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Arbre

Le Temps des Rêves

Lettre 1

Sara à Fabien
Madrid, Espagne
Le 20 mai 2011

Salut Parrain !

Excuse-moi pour la conversation coupée au téléphone. Mon portable fait des siennes et je n'ai plus de crédit pour te rappeler ! Alors, je prends le temps de t'écrire, ce qui n'est pas plus mal, au vu de ce que j'ai à te raconter. Je vais te décrire l'utopie qui commence à poindre ici, le songe d'un soir de printemps ibérique, le rêve de dignité que l'Espagne est en train de construire. Tes poumons encrassés du goudron de tes cigarettes peuvent respirer à fond les ballons ! Les étoiles éteintes de tes yeux narquois peuvent à nouveau scintiller à la lecture de cette lettre ! Ton poing ridé et vaillant peut à nouveau se lever ! C'est de révolution dont je vais te parler et mes mains tremblent sur le clavier au fur et à mesure que j'écris ces mots.
Je croyais quitter Salamanque pour une semaine et le six mai démarrait ma renaissance. Je suis partie avec mon sac rouge sur le dos et ma saroual bordeaux sur les routes d'Espagne avec l'espoir d'arriver à Madrid pour le 15 mai. Je me donnais une semaine pour parcourir quelques deux cents kilomètres à pied, avec l'intention de m'y rendre en stop au cas où je n'étais pas dans les temps. Je me souviens de t'avoir parlé de tout cela sur Skype, de ton inquiétude et de tes tentatives pour me raisonner. Rien n'y a fait. Je suis partie. Seule. Avec dans le cœur, la confiance que j'ai envers les autres. Sûre qu'ils m'amèneraient à bon port saine et sauve.

Les routes de Catsille-Léon sont arides, inhospitalières, au climat extrême. Entre les banquises de l'arctique l'hiver et la fournaise d'un volcan l'été. Le printemps était avec moi et l'hospitalité des badauds comblait le caractère abrupte de la terre. Les trois premiers jours, je les passai à marcher et à dormir à la belle étoile. Mes soirées, je les dédiai à apprécier des repas succulents modestement composé de pain, de chorizo et de fromage. Par deux fois, j'ai dégusté seule, les crépuscules rosés qui se déposaient sur l'ocre des plateaux espagnols formés par les épis de blés. La majesté de tels spectacles suffit à t'apaiser pour la nuit à venir. Ils impriment ton âme d'une telle force, qu'une fois l'aube levée, je me retrouvais dans l'incapacité d'affirmer s'il s'agissait d'événements réels ou d'une chimère.
En reprenant la marche, je trébuchai parfois contre de gros cailloux pendant que je me perdais dans les méandres de mes pensées. Un jour de grande soif, où ma gourde était vide et ma besace démunie de pain, j'hésitais à rebrousser chemin mais dans ce dédale sec où faire machine arrière reviendrai à se perdre ; je pris la décision de garder mon cap et de continuer d'avancer. Sur mon parcours, j'avalai une cinquantaine de kilomètres sans croiser âme qui vive. Tout juste ai-je observé quelques vieillards qui attendait la mort, assis sur la rugosité d'un banc de pierre dans le gigantesque silence des ruelles de leur village.
Quand je m'éloignais des habitations, je faisais le choix de sortir des sentiers. Le but étant de trouver des terres vierges où je pouvais me poser afin d'admirer le spectacle de mes crépuscules. Lorsque les aubes naissaient à la lisière de ces routes, je priais cent milles dieux pour que les teintes opalines du matin demeurent toute la journée. La perfection des coloris blancs était pour moi le signe d'un jour pur. Jamais ces prières ne furent entendues. À chaque aube suivait un ciel azur qui surplombait le plateau castillan jusqu'au soir.
Je me plaisais à croire que cette steppe n'avait pas de fin et que le jour où je découvrirai une ville, je retournerai à l'état sauvage sur-le-champ. Les rares humains que j'avais rencontré jusqu'alors ne me voulaient aucun mal. Ils ne me voulaient aucun bien non plus. Lorsque je demandais une miche de pain ou une bouteille d'eau, ces personnes m'offraient volontiers de quoi survivre mais souvent, ils écourtaient notre rencontre de peur que je n'abuse de leur bonté.