« Ecoute, Jack. On sait très bien comme ça va se finir, tout ça.
-Peut-être, John. Peut-être pas. Mais pour toi, ça va s’finir en enfer.
Les deux hommes se tenaient presque l’un contre l’autre. Le menton relevé en signe de défi, caressant machinalement leur colt de la main droite, les yeux dans les yeux, les yeux plissés par le soleil, le soleil dur et étouffant qui ne perdait pas une miette de la scène. Mâchouillant bruyamment, accoudés à la porte du saloon, le mexicain et son acolyte squelettique observaient la scène avec des yeux habitués de vaches regardant le train passer.
« Tu sais Pedro, je crois bien qu’il y a du plomb dans l’air.
- Du plomb, j’sais pas, mais j’pense bien qu’le croque mort a pas fini sa journée… »
Jack passa la main dans ses cheveux moites. Noirs comme il les avait, le soleil le cuisait douloureusement. John esquissa un sourire moqueur. Son vieux crâne chauve ne le protégeait pas davantage, mais il avait l’habitude de la fournaise. D’aucun racontaient que ce vieux John avait passé un mois dans le désert sans eau et sans nourriture, à avaler des insectes et du jus de cactus. John le coriace, qu’on l’appelait. Quatre shérifs à son actif, et bientôt un cinquième. John le coriace, il ne bougeait pas d’un pouce. Ses petits yeux de vautour se repaissaient du spectacle bien connu de l’autre qui devient nerveux, qui hésite, qui n’ose pas. Ils pensent trop, les shérifs. C’est pour ça qu’ils meurent vite. Lui, avant de tirer, il bouge pas, et quand c’est le moment, il a déjà tiré. A son âge, c’est pas bon pour le cœur, de trop s’agiter.
Tentant de se reprendre en démontrant sa virilité, Jack propulsa une énorme glaire qui vint se ficher entre les deux santiags du vieux vautour, laissant une auréole plus foncée dans la terre ocre. Le coup de feu du vieux vautour, lui, laissa une auréole plus foncée au milieu de la chemise, juste à côté de l’étoile. Dans un dernier réflexe, sa main te tend vers son colt. Mais une autre main, ferme, glaciale, se pose sur la sienne et l’empêche de dégainer.
« Tsss, mon pauvre petit Jack. Tu tires bien, c’est vrai, mais faut tirer au bon moment. Vous pensez trop, vous autres shérifs. C’est pour ça que vous mourrez vite… »
A la porte du saloon, le grand maigre pose dix dollars dans la paume de son patron, en soupirant.
Jack soupire, tombe à genou. Du pied, John le fait basculer sur le dos. Le corps qui s’écroule remue la poussière.
-On se retrouve en enfer, alors, petit. J’espère que là-bas on t’aura mis un peu de plomb dans la cervelle !
Il eut alors ce rire étrange, inspirant et expirant à petits intervalles saccadés tout en aspirant sa salive. Quelque chose du chien qui halète et du chacal qui se marre. Un rire célèbre dans la région, qui en avait fait frissonner plus d’un. « Désolé, les gars ! » Reprit-il, grinçant, en direction des volets fermés de cette grande rue de petit patelin. « On dirait que le shérif a eu un petit accident, va falloir qu’il soit remplacé pour quelque temps. Vu qu’il m’aimait bien, je suppose que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je récupère son étoile ! ». Et de nouveau ce rire liquide et chuchoté. Il se pencha doucement sur le corps, recoiffa un peu les cheveux bruns du cadavre, et se permit un petit soupir dramatique. D’un seul geste, mais sans se précipiter, il détacha l’étoile dorée, et se l’accrocha sur la poitrine. A côté de ses quatre jumelles. Il fit signe aux deux témoins d’approcher.
« Pedro, tu seras mon adjoint, comme promis. Manolo, mon gars, bienvenue dans la police ». Le grand maigre hocha la tête en signe de reconnaissance, et Pedro tapota l’épaule du vautour. « Ce que j’aime bien avec toi, John, c’est que tu perds pas ton temps. On va visiter ton nouveau bureau ? »
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La porte du poste de police s’ouvrit sur trois étonnantes ombres chinoises découpées par le soleil : le bon gros pedro et sa carabine, le vieux John et son colt, et Manolo le grand sec qui jouait avec ses couteaux. Il allait enfin pouvoir s’amuser.
Les quatre flics roulèrent des yeux affolés. « Pas un geste ! » Tenta l’un d’eux, mais sa voix s’étrangla sur la fin de sa phrase, gêné par le couteau qu’il avait en travers de la gorge. « Déconnez pas, les gars, le shérif est foutu. » Pedro parlait calmement, d’un ton paternel de bon paysan « Moi, ce que je vous suggère, c’est de poser vos armes et de vous tirer vite fait. ». « Après, c’est vous qui décidez », reprit-il en armant se Winchester.
Les trois potentiels cadavres jugèrent la suggestion pertinente, et filèrent sans demander leur reste. Le grand sec eut un air déçu en les regardant passer.
Le vieux John s’installa tranquillement dans le fauteuil du premier mort de la journée. « Merci Pedro. Va me chercher une bière, tu veux, on va fêter ça. ». Derrière la grille, les deux prisonniers restaient silencieux. Un gosse d’une quinzaine d’années, barbouillé de crasse et de suie, se tenait dans un coin, la tête posée sur les genoux. Un alcoolique ventru affalé contre le mur dévisageait John d’un air intéressé.
« Toi petit, t’es là pour quoi ?
-J’ai buté mon père, m’sieur ! Murmura le gosse.
-Tu me plais bien, mon gars. Tu sais utiliser un colt, petit ?
-Un peu.
-T’apprendra ! ça te dirait de bosser pour moi ?
-Je sais pas m’sieur, mais je veux pas rester ici.
-C’est bon, petit, bienvenue dans la police. Comment tu t’appelles ?
-Sean, m’sieur. Petit Sean, c’est comme ça qu’on m’appelle. »
Pedro revint avec les bières, et s’assit à côté du chef. Ils trinquèrent aux nouvelles forces de l’ordre, en mêlant leurs rires dans un ensemble étrange. Ils burent deux ou trois gorgées, bien fraîches, et poussant de petits soupirs d’aise.
« Et toi, le déchet, pourquoi t’es là ?
Le ventru fit une grimace édentée.
-Ivresse sur la voie publique, j’crois bien.
-L’ivresse est interdite dans ma ville. Manolo, bute-le. »
Le grand sec eut un sourire d’enfant ravi, et après avoir joué quelques secondes avec sa proie, il lança son couteau qui se ficha dans la bedaine du prisonnier avec un bruit sourd. Il glissa le long de son banc et s’écroula dans un gargouillis.
« Tu vois, petit Sean, reprit John. C’est ce qui arrive à ceux qui se croient au-dessus des lois ! »
Il haleta de plus belle. Le gosse sourit. Un sourire carnassier mêlé de respect et d’ambition. D’étonnement aussi. Peut-être d’un fond de pitié.
« Je vois, boss. J’ai pigé le message. »
Sur un geste de John, Pedro s’empara des clefs sur la table et ouvrit la cellule. « Tiens, petit, ordre de l’adjoint du shérif : va dire au croque-mort que les affaires reprennent ». « On va nettoyer cette ville de toute cette putain de vermine ! »