heures à jouer dans la poussière avec trois fois rien, jouer dans la poussière comme le soleil au crépuscule. Ces cailloux qu'on serrait dans nos petites mains sont les jouets que je regrette le plus. Avec ma poupée d'herbes sèches et sa robe à fleurs. »

FILLETTE (d'une voix en crise)
Où est ma poupée ? Ma poupée et sa robe à fleurs que maman m'avait cousue ? Où est ma poupée ? Ma poupée des champs ? QUI m'a volé ma POUPÉE ? OÙ est-elle ? RENDEZ-LA MOI !
Ma poupée... elle avait un nom mais je ne m'en souviens plus. C'était un nom qui chantait, avec des « i » et des « a » qui sautillaient sur le bout de la langue. Elle avait une robe à fleur. Maman avait récupéré un bout de tissu d'un de mes vêtements trop grands et elle lui en avait fait un robe. Une toute petite robe avec le même tissu que moi. Nous allions bien ensemble. Je l'emmenais partout. Je faisais tout avec elle. Où est-elle ? Et puis un jour je suis devenue trop grande pour porter le tissu à fleurs sur moi. Alors, il n'y a plus eu que ma poupée qui a eu une robe à fleur. Maman ne lui a pas fait d'autres robes avec mes vêtements trop petits. Elle les avait donnés à ma petite sœur. Où est ma petite sœur ? Avec sa robe à fleurs ? Et... au fait... où est maman ? Hein ? Dis ? Dis ?! Dis ?!!! OÙ est MAMAN ? Où EST ma POUPÉE ? OÙ sont-elles ? Hein ? Pourquoi.... POURQUOI... pourquoi est ce que je suis toute seule, toute seule, sans robe à fleurs. Pourquoi... pourquoi est-ce que je suis toute seule, dans ma robe de cicatrices.(Répétition de cette phrase en écho, phrases se superposant et se répétant avec différentes voix aussi bien masculines que féminines)

Et qui voudra récupérer ma robe de cicatrices et ses dessins chimériques quand je serai trop grande pour la porter ? Parce que, même sans maman, je vais grandir, hein ? Et... je suis déjà grande maintenant que je n'ai plus ma poupée. Non ? À quoi ça sert d'être grande si on n'a plus sa poupée. À quoi ça sert que les fleurs se transforment en cicatrices. Hein ? Et pourquoi ? Tu peux me dire pourquoi ? *Toi, là, dans le ciel qui n'existait plus : tu peux me dire où est ma poupée ou bien est-ce qu'il faut que je fasse comme si elle n'avait jamais existé ?

(Silence)Reprise de la fillette, d'une voix calme, sage, presque hypnotique.

Il faut mentir, c'est ça ? Oublier ? Commettre le meurtre d'une mémoire ? JE NE PEUX PAS !

(Silence)

Et en fait... je sais très bien où est ma poupée. Elle est dans le ciel. Et je sais très bien qu'il n'y a plus rien dans le ciel. Ni Dieu, ni Colombe, ni Poupée. Il n'y a jamais eu que ces monstres blancs qui ont fait de nous des fleurs de feu.

(Silence)

Et je retrouverai ma poupée.

(Silence)

Ou je ferai semblant. Puisqu'elle n'existe plus. Je... je lui réinventerai un nom. Un nom qui ne brûle pas.

(Silence)

Avec sa robe

(Silence)

Mais... en fait... je sais bien que ma poupée d'herbe sèche s'est éparpillée dans l'air et sur la terre ce jour-là. Et peut-être qu'une poussière de poupée ou de robe à fleurs a été emprisonnée dans ma robe brûlante de cicatrices...

(Silence)

En tout cas, même si je dois grandir, il y aura des fleurs... Plein. Un champ plein de fleur et d'herbes sèches.



**

Des avions en papier volent sur la scène. Musique douce.

NARRATEUR
Il y a eu les avions dans le ciel. Les avions et leurs traits sonores. Il y a eu les avions dans le ciel.
Puis les bombes contre la terre. Entre les deux, quatre traits verticaux, quatre traînées grises sur un ciel tout aussi gris, quatre sifflements et quatre impacts.
(un homme tout vêtu de noir vient tracer des traits sur une grande toile qui se trouve au fond de la scène. Tout au long de la pièce, il pourra interpréter graphiquement les paroles)

(écho de la voix de la petite fille ; « un impact...un tout petit impact »)
Boum
Boum
Boum
Boum
On aurait presque pu croire à un cœur qui bat.
Boum
Boum
Boum
Boum
Quatre battements de mort dans le ciel gris.
Et puis, comme pour prouver que ce n'était pas un monde en noir et blanc, il y a eu une cinquième trainée. Horizontale. Enflammée. Jaune. Celle du Napalm. (là, balancer un sceau de peinture . Je ne vais pas décrire toutes les possibilités graphiques existantes mais à chaque fois que cela est possible et nécessaire, il faudrait faire une représentation graphique simple afin d'avoir un dessin à la fin. Place au metteur en scène !)
Alors, les humains on commencé à danser.


LA FILLETTE
« J'ai entendu les avions là-haut. On a commencé à courir. On savait que si on restait là, c'était la fin. On n'a jamais cru à la beauté des oiseaux célestes. Alors on a couru. On ne savait pas où. Je n'étais jamais vraiment sortie du village seule.
Mais la peur est une boussole sans faille. Elle vous aimante vers n'importe quel autre lieu que celui dans lequel vous vous trouvez.

On a couru.
Moi, les autres, ma poupée et sa robe à fleurs.
Le plus vite possible, sans rien emporter d'autre que nos yeux hagards, écarquillés, engloutissant le paysage et les grondements du ciel. Nos cris traînaient derrière nous comme d'immenses chaînes stridentes et désordonnées, ils s'étiraient, se distendaient jusqu'à l'extrême, jusqu'à la rupture, jusqu'à l'implosion des tympans dans la fournaise sonore de nos voix. Au début, il n'y avait que la peur qui nous poussait à courir. Et puis... il y a eu les suites de l'impact. (écho de la voix de la petite fille : « un impact, un tout petit impact. Il était beau ce point bleu dans la terre grise, ce point bleu, un tout petit impact bleu, impact bleu, impact bleu... »). Et puis... il y a eu les suites de l'impact. Il y a eu la chaleur. Le jaune.

Voix docte, sortie de nulle part, un peu grésillante éventuellement
« En Occident, le jaune est une couleur peu appréciée même si ce ne fut pas toujours le cas.
En Asie et en Amérique du Sud, le jaune est valorisé. En Chine, elle est associé au pouvoir, à la sagesse, à la richesse, elle fut longtemps réservée à... »

À L'HORREUR ! AH ! CETTE SENSATION DE SENTIR L'AIR VOUS PERFORER LE CORPS.

Il y a eu la chaleur. Le Jaune. Les brûlures.

(danse)
Une immense main de feu m'a enveloppée. Elle m'a prise entre ses doigts de flammes et elle a serré, serré, serré pour m'étouffer, m'aveugler de sa fumée noire. Une immense main de feu avec autant de doigts que d'oxygène a pris mon corps d'enfant pour en faire un jouet. Je crois que je tenais encore ma poupée entre mes doigts crispés, dans ces doigts de feu congestionnés.
J'ai hurlé ! Hurlé ! Hurlé ce mot de brûlure. Hurlé ! Brûlure ! Brûlé ! Hurlure !

(Silence)
(en dansant)
J'étais devenu un pantin, une folle dans le paysage déjà rasé, le corps désarticulé, démantelé par la douleur qui se propageait comme un serpent fou.

(fin de la danse, silence)
Un enfant, peut-être mon frère, a crié à côté de moi.
J'ai vu une main sortir des flammes. J'ai voulu la saisir mais elle a disparu. Je n'ai pas entendu le choc de son corps contre le sol. Il y a avait trop d'enfer en moi.

Tout est allé trop vite.



HOMME (observateur extérieur)
Tout est allé trop vite.
Ces quatre traits sonores. Les quatre impacts. On aurait pu croire à un cœur qui bat.

Ce jour-là, la mousson fut faite de bombes. Entre chacune d'elle j'ai eu le temps de respirer, d'inspirer l'air du ciel gris.
Il n'y avait que du blanc dans ma tête. J'ai presque compté les secondes qui séparaient les bombes.
J'AURAIS DÛ FAIRE QUELQUE CHOSE ! QUELQUE CHOSE D'UTILE !
J'ai juste compté les secondes qui séparaient les bombes. Un peu comme quand on compte le temps qui s'écoule entre un éclair et le grondement du tonnerre. Ce jour-là, j'aurais pu compter beaucoup de choses, calculer beaucoup de laps de temps dans un temps pourtant réduit.
Le temps entre les bombes.
Le temps que je comprenne.
Le temps pour que le sifflement me parvienne.
Les temps que met une bombe pour toucher le sol.
Le temps pour en ressentir la vibration.
Le temps de la cinquième trainée.
Le temps avant de voir le feu se répandre, gicler en une immense trait jaune, lacérant la route de l'odeur du napalm.
(la voix docte)Le temps de ne pas penser au symbolisme de la couleur jaune.
Le temps de ne plus voir les avions.
Le temps entre les bombes.
(fillette) Le temps de brûler
Le temps de comprendre qu'ils sont déjà loin.
Le temps de regarder les autres journalistes qui étaient avec moi. Les bras ballants, le corps bardé de leurs appareils photo et de leurs caméras.
Le temps de comprendre qu'il n'y aura plus de village.
Le temps de voir cette boule jaune et noire dans les arbres verts.
Le temps que cette image s'incruste sur ma rétine et me fasse mal.
Le temps entre les bombes.
(fillette)Le temps de brûler
Le temps de se dire qu'il y avait des gens là-bas.
Le temps d'imaginer leurs premiers cris.
Puis de les entendre.
Le temps de ne pas avoir peur tellement on a voulu croire aux colombes.
Le temps de ne pas savoir courir pour aller mêler mon cri aux leurs.
Le temps de les entendre arriver.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Entendre leurs hurlements.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Entendre leurs hurlements.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Entendre leurs hurlements.
Le temps de ne pas penser à me maudire
(fillette)Le temps de brûler
Entendre leurs hurlements.
Le temps de sentir leur odeur de chair brûlée.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps pas penser à l'horreur du brasier.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps de me dire que j'allais faire la photo du siècle.
Le temps d'oublier d'oublier que j'allais faire mon métier.
PHOTOGRAPHE.
(flash, suivi de l'extinction des feux : noir)


FILLETTE
Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte que je n'avais plus qu'un bout de robe à fleur entre les doigts. L'herbe sèche n'aime pas le jaune. Je t'avais bien dis que je savais où était ma poupée. Et il y avait du jaune partout et jusque dans mes cheveux, jusque sur mon corps. Mon sang était devenu jaune sous la chaleur.
Je n'ai plus vu les autres et j'ai senti mes yeux se dessécher, fondre en une eau qui n'existait plus même à l'intérieur de mon corps. J'étais seule et je courais. Je courais, hurlais, brûlais. Je n'ai même pas eu le temps d'avoir peur. Même le temps s'est enflammé avant que j'en ai conscience, en une longue traînée jaune, en un énorme amas de souffle chaud. Trop chaud ! Trop chaud ! Ça brûle ! Mes os tombent en cendre. Je le sens. Mon sang boue, brûle, bouillonne et moi je crie des paroles, borborygmes que je ne comprends pas, que je n'entends même plus dans cette scène d'apocalypse. Trop chaud ! Trop chaud ! Trop chaud ! Maman ! Dieu ! Aidez-moi. Je brûle. De l'eau ! De l'air ! Je suis seule dans la gueule de cette horreur incandescente qui me serre contre elle et m'emprisonne, me mène dans une danse grotesque et sans nom. Il n'y a plus que du feu, d'avides langues de feu. Un feu pervers qui me déshabille, fait tomber mes vêtements fleuris, brûle les pétales de ma peau de neuf ans. IL N'AVAIT PAS LE DROIT. Pas le droit de me lécher ainsi, de lécher ma peau tendre de ses langues râpeuses et toxiques. PAS LE DROIT de m'embrasser, de me serrer contre son corps brûlant. Pas le droit de m'embrasser, de m'embraser comme il l'a fait. Pas le droit de s'enflammer pour mon corps nu, de m'enflammer comme son dû.
Je brûle.
Et le jaune m'engloutit dans sa couleur bouillante et ses pulsions bestiales.
J'ai neuf ans.
Je suis nue dans le jaune tombé du ciel.

**

NARRATEUR (danse par une danseuse. À * la fillette débarque sur la scène, fais sortir la danseuse éthérée de la scène et continue la danse... sur un autre registre)
Nue dans l'or céleste.
Un voile de fumée brouille ma vision.
Une silhouette danse en arabesques folles. Son corps mouvant se détache d'un énorme nuage gris. Elle est comme une statuette sacrée. Déesse dansant de ses mille bras en l'honneur du feu. Elle danse, ondule, inspirée d'une force qui n'est plus la sienne. Possédée elle s'abandonne à la brillance du monde et se laisse dévorer par la lumière, happer par la beauté de ses mouvements. Ses bras semblent s'envoler, se soustraire aux lois universelles, se désarticulant presque, pour mieux s'adapter à l'air qui frissonne autour d'elle. L'air frémit sous la chaleur, brille, se gèle sous les reflets que son corps de vierge imprime dans le ciel. Elle fait naître du cristal autour de sa silhouette. L'air s'épaissit, ondule et se solidifie. Et la fillette danse, se convulse, se plie sous les assauts* de l'or, se rétracte, se crispe, se contorsionne, tend les bras vers le ciel, la terre, elle-même en mouvements désordonnés et fous car je ne sens plus rien et mes chairs n'existent plus sous la douleur aiguë qui me déchire l'esprit et le corps tout entier. (*la voix s'est modifiée à partir du mot assaut...)

Il n'existe pas de mots pour décrire cette douleur.
J'ai mal ! OÙ EST MA POUPÉE ? Est-ce qu'elle a eu mal ? Est-ce qu'elle a senti qu'on la transperçait avec une, avec des milliers de braises ardentes ? Est-ce que tu peux comprendre, toi, là ? Là-haut je n'en parle même plus. Mais toi qui me regardes dans l'obscurité, toi qui es témoin de mon agonie. Oui toi. Juste devant. TOI ! Est-ce que tu peux comprendre que cette main de feu m'a broyée, que j'ai vu mon corps s'enflammer. Tu essaies d'imaginer hein ? Mais ce n'est pas possible. Les humains ne sont pas faits pour brûler. Et pourtant je l'ai fait. Tiens ! Regarde ! Tu vois cette poupée. Non. Ce n'est pas la mienne. Tu la vois ? Et bien maintenant regarde. Regarde. Enlève ce voile de distance de tes yeux. Regarde vraiment. Arrête de croire que je n'existe pas et que je délire. JE NE DÉLIRE PAS. C'est juste que j'aimerais que tu comprennes. Ne DÉTOURNE pas les yeux ! Imagine que cette aiguille est une langue de feu. Jaune. Brûlante. Imagine que cette poupée est un corps d'enfant. Moi. IMAGINE ! IMAGINE OÙ JE METS LE FEU À TON CORPS ! Et maintenant, respire avant de voir ce que ça fait.
(boum, boum, boum, boum)
Écoute bien les battements de ton cœur. Avant qu'il n'implose dans ta poitrine. Ce jour-là, nous n'avons pas eu le temps de nous entendre vivre.
(pshhhhhhhht)
Et SENS la DOULEUR ! Fais quelque chose !
(danse, torture de la poupée, tout ce qu'on veut (du graphique, de la peinture, des sons...)

FILETTE (seule, perdue, calme)
Je t'en supplie. Fais quelque chose. Ne reste pas les bras ballants. Arrête de me regarder et aide-moi. Éteins le feu qui me dévore. Je ne te connais pas mais tu es ma seule chance. Il n'y a que les anges pour croiser le chemin des brûlés célestes. Montre-moi que les anges existent. Même s'il n'y a ni colombes, ni Dieu. Ni poupée, ni robe à fleurs.

La fillette tend la poupée au public.

Aucun membre du public ne prend la poupée.

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Elle jette la poupée contre le tableau graphique et hurle :

REGARDE ! ARRÊTE DE TE MENTIR ! SORT DE TON MONDE ASEPTISÉ ! REGARDE ! ((danse, torture de la poupée, tout ce qu'on veut (du graphique, de la peinture, des sons...)


VOIX D'HOMME (la salle pourrait être criblée de flashs lumineux)
REGARDE ! REGARDE !
Ouvre les yeux pour une fois. Regarde ! Regarde ce petit corps violenté, les bras grands ouverts comme un christ crucifié ! Regarde-la ! Droit dans les yeux ! Dans sa nudité de jouet qu'on vient de broyer d'une main de feu ! Elle est nue ! Elle brûle ! Elle a neuf ans ! Tu te souviens du jour de tes neuf ans ? Et tu ne veux même pas prendre la poupée qu'elle te tend ?! Ne baisse pas les yeux ! Tu DOIS la voir. Tu DOIS accepter que sa poupée a brûlé dans la fournaise. REGARDE SON CORPS NU ! Elle est belle hein ? Elle est belle avec ses yeux bridés d'enfant sage ? Elle a le regard des martyrs et tu aimes presque ça !
Non ?
Alors réagis. Fais quelque chose, fais que cette photo, cette photo que j'ai prise, ait un impact. Un Impact JAUNE !

FILLETTE : Ne crie pas si fort. Je suis fatiguée. Il y a déjà eu trop d'enfer. Et toi, toi, toi non plus tu ne m'as pas regardée. Tu es resté derrière ton appareil photo. Avoue ! Avoue ! Avoue que tu n'as d'abord rien fait !

VOIX D'HOMME
Tais-toi ! Je sais ! Je sais que j'aurais dû courir t'aider.
Tu sais, j'ai mal !

FILLETTE
MOI AUSSI !

(silence)

VOIX D'HOMME
Depuis toutes ces années, je brûle de cette bombe qui vous a jetés sur la route, qui vous a fait courir vers moi. Je brûle de ne pas savoir qui j'étais à ce moment là.
J'avoue. Ce jour-là...
J'ai oublié de comprendre le sombre lac de vos regards et j'ai armé mon appareil photo. J'ai pris le TEMPS d'armer mon appareil photo. Je l'ai pris entre mes mains. Je vous ai vu courir vers moi. Mais tu comprends, cet appareil photo, c'est tout ce que j'avais pour vivre. Il était un peu comme une poupée d'herbes sèches. Même s'il n'avait pas de robe à fleurs. Je l'ai pris entre mes mains. J'AURAIS DÛ COURIR TOUT DE SUITE POUR SOULAGER TON CORPS, COURIR VERS TOI, COURIR VERS VOUS QUI COURIEZ VERS NOUS. Mais je suis resté immobile. FAIRE QUELQUE CHOSE ! Tu crois que c'est parce que je n'ai pas eu le temps de me rendre compte ?

FILLETTE :
Ne crie pas !

VOIX D'HOMME
Il n'y avait plus un bruit et vos cris semblaient se consumer violemment. Vous couriez. Vers l'impossible. Vers la survie. On sentait dans vos cris qu'une âme s'était déjà brisée en vous, une âme que vous tentiez encore de retenir mais qui vous échappait. Vos bouches d'enfants grandes ouvertes avaient de quoi avaler le monde entier, toute cette fumée, toute cette chaleur putride. Je n'avais jamais vu le visage de l'horreur. Je ne sais même pas si je l'ai vraiment perçu ce jour-là. Derrière le viseur de mon appareil photo...

(echos : Et toi, toi, toi non plus tu ne m'as pas regardée. Tu es resté derrière ton appareil photo. Tu n'as pas regardé. Il est temps de te détacher de ce viseur d'appareil photo. De vraiment regarder. D'arrêter de croire que je n'existe pas.)

VOIX D'HOMME
Je n'ai jamais douté de ton existence. J'ai même voulu t'en offrir une autre. Parce que si j'ai pris cette photo, c'est que j'en ai ressenti le besoin comme tu as ressenti le besoin de courir. Tu as été l'impact, l'impact jaune, bleu ou gris, qui m'a poussé à appuyer sur le déclencheur. Tu as été le souffle brûlant, l'incarnation de ce qui ne peut être fait et qui est pourtant bien réel. Tu étais bien réelle. Je n'ai jamais douté de ton existence. J'ai appuyé sur le déclencheur parce que j'ai senti à ce moment là, à ce moment précis, que ce que je voyais n'était pas montrable. Alors, j'ai eu envie, envie de le montrer. De montrer tes pétales brûlées au monde entier. C'était une occasion unique. Je ne t'ai enfermée dans cette boîte noire que pour mieux leur balancer ton corps en pleine face comme leur bombe t'a balancée sur la route. C'était ma manière de hurler, d'avaler le monde et de le recracher en noir et blanc. Pour qu'enfin nous ne puissions plus fermer les yeux. J'ai eu un geste instinctif. C'est mon cœur qui a appuyé sur le déclencheur. Je devais le faire. Il fallait que j'arrache le voile des regards. Je n'avais pas le choix. Crois-moi.


(silence)

(au public) Et VOUS ? Vous ne me croyez pas ? MAIS VOUS CROYEZ QU'ILS AVAIENT ENVIE DE VOIR SON REGARD, DE VOIR CES BOUCHES NOIRES DE TERREUR ? VOUS CROYEZ QUE DES ENFANTS QUI BRÛLENT PEUVENT ÊTRE EXHIBÉS SANS QUE RIEN NE SE PASSE ? VOUS CROYEZ ÇA ??!!
(pas de réaction du public, silence)
Alors... ça ne vous fait rien d'être là ? Devant la scène.
(silence)
Vous ne comprenez pas ? Vous ne comprenez pas que si j'ai pris cette photo, c'est juste que j'ai voulu qu'ils comprennent. Que VOUS compreniez quelque chose d'incompréhensible ?

(silence, rideau)

**
(la fillette et l'homme se regardent vraiment pour la première fois)

FILLETTE : Tu crois qu'on peut comprendre ?

VOIX D'HOMME
Je ne comprends toujours pas.
Je me rappelle vos corps, vos pieds nus sur le bitume qui tentaient de vous emmener ailleurs. Je me rappelle vos yeux. Il étaient agrandis par le vide, ils semblaient morts. Hagards. On ne sentait même plus la peur en eux, comme si elle avait déjà brûlé. Brûlé en même temps que vos cris, vos maisons, vos poupées, votre peau, tes habits...

FILLETTE
Tu crois que les cailloux avec lesquels on jouait ont brûlé eux aussi ?

VOIX D'HOMME
Je me rappelle vos visages. Distendus par la peur et l'incompréhension. Le feu et sa violente chaleur les avait fait fondre, avait enfoncé son poing jaune dans vos petites bouches et les avait agrandies, agrandies, agrandies jusqu'à les faire craquer, hurler. (pourquoi ne pas faire un trou dans la « toile » du dessin ?)
Parfois, je rêve que je tombe dans l'abîme de vos cris calcinés.
Je me rappelle ton corps de fillette de neuf ans. Ton corps défloré, privé de ses pétales. Je me rappelle du dessin de tes côtes sous ta robe de cicatrices frémissantes. La robe de ton neuvième printemps. Celle que tu devrais porter toute ta vie. Celle que tu ne pourrais jamais donner à ta petite sœur ou à ta poupée d'herbe sèche.
Je me rappelle...

FILLETTE
… d'avoir couru vers des hommes que je ne connaissais pas. Juste parce qu'ils se trouvaient sur le chemin de nulle part sur lequel nous avions été jetés. Je me rappelle qu'ils n'avaient plus de bras pour nous secourir. Que certains nous ont juste regardé passer. Alors j'ai continué à courir vers ceux qui se tenaient plus loin. J'ai oublié les premier tout comme ils ont oublié de m'aider.
Je me rappelle...

VOIX D'HOMME
… Je me rappelle de petits traits verticaux et mouvants, de ces enfants émouvants qui couraient vers moi, slalomant entre leurs blessures et les ruines de leur enfance. Je me rappelle de ces mains minuscules qui s'agrippaient entre elles. Vous étiez comme des couples miniatures unis par la fournaise. Vos doigts se serraient sur la main de l'autre, comme si vous aviez fondu ensemble et que vos chairs s'en souvenaient.
En réalité...

FILETTE :
… je crois qu'on essayait juste de se rattacher à un cœur qui ne battait pas encore la mort


(echo : boum,boum,boum,boum
Ce jour-là, la mousson fut faite de bombes.
Boum boum boum boum
Et la moisson serait faite de cadavres.)

FILLETTE
Je me rappelle avoir était seule et d'avoir voulu donner la main au ciel. Je me rappelle de ne plus avoir senti mon corps. Je crois que je m'envolais déjà, que je me prenais pour une colombe... Je me...

VOIX D'HOMME
… rappelle ta dignité dans la douleur. Cette distance que tu avais déjà prise avec tes sens. Votre gravité enfantine, le ciel d'apocalypse et les militaires. Au loin.

FILLETTE
Je me rappelle être arrivée vers vous. Je ne sais plus qui tu étais. Vous auriez pu faire peur avec tous vos appareils mais nous venions de fuir l'indicible et seul le jaune nous effrayait. Vous n'étiez pas jaunes. Vous auriez pu être des anges. Je me rappelle de ces boîtes noires, appareil photo, caméra, qui nous regardaient de leur œil rond. De vos regards qui en étaient cachés. Les anges peuvent-ils ne pas regarder ? Nous ne pouvions pas vous voir alors nous avons continué à gémir et, tu sais...


VOIX D'HOMME
JE SAIS. MAIS MOI, JE VOYAIS TON REGARD ! Ne m'accuse pas. C'est juste que je n'ai pas eu le temps.

FILLETTE
Je n'ai...

VOIX D'HOMME
Excuse-moi. C'EST JUSTE QUE J'AIMERAIS QUE TU COMPRENNES

(echos : c'est juste que j'aimerais que tu comprennes)

FILLETTE :
Je suis fatiguée.

VOIX D'HOMME
Que tu comprennes que je ne comprends pas. Que je ne comprends pas comment j'ai pu ne rien faire, ne pas courir vers toi. MONTRER NE SUFFIT PAS !
Je n'ai pas réfléchi, j'ai arrêté d'imaginer et j'ai pris cette photo. Parmi tant d'autres. POURQUOI ? pourquoi est-ce que j'ai pensé à faire mon métier ? Ce n'était que mon métier que je faisais hein ?! Rien d'autre que mon métier !

Est-ce qu'on a le droit de préférer montrer la souffrance plutôt que la soigner ?

FILLETTE :
Je ne sais pas. On a bien le droit de brûler des gens.

VOIX D'HOMME
NE DIT PAS ÇA. Personne n'a le droit de brûler les gens !
MAIS MOI, COMMENT ? Oui, comment surtout. Comment ai-je pu oser mettre mon œil bien à l'abri derrière le viseur. Comment ai-je pu régler l'ouverture d'un diaphragme alors que tu étais là, nue, devant moi ? Comment, devant vos yeux distendus et la vibration de vos affres, ai-je pu penser à appuyer sur un bouton en plastique.
(echos ; appuyer sur un bouton en plastique ) Comment ai-je pu penser à immortaliser le déroulement d'une mort alors que des cadavres couraient vers moi ?
ET POURQUOI EST-CE QUE TU NE M'EN A JAMAIS VRAIMENT VOULU ?
Tu aurais dû me haïr de t'avoir laissé courir sans vraiment te regarder. Tu étais nue et tu avais neuf ans. Moi... je me cachais derrière un appareil photo.
Je ne comprends toujours pas.
J'AURAIS DÛ FAIRE QUELQUE CHOSE !

(silence)

FILLETTE
Tu n'étais pas un ange. C'est tout. Tu sais...

VOIX D'HOMME
Je sais que j'aurais pu faire quelque chose...

FILLETTE
Non. Ce n'est pas ça. Peut-être. Mais rappelle-toi. Tu m'as tout de même aidée. Après. Tu as voulu laver les souillures de feu qui me collaient à la peau.

VOIX D'HOMME
Oui. Je me rappelle. Tu as arrêté de courir et tes yeux perdus ont ouvert les miens. J'avais fait mon métier et je pouvais prendre le temps de redevenir humain. Le silence était presque apaisant. J'ai versé un peu d'eau sur ton dos.

FILLETTE
J'ai brûlé et je me suis évanouie sous ton regard.

VOIX D'HOMME
Oui. J'ai voulu apaiser ta souffrance.
Mais je n'avais pas encore compris ce qu'était le Napalm.


Silence, rideau

NARRATEUR
« Il n'y avait plus personne là-haut. Ni colombes, ni Dieu. Ni Dieu, ni colombes. Il n'y avait plus personne là-haut mais j'ai pu tomber dans tes bras. Aujourd'hui, pardonne-toi. »
(silence)

FILLETTE
Au fait, tu crois qu'on pourrait aller nettoyer les cailloux calcinés maintenant qu'ils sont froids ?





La fillette tend la poupée au public. Un membre du public prend la poupée.

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(FILLETTE)
Merci. Peut-être que les anges existent finalement. Tu prendras soin d'elle. Hein ? Dis-moi, tu prendras soin d'elle comme il a pris soin de moi ? Ne lui verse pas d'eau tout de suite sur le corps mais occupe-toi d'elle. Elle a perdu sa robe mais ce n'est pas très grave. Hein ? Dis ? Ce n'est pas très grave hein ? C'est toujours ma poupée même si elle n'a plus sa robe ? Tu sais fabriquer des robes avec des fleurs ? S'il-te-plaît, n'utilise pas PAS DE TISSU JAUNE ! Tu pourras le faire pour moi ? Il ne faut pas qu'elle soit nue. Il ne faut pas qu'elle soit seule, hein... Je t'offrirai un caillou bleu.
Fais tout pour qu'elle puisse vivre comme l'a fait pour moi cet homme qui se cachait derrière son appareil photo. Ce jour-là. Cet homme-là.


HOMME
ARRÊTE !
JE N'AI RIEN FAIT POUR TOI. JE N'AI FAIT QU'UTILISER LE POUVOIR QUE M'AVAIT DONNÉ UNE PHOTO INHUMAINE POUR TE SAUVER. J'AI PERMIS A TON CŒUR DE CONTINUER DE BATTRE ! MAIS J'AURAIS PU FAIRE BIEN PLUS. Plus tôt.
J'ai mal ! Depuis toutes ces années, je brûle de cette bombe qui vous a jetés sur la route, qui vous a fait courir vers moi. Je brûle de ne pas savoir qui j'étais à ce moment là.
Ce jour-là...
J'ai oublié de comprendre le sombre lac de vos regards et j'ai armé mon appareil photo. J'ai pris le TEMPS d'armer mon appareil photo. Je l'ai pris entre mes mains. Je vous ai vu courir vers moi. Mais tu comprends, cet appareil photo, c'est tout ce que j'avais pour vivre. Il était un peu comme une poupée d'herbes sèches. Même s'il n'avait pas de robe à fleurs. Je l'ai pris entre mes mains. J'AURAIS DÛ COURIR TOUT DE SUITE POUR SOULAGER TON CORPS, COURIR VERS TOI, COURIR VERS VOUS QUI COURIEZ VERS NOUS. Mais je suis resté immobile. FAIRE QUELQUE CHOSE ! Tu crois que c'est parce que je n'ai pas eu le temps de me rendre compte ?

Il n'y avait plus un bruit et vos cris semblaient se consumer violemment. Vous couriez. Vers l'impossible. Vers la survie. On sentait dans vos cris qu'une âme s'était déjà brisée en vous, une âme que vous tentiez encore de retenir mais qui vous échappait. Vos bouches d'enfants grandes ouvertes avaient de quoi avaler le monde entier, toute cette fumée, toute cette chaleur putride. Je n'avais jamais vu le visage de l'horreur. Je ne sais même pas si je l'ai vraiment perçu ce jour-là. Derrière le viseur de mon appareil photo...

(echos : Regarde. Enlève ce voile de distance de tes yeux, détache-toi du viseur de ton appareil photo. Regarde vraiment. Arrête de croire que je n'existe pas.)

HOMME
Je n'ai jamais douté de ton existence. J'ai même voulu t'en offrir une autre. Parce que si j'ai pris cette photo, c'est que j'en ai ressenti le besoin comme tu as ressenti le besoin de courir. Tu as été l'impact, l'impact jaune, bleu ou gris, qui m'a poussé à appuyer sur le déclencheur. Tu as été le souffle brûlant, l'incarnation de ce qui ne peut être fait et qui est pourtant bien réel. Tu étais bien réelle. Je n'ai jamais douté de ton existence.
J'ai appuyé sur le déclencheur parce que j'ai senti à ce moment là, à ce moment précis, que ce que je voyais n'était pas montrable. Alors, j'ai eu envie, envie de le montrer. De montrer tes pétales brûlées au monde entier. C'était une occasion unique. Je ne t'ai enfermée dans cette boîte noire que pour mieux leur balancer ton corps en pleine face comme leur bombe t'a balancée sur la route. C'était ma manière de hurler, d'avaler le monde et de le recracher en noir et blanc. Pour qu'enfin nous ne puissions plus fermer les yeux. J'ai eu un geste instinctif. C'est mon cœur qui a appuyé sur le déclencheur. Je devais le faire. Il fallait que j'arrache le voile des regards. Je n'avais pas le choix. Crois-moi.

(silence)

(au public) Vous ne me croyez pas ? MAIS VOUS CROYEZ QU'ILS AVAIENT ENVIE DE VOIR SON REGARD, DE VOIR CES BOUCHES NOIRES DE TERREUR ? VOUS CROYEZ QUE DES ENFANTS QUI BRÛLENT PEUVENT ÊTRE EXHIBÉS SANS QUE RIEN NE SE PASSE ? VOUS CROYEZ ÇA ??!!
(pas de réaction du public, silence)
Alors... ça ne vous fait rien d'être là ? Devant la scène.
(silence)
Vous ne comprenez pas ? Vous ne comprenez pas que si j'ai pris cette photo, c'est juste que j'ai voulu qu'ils comprennent. Que VOUS compreniez quelque chose d'incompréhensible ?

(silence, rideau)

**
(la fillette et l'homme se regardent vraiment pour la première fois)

FILLETTE : Tu crois qu'on peut comprendre ?

HOMME
Je ne comprends toujours pas.
Je me rappelle vos corps, vos pieds nus sur le bitume qui tentaient de vous emmener ailleurs. Je me rappelle vos yeux. Il étaient agrandis par le vide, ils semblaient morts. Hagards. On ne sentait même plus la peur en eux, comme si elle avait déjà brûlé. Brûlé en même temps que vos cris, vos maisons, vos poupées, votre peau, tes habits...

FILLETTE
Tu crois que les cailloux avec lesquels on jouait ont brûlé eux aussi ?

HOMME
Je me rappelle vos visages. Distendus par la peur et l'incompréhension. Le feu et sa violente chaleur les avait fait fondre, avait enfoncé son poing jaune dans vos petites bouches et les avait agrandies, agrandies, agrandies jusqu'à les faire craquer, hurler. (pourquoi ne pas faire un trou dans la « toile » du dessin ?)
Parfois, je rêve que je tombe dans l'abîme de vos cris calcinés.
Je me rappelle ton corps de fillette de neuf ans. Ton corps défloré, privé de ses pétales. Je me rappelle du dessin de tes côtes sous ta robe de cicatrices frémissantes. La robe de ton neuvième printemps. Celle que tu devrais porter toute ta vie. Celle que tu ne pourrais jamais donner à ta petite sœur ou à ta poupée d'herbe sèche.
Je me rappelle...

FILLETTE
… d'avoir couru vers des hommes que je ne connaissais pas. Juste parce qu'ils se trouvaient sur le chemin de nulle part sur lequel nous avions été jetés. Je me rappelle qu'ils n'avaient plus de bras pour nous secourir. Que certains nous ont juste regardé passer. Alors j'ai continué à courir vers ceux qui se tenaient plus loin. J'ai oublié les premiers tout comme ils ont oublié de m'aider.
Je me rappelle...

HOMME
… Je me rappelle de petits traits verticaux et mouvants, de ces enfants émouvants qui couraient vers moi, slalomant entre leurs blessures et les ruines de leur enfance. Je me rappelle ces mains minuscules qui s'agrippaient entre elles. Vous étiez comme des couples miniatures unis par la fournaise. Vos doigts se serraient sur la main de l'autre, comme si vous aviez fondu ensemble et que vos chairs s'en souvenaient.
En réalité...

FILETTE :
… je crois qu'on essayait juste de se rattacher à un cœur qui ne battait pas encore la mort


(echo : boum,boum,boum,boum
Ce jour-là, la mousson fut faite de bombes.
Boum boum boum boum
Et la moisson serait faite de cadavres.)

FILLETTE
Je me rappelle avoir été seule et d'avoir voulu donner la main au ciel. Je me rappelle ne plus avoir senti mon corps. Je crois que je m'envolais déjà, que je me prenais pour une colombe... Je me...

HOMME
… rappelle ta dignité dans la douleur. Cette distance que tu avais déjà prise avec tes sens. Votre gravité enfantine, le ciel d'apocalypse et les militaires. Au loin.

FILLETTE
Je me rappelle être arrivée vers vous. Je ne sais plus qui tu étais. Vous auriez pu faire peur avec tous vos appareils mais nous venions de fuir l'indicible et seul le jaune nous effrayait. Vous n'étiez pas jaunes. Vous auriez pu être des anges. Je me rappelle de ces boîtes noires, appareils photos, caméras, qui nous regardaient de leur œil rond. De vos regards qui étaient cachés. Les anges peuvent-ils ne pas regarder ? Nous ne pouvions pas vous voir alors nous avons continué à gémir et, tu sais...


HOMME
JE SAIS. MAIS MOI, JE VOYAIS TON REGARD ! Ne m'accuse pas. C'est juste que je n'ai pas eu le temps.

FILLETTE
Je n'ai...

HOMME
Excuse-moi. C'EST JUSTE QUE J'AIMERAIS QUE TU COMPRENNES.

(echos : c'est juste que j'aimerais que tu comprennes)

HOMME
Que tu comprennes que je ne comprends pas. Que je ne comprends pas comment j'ai pu ne rien faire, ne pas courir vers toi. MONTRER NE SUFFIT PAS !
Je n'ai pas réfléchi, j'ai arrêté d'imaginer et j'ai pris cette photo. Parmi tant d'autres. POURQUOI ?
Pourquoi, alors que je voyais ton petit corps violenté, alors que tu avais les bras grands ouverts, toi qu'on venait de broyer d'une main de feu, pourquoi est-ce que j'ai pensé à faire mon métier ? Ce n'était que mon métier que je faisais hein ?! Rien d'autre que mon métier !

Est-ce qu'on a le droit de préférer montrer la souffrance plutôt que la soigner ?

FILLETTE :
Je ne sais pas. On a bien le droit de brûler des gens.

HOMME
NE DIS PAS ÇA. Personne n'a le droit de brûler les gens !
MAIS MOI, COMMENT ? Oui, comment surtout. Comment ai-je pu oser mettre mon œil bien à l'abri derrière le viseur. Comment ai-je pu régler l'ouverture d'un diaphragme alors que tu étais là, nue, devant moi ? Comment, devant vos yeux distendus et la vibration de vos affres, ai-je pu penser à appuyer sur un bouton en plastique.
(echos ; appuyer sur un bouton en plastique ) Comment ai-je pu penser à immortaliser le déroulement d'une mort alors que des cadavres couraient vers moi ?
ET POURQUOI EST-CE QUE TU NE M'EN AS JAMAIS VOULU ?
Tu aurais dû me haïr de t'avoir laissée courir sans vraiment te regarder. Tu étais nue et tu avais neuf ans. Moi... je me cachais derrière un appareil photo.
Je ne comprends toujours pas.
J'AURAIS DÛ FAIRE QUELQUE CHOSE !


(silence)

FILLETTE
Tu n'étais pas un ange. C'est tout. Tu sais...

HOMME
Je sais que j'aurais pu faire quelque chose...

FILLETTE
Non. Ce n'est pas ça. Rappelle-toi. Tu m'as tout de même aidée. Tu as voulu laver les souillures de feu qui me collaient à la peau.

HOMME
Oui. Je me rappelle. Tu as arrêté de courir et tes yeux perdus ont ouvert les miens. J'avais fait mon métier et je pouvais prendre le temps de redevenir humain. Le silence était presque apaisant. J'ai versé un peu d'eau sur ton dos.

FILLETTE
J'ai brûlé et je me suis évanouie sous ton regard.

HOMME
Oui. J'ai voulu apaiser ta souffrance.
Mais je n'avais pas encore compris ce qu'était le Napalm.


Silence, rideau

NARRATEUR
« Il n'y avait plus personne là-haut. Ni colombes, ni Dieu. Ni Dieu, ni colombes. Il n'y avait plus personne là-haut mais j'ai pu tomber dans tes bras. Aujourd'hui, pardonne-toi. »
(silence)

FILLETTE
Au fait, tu crois qu'on pourrait aller nettoyer les cailloux calcinés maintenant qu'ils sont froids ?