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Arbre

Le Temps des Rêves

Petit exercice : se poser 30 minutes dans un bâtiment et écrire

Je rentre par le transept nord et referme la porte derrière moi. L’air saturé d’encens de messe me suffoque. Le dernier office a dû se terminer il y a peu.
À petits pas, je me dirige vers la ligne de laiton incrustée dans le sol dallé. Ça ne peut être vrai… Hélas ! En peu de temps pour comprendre que la rumeur ne ment pas. Mon cœur s’emballe. Des yeux, je remonte le faisceau de lumière qui trace au sol sa marque solaire. La puissance du couchant m’éblouit et je me détourne. Maudit gnomon. Je sais qu’il n’est pas responsable. Il s’agit d’un instrument. Il montre simplement ce pour quoi on l’a construit. Ses inventeurs s’étaient-ils doutés que ce jour arriverait ? Qu’un jour leur outil se transformerait en messager de l’apocalypse ? Je ne peux pas maudire les planètes, la valse des étoiles, ni même les lois de la physique. Elles sont hors de ma portée, trop grandes, impossibles à cerner, à englober d’un regard.
Le gnomon, si. Alors je le fixe, le visage crispé de colère, un brasier haineux flambant dans mes prunelles.
Et soudain, tout mon corps se relâche. Le désespoir m’envahit, chasse sans mal la rage. La chaleur devient glace. Je chancelle. Je recule de quelques pas, peut-être plus terrifié par les sentiments qui se bousculent en moi que par la terrible nouvelle. Je tourne sur moi-même, jette des regards éplorés vers la nef, le chœur. Je suis seul. Seul. Et cette église est immense putain. J’en ai visité beaucoup au cours de mes investigations. Celle-là, je l’ai toujours trouvée trop grande. Les proportions sont belles, harmonieuses. Elle n’écrase pas par sa masse malgré sa structure imposante. Au contraire, elle propose des espaces vastes, généreux, où le moindre son prend consistance à travers de nombreux échos étouffés.
Et justement, à cause de ça, je me sens toujours paumée, sans repères. Une fourmi dans un désert. Je me précipite contre le pilier le plus proche. J’ai besoin de communier avec la pierre, usée par les milliers de fidèles qui, depuis des siècles, la caressent en réclamant quelques faveurs au Très-Haut. La pierre fixe, la pierre profondément enracinée dans le sol. Je m’appuie contre le granit. De justesse. Je ricane. En face de moi se trouve un bas relief en forme de pilier corinthien. Enfin, un faux pilier. Les architectes hésitaient entre deux styles. Si le chapiteau est décoré des feuilles d’amarante, la colonne est carrée. Franchement… Je glousse encore. Ça peut paraître stupide, mais ce détail me rappelle à moi-même. La panique n’aura pas raison de mon cynisme. Je me sens plus calme. Je prends une grande inspiration. Je m’accorde quelques minutes supplémentaires, blotti contre mon pilier, mon ancrage à la réalité. Là, je suis protégé. Je sais que le temps nous est compté. Mais après ce ne sera que bataille, épuisement et larmes. Alors je peux bien m’autoriser à perdre cinq minutes. Cinq minutes de sérénité.
Puis je me relève. Je pars annoncer la nouvelle aux autres.

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