Retour à la conversation
Arbre

Le Temps des Rêves

Depuis que je suis tout petit, je rêve de guerres.

Dès que j'ai su pincer les cordes d'une harpe, j'ai chanté les exploits des anciens héros. Celui qui mourut pour l'amour de sa noire fiancée. Celui qui expira, le dos contre une pierre, encore couvert du sang de ses ennemis. Celui encore qui fut brisé et dort au fond de la mer.
Ces histoires, je les ai chantées alors que je n'étais qu'un tout jeune homme et, quinze ans plus tard, je les ai chantées à mes enfants. Je me souviens de leurs yeux agrandis, de leur souffle attentif et de la manière dont, la nuit venue, la musique les berçait jusqu'à ce qu'ils s'endorment.

Voilà un an que je n'ai pas touché à ma harpe mais les airs me hantent et j'en fredonne un à l'instant même. Mon épée, en revanche, ne me quitte jamais. Elle m'accompagne au bain, au conseil ; au moment de me coucher je la pose à côté de mon lit. Quand je suis debout, elle disparaît dans les plis de mon manteau. Pour les autres, c'est presque comme si elle n'était pas là mais moi, je sens toujours le fourreau qui bat contre mes jambes.

Je soupire et pose les deux mains sur la pierre du rempart. Les fortifications sont déjà anciennes mais je les ai fait rafraîchir quand les premières rumeurs se sont répandues, bien avant que je reçoive la déclaration de guerre signée, contre-signée et scellée de la main même d'Avchalom. Il avait fait cela dans les formes, mon fils : au moins, pour ce qui est de la diplomatie, l'ai-je bien éduqué.

Avchalom. Mon fils. Le seul, parmi ses frères, qui eût les cheveux rouges. De l'exacte couleur dont étaient les miens avant que le temps n'y répande sa grisaille. Chaque année, quand venait l'été, je lui faisait raser la tête pour que la chaleur ne l'incommode pas ; les boucles qui tombaient resplendissaient au soleil. Ses cheveux était si sains et si drus que, lorsqu'arrivait l'automne, ils avaient assez repoussé pour auréoler de lumière son visage hâlé.

Avchalom. Je serre malgré moi mes deux mains sur la pierre et je lève mon regard vers l'Ouest. Le soleil décline, mais il est encore assez vif pour me blesser les yeux. Je place une main sur mon front pour me protéger et je scrute l'horizon du mieux que je peux le faire. Il me semble distinguer un nuage de poussière qui monte des collines et mes entrailles se serrent douloureusement. Moi, le grand roi, l'élu des sages, devant lequel les armées ployaient le genou, je suis plus inquiet qu'un enfant que l'on mène pour la première fois au temple. Je fredonne, pour me rassurer, un air que j'aimais beaucoup, autrefois, et dont j'ai oublié depuis les paroles.
J'ai oublié beaucoup de choses. J'ai oublié comment traire les chèvres et comment abattre les corbeaux d'un seul lancer de fronde. J'ai oublié la voix de ma mère, les visages de mes amis, les rires de mes enfants. Le goût des larmes, en revanche...

Avchalom. Ton nom est une prière que je ressasse dans le secret de mon cœur. J'aimerai tant que les trompettes résonnent et que les hérauts viennent annoncer la victoire. Mes généraux te mèneraient devant moi, pieds et poings liés et écumant de rage... non, peut-être plutôt morne et triste d'avoir été vaincu, avec, pesant sur tes épaules comme un manteau de guerre, la honte et le remords. Peut-être redoutes-tu cet instant : moi, je l'espère. Je l'ai imaginé vingt fois, cent fois.
La poussière, à l'horizon, s'est assagie. Une silhouette noire avance vers la ville : c'est un coureur, vif et agile. Un messager. J'ai du rêver longtemps : le soleil commence à rougeoyer et je distingue déjà, du haut de ma tour, les mouvements de son manteau qui bat l'air et ses cheveux que la poussière a rendus gris. Il tient à la main une lettre cachetée et ses traits sont tendus par l'effort. Je ferme les yeux un instant.

« Épargnez le jeune Avchalom », leur ai-je dit. Ma voix tremblait et j'ai haï ce qu'elle disait de moi : j'avais tué le géant, échappé au roi fou et dansé devant l'Arche, mais je n'étais plus qu'un vieil homme au cœur triste. J'ai surpris dans l'assemblée des murmures, des regards. Je me suis éclairci la gorge et j'ai continué :
- Pour l'amour de moi, épargnez le jeune Avchalom.
Je balbutiais presque et je sentais les larmes monter à travers ma poitrine. J'ai étendu les bras et j'ai souri, pour faire croire que c'était un ordre et non pas une supplique. L'Éternel en soit loué, les murmures se sont tus, mais les regards ont persisté.
Le messager est arrivé devant la porte. Je reconnais sa voix et la manière qu'il a de danser d'un pied sur l'autre quand il se tient debout : c'est le fils d'un de mes hommes ; il a toujours été un excellent chasseur et personne ne le bat à la course, mais son esprit est un peu lent. Du moins, il m'est d'une fidélité inébranlable. Les guetteurs crient sur le chemin de ronde, les haleurs ahanent sous l'effort et les lourds battants d'airain s'entrouvrent avec un bruit qui doit s'entendre dans toute la ville.

J'aimerai pouvoir prier, mais j'ai peur des paroles que je prononcerai. Je serai capable, en cet instant même, de lever les poings vers le ciel et d'apostropher l'Éternel, hurlant son nom secret et le brodant d'injures, jusqu'à ce que la salive me manque ou que la volonté divine me terrasse d'un éclair enflammé.
- Seigneur...
C'est l'un de mes gardes. Il pousse devant lui le jeune homme qui serre la lettre sur sa poitrine comme s'il tenait dans les bras son fils nouveau-né – non, non, il ne faut pas que j'y pense, cela ne fait qu'aggraver mon mal. Le messager est épuisé, mais rayonnant ; la sueur qui poisse sa chevelure a tracé un long sillon sur son front. Il a l'allure d'une de ces idoles de pierre nue qu'adorent ceux qui vivent au-delà du désert. Il se jette à mes pieds sans vouloir croiser mon regard : je lui donne mon anneau à baiser et j'esquisse un geste de bénédiction au-dessus de sa tignasse emmêlée. Il me tend la lettre avec un geste souple. Le rouleau est léger dans ma paume, si léger que je n'ose l'ouvrir. J'hésite devant le sceau qui porte, imprimé dans la cire rouge comme les coups de fouet sur le dos d'un esclave, l'étoile à six branches qui est ma marque personnelle. Le silence s'éternise et le jeune homme s'impatiente. Il s'agite et relève la tête :
- Seigneur, n'ayez crainte : la bataille est gagnée.
Ce n'est pas la nouvelle que je désirais connaître. Mon garde le sent et se mord la lèvre. Je m'agenouille devant le messager qui fronce les sourcils et je prie pour que ma voix ne se brise pas :
- Qu'en est-il du jeune Avchalom ?

Le jeune homme renifle et me sourit.
- Il est mort, seigneur. Il n'a eu que ce qu'il méritait.
Je me redresse lentement. J'ai très chaud, puis très froid. Le monde, autour de moi, s'efface, mais le messager continue sa tirade. Jamais je ne l'ai vu si volubile. Les mots coulent de sa bouche de la même manière que, jadis, je faisais couler la musique des cordes de ma harpe.
- Il a contrevenu aux plus sacrés des commandements. Il aurait dû vous chérir, et il s'est dressé contre vous ; il a voulu votre couronne et l'Éternel l'a puni, ainsi qu'il le fait pour ceux qui ignorent ses lois. Nous devons nous en réjouir, seigneur, car c'est le signe que la Lumière triomphe toujours sur...
Je dois être très pâle, car mon garde le fait taire d'une pression sur son épaule et me lance un regard inquiet.
- Seigneur...

D'un geste plus violent que je ne le veux, je fais glisser à terre mon manteau brodé d'or. Je passe mes doigts dans ma barbe et je la malmène, comme si la douleur pouvait inverser le cours du temps. Le vent qui se lève égrène un à un les fils de neige et d'argent qui se sont retrouvés dans ma main.

Avchalom... J'aurais tant voulu être ton refuge, t'ouvrir mes bras, sentir ton front sur mon épaule et peut-être mêler mes larmes aux tiennes. Toute cette sécurité, cette chaleur, perdues. Le messager a tort : ce n'est pas toi qu'on a puni.

Avchalom... Mon fils... Avchalom...

J'ai tant frappé les murs que mes jointures saignent. J'ai pleuré et crié jusqu'à l'épuisement. J'ai décroché mon épée de son baudrier, j'ai passé une robe de laine bise et fait couvrir ma harpe d'un voile. Mes armées, ce soir, baisseront la tête en entrant dans la ville.