Publié le 26/12/2013 à 17:53:20
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J’observais avec grand intérêt le reste de cortège sortir du Songe. Ce spectacle me fascinait. Quand je serais adulte, j’aimerais faire des études sur le sujet. Comment est-ce possible, de tels voyages ? Eda m’a déjà expliqué plusieurs fois mais il ne me dit pas tout. Il croit que je n’ai pas encore l’âge de savoir. Ou peut-être de comprendre ?
C’était vraiment impressionnant de voir ces Maîtres, dans leurs plus belles tenues, leurs instruments dans le dos ou aux hanches. Ils avaient tous un regard fier et droit. Lorsque nous fûmes tous passés, le Poète Guide referma la porte des Quatre Arbres et nous souhaita bon voyage.
Nous rejoignîmes rapidement le Grand Chemin. L’odeur de la mousse des sous-bois, le vent dans les feuilles, les chants des oiseaux, qui parfois s’entremêlaient jusqu’à la cacophonie… Tout cela m’était à la fois familier et inconnu.
Il y a une grande forêt aussi près de Mirîle. Elle est entièrement composée de theil, de sapins et autres grands arbres épineux, habitués à vivre dans les contreforts des montagnes. C’est une forêt silencieuse et paisible. Inquiétante pour ceux qui ne la connaissent pas. Les Elfes s’y risquent rarement, les Humains encore moins.
Pour ma part, je ne l’avais jamais vraiment explorée mais je connaissais un chemin à travers les arbres qui menait jusqu’à une vallée magique, qui semblait toute droit sortie d’un conte ! Nerth et moi aimions nous y rendre pour observer toutes ces créatures magiques qui avaient disparues de Codée. Eda nous avait fait promettre de n’en parler à personne, alors nous obéissions, même si parfois il avait été très tentant de dévoiler ce secret à nos camarades de jeu ! Surtout lorsqu’ils se moquaient de nous, nous trouvant trop crédules vis-à-vis des vieux contes.
L’Ithilîle, c’est un autre monde encore. Les arbres sont immenses et aussi vieux que le monde. Il y en a aussi des plus jeunes, qui tentent de rattraper leurs aînés. Les essences qu’on y trouve sont extrêmement variées : chênes, hêtres, boulots mais aussi des arbres fruitiers connus ou rares et les célèbres irokin, larges, imposants, dans lesquels les Elfes de l’Ithilîle apprécient particulièrement des construire leurs habitations. Dans la forêt des Monts Utiel, en Mirîle, la même atmosphère règne partout et l’air est saturé de l’odeur de la résine des épineux. En Ithilîle, chaque pas peut mener à un lieu tellement différent du précédent qu’il est difficile de croire qu’il ne s’agit que d’une et une seule forêt.
Sur le Grand Chemin, le voyage était quand même beaucoup moins intéressant qu’à travers les futaies. Je me souvenais de la première – et dernière – fois que j’étais venu ici. Les enfants du palais nous avaient fait visiter les bois autour de la ville. Ca avait vraiment été passionnant. Aujourd’hui, nous n’étions pas censés rester longtemps. Eda était inquiet, ça se voyait sur son visage. Il avait dit qu’il fallait y aller petit à petit. J’eu une pensée pour Nerth. Il aurait dû venir avec nous ! Je me repris. Aurait-il vraiment dû nous accompagner ? Je serrais mes mains dans mon dos tandis que mon cœur s’accélérait. Je m’empêchais de rougir avec difficulté.
Gandel, avec ses cheveux dorés coupés courts, était le seul adulte à avoir démonté. Il marchait dans mes pas. Moi, je n’en pouvais plus non plus d’être à califourchon, j’avais laissé Lòr, mon poney à la robe flocon de neige, à un des écuyers de la milice des Scribes nous accompagnant. Les adultes discutaient tranquillement. Maître Aldor pinçait distraitement les cordes de sa harpe de voyage. Ses notes répondaient au chant d’une karakà qui nous suivait, pleine de curiosité. Des cris d’enfants interrompirent les conversations. La karakà agita ses ailes depuis la branche de boulot sur laquelle elle s’était posée en attendant que nous arrivions à sa hauteur.
— Soixante ! Cinquante-neuf !
Un chœur d’enfants s’approchait de nous, criant à tue-tête un compte à rebours en langage commun.
— Une partie de Chasseur est en cours ou je ne suis pas luthier ! s’amusa Glandel.
Les voix se rapprochaient. Nous entendîmes des cris dans les buissons sur notre droite.
— Wen ! Ne te laisse pas avoir ! On compte tous sur toi !
— Mais je ne veux pas manger…
Les buissons s’agitèrent et une jeune fille roula sur le chemin. Un peu hagarde, elle se releva et regarda immédiatement derrière elle. Elle semblait paniquée et en même temps enivrée par l’adrénaline qui courrait en elle. Mon cœur battait à tout rompre. Wen ? J’avais imaginé les nombreuses façons dont j’allais la revoir et ce que j’allais dire à ce moment là. La voir débouler comme une Egarée sur notre route ne faisait pas partie des possibilités envisagées. Elle riait pour se donner du courage. Derrière elle, nous aperçûmes des enfants plus âgés. Ils étaient rapides ! Je sentis mon cœur s’accélérer. Le compte à rebours touchait à sa fin. Elle pouvait gagner… Elle se tourna dans ma direction et s’élança, sans vraiment regarder où elle allait – je pouvais sentir son esprit complètement noyé par l’exaltation du jeu. Tout ce qui lui importait à présent c’était de s’enfuir pour gagner, coûte que coûte… Je la vis se précipiter sur moi et pourtant je fus incapable de réagir.
— Attention ! s’exclama Gandel.
Son cri eut pour effet de me faire retrouver mes esprits et j’eu juste le temps de pivoter sur moi-même. Ca m’aurait permis d’éviter Wen mais je l’attrapais par le bassin et la faisait tomber avec moi, afin de lui éviter de se cogner contre la monture de Maître Thaen que j’entendais déjà grincer de mécontentement. Le vieux Maître détestait les imprévus et les enfants insouciants…
Wen fut la première à reprendre ses esprits. Elle se releva et me fixa droit dans les yeux avec inquiétude.
— Je suis désolée, souffla-t-elle. Ça va ?
Trop perdu pour répondre, je la dévisageais avec impolitesse – elle parut gênée mais elle oublia vite ce sentiment lorsqu’elle regarda alentours. Elle comprit que nous venions de Mirîle et cela sembla la réjouir.
Elle me tendit la main. Le cœur battant, je la pris et me remettais debout à mon tour. Ma tête tournait. Pourtant, j’avais amorti la chute correctement. Je ne m’étais pas fait mal en tombant. Je vis Maître Aldor prêt à démonter pour venir s’assurer que j’allais bien. Je devais sans doute afficher une mine affreuse. Gandel s’approcha de moi et s’agenouilla pour m’inspecter. J’allais bien, ce n’était qu’une petite chute ! Ils étaient trop concernés par mon état ! Bien sûr, ils étaient tous au courant des sentiments que j’éprouvais pour Wen et mon père m’avait assez fait la leçon pour que je sache pourquoi ils s’inquiétaient autant. Mais malgré tout ! Elle allait croire que j’étais une pauvre chose fragile ! Ce n’était pas le cas et je n’avais pas envie qu’elle me voit ainsi.
— Pardon, pardon, ça va ? répétait Wen.
Elle semblait inquiète. La trop grande attention que les adultes me portaient l’induisait déjà en erreur !
— Oui, oui ça va ! m’exclamais-je avec humeur.
J’agitais la main pour chasser Gandel. J’adressais un regard plein de colère, enfin j’espérais, à Maître Aldor et aux autres afin de les dissuader de s’inquiéter plus. Tout allait bien !
— Wen, tu es prise ! s’exclama un garçon proche de l’adolescence, surgissant des buissons.
Elle me lança un regard indécis. Elle ne voulait pas se faire prendre mais visiblement elle ne souhaitait pas s’éloigner de moi. Ça m’agaça. Je n’allais pas mourir d’une petite chute ! Un autre jeune Elfe apparut. Il posa sa main sur l’épaule du premier, comme pour le dissuader d’avancer plus. Ils voulaient attraper leur princesse mais, d’un autre côté, ils ne devaient pas avoir le courage de courir entre le convoi pour la chasser. Je vis, du coin de l’œil, Wen faire un pas en arrière. Puis un autre. Elle affichait une moue dégoûtée sur le visage, comme si en faisant cela, elle se condamnait à une punition bien pire que de se faire prendre. Les deux plus âgés tentaient de la convaincre du regard de les rejoindre. Je fis la grimace. A la place de Wen, je n’aurais pas cédé. Quelque soit le choix de la princesse, il semblait que des ennuis l’attendaient ! Maître Aldor fit courir ses doigts sur sa harpe et une mélodie de tension dramatique en sortit. Cela amusa les autres Maîtres. Gandel éclata de rire. Je ne pus m’empêcher de sourire aussi. Le sérieux que les jeunes de l’Ithilîle mettaient dans leur jeu était surprenant et comique.
— Wen… la menaça un des deux grands alors qu’elle reculait encore.
— La Princesse meurt mais ne se rend pas ! s’exclamèrent des enfants plus jeunes.
Ils descendirent des arbres, sortirent des fourrés et se précipitèrent sur leurs aînés. Ils s’accrochèrent à leurs bras et leurs jambes pour les empêcher d’avancer.
Maître Aldor poursuivit sa mélodie tragique pour commenter l’arrivée de cette aide inespérée. Wen sourit timidement à l’adresse de ses camarades de jeu et continua à reculer prudemment. J’aperçus un grand garçon brun se faufiler au travers de la bataille générale et venir dans notre direction. Mon cœur se serra tant je m’étais pris au jeu. Je respirais difficilement. Wen avait gagné à présent ! Ce n’était plus la peine de l’attraper ! J’observais le visage de la princesse. Elle oscillait entre la terreur de se faire prendre et la joie de partager une agréable partie de Chasseur avec ses amis.
— Le compte à rebours est terminé ! s’exclama Wen.
Une douleur sourde montait dans mon corps et mes muscles se raidissaient, comme si on les vidait de leur sang. Je m’obligeais à inspirer et expirer calmement, pour étouffer la panique qui montait en moi. Je devais rester calme. Eda m’avait prévenu. Je m’étais préparé… seulement toutes les descriptions que j’avais entendues et tout ce que je m’étais imaginé était bien loin de la réalité ! La douleur dans ma poitrine s’aviva. Pouvait-on vraiment avoir si mal ?
— Justement, une promesse est une promesse…
La voix me parvint à travers un brouillard sans nom.
— Je ne veux pas de votre…
Nos regards se croisèrent. Elle avait les yeux brouillés de larmes. J’avais peur de ce qui allait arriver, malgré que je me répète fiévreusement les leçons d’eda…
Je sentis la terre battue sous mes doigts. Etais-je tombé ? Ma tête tournait affreusement. J’essayais de contrôler ma chute mais je n’avais plus aucun sens de l’équilibre.
— Ehl ! s’exclama Gandel.
Quelqu’un cria le prénom de Wen.
Je perdis conscience.
J’ouvrais les yeux avec difficulté. Je sentais contre ma joue un tissu doux et chaud. Des draps. L’odeur de l’athas infusée flottait dans l’air. J’humais le parfum frais que cela évoquait en moi. L’odeur de la sève dans les forêts enneigées… Une demi-pénombre régnait dans la pièce où je me trouvais. Où nous nous trouvions, car j’aperçus Wen, allongée sur un lit en face du mien. J’enfuis ma tête dans mon oreiller. Quelle rencontre terrible ! Au moins, je n’avais pas eu l’occasion de m’empêtrer dans mes mots en la revoyant. Mais qu’est-ce qu’elle paraissait jeune et insouciante. Je me considérais intérieurement. En Mirîle, les autres enfants me surnommé Tors, le Vieux… Ce n’était pas vrai ! Je réfléchissais mieux qu’eux, tout simplement ! La porte de la salle des Soins, j’avais reconnu la pièce à son mobilier, s’ouvrit dans un léger grincement.
Mon esprit s’agita. Wen se réveillait. Je me composais un visage endormis et me tournait vers le mur. Je n’avais jamais su faire semblant de dormir. J’entendais les penser de Wen s’éveiller petit à petit. Trois hommes entrèrent dans la pièce.
— Comment vont-ils ? s’inquiéta Mil, je reconnus sa voix.
— Aucun souci à vous faire pour eux, mes seigneurs.
C’était sans doute la voix du Soigneur du palais. Les pensées de Wen affluèrent dans mon esprit et je pus vérifier mon hypothèse.
— Au contraire, marmonna Mil, je pressens que ce n’est que le début à de nombreux problèmes !
Je retins un gémissement. Eda m’avait prévenu à ce propos. Dans mon optimisme secret, j’avais espéré que Mil serait heureux pour nous plutôt qu’inquiet de ce que le destin nous réservait.
Ais-je fait quelque chose de mal ? Tu es malade ou blessé ?
Je fus surpris d’entendre aussi clairement les pensées de Wen. Je ressentais sa peur. Elle ne voulait pas que les adultes sachent qu’elle était réveillée.
— Mil, tu ne prêtes attentions qu’au côté sombre de… commença eda d’un ton désespéré.
— Je sais. Je sais, s’agaça le roi des Elfes.
Je vais me faire disputer ? Je ne veux pas me faire disputer…
Il n’y a aucune raison qu’on te dispute, la rassurais-je. Cela parut la calmer pourtant elle préféra continuer feindre le sommeil. Je décidais de l’imiter.
— Lorsqu’ils seront grands, tu souriras de le voir ensemble, dit eda d’une voix chaleureuse.
— Quelle réaction violente, murmura Mil.
— Au vu de ce qui attend ta fille, c’est peut-être mieux qu’elle ait un tel ami dès maintenant. Les Sept ne nous oublient pas, tu vois ! Ils savent encore ce qui est bon pour l’Île.
Quelque chose amusa Wen dans cette phrase. Ehl se demanda bien quoi. Le Soigneur reprit la parole :
— J’ai déjà vu des couples réagir ainsi. Ce n’est pas si exceptionnel que cela. A présent sortons, ils ont besoin de repos et nous risquons de les réveiller.
Les trois adultes quittèrent la pièce. Mil et eda continuèrent à discourir de l’incident, en baissant la voix. Je me se souvins que cette petite salle des Soin donnait sur la yola. Nos parents ne souhaitaient sûrement pas que tout le monde les entendent discuter. Dans les livres, il était écrit que deux Elfes qui s’accordaient dans une Entente devaient rester discrets sur leurs sentiments. Eda m’avait dit que cette coutume était très respectée en Ithilîle. Je grommelais. Déjà que nous nous verrions peu, si en plus nous n’avions pas le droit de faire ce que nous voulions lorsque nous étions ensemble… Je sortis de mes pensées en entendant le bruit des draps qui se froissent. Wen venait de se lever.
Je me tournais et demandais :
— Pourquoi tu as fait semblant de dormir ?
Elle m’observa avec intérêt.
— Tu as aussi fait semblant de dormir, non ?
— Parce que toi, tu le faisais. Je pensais qu’il ne fallait pas se réveiller.
— Ils allaient peut-être nous gronder.
— Je t’ai dit qu’il n’y avait pas de raisons pour qu’ils nous grondent. Pourquoi ils nous disputeraient ?
— Peut-être pas toi. Mais moi…
— C’est vrai que tu aurais pu faire plus attention…
Dans la mi-pénombre, je la vis incliner légèrement la tête. Mes propos avaient sans doute été maladroits, j’avais l’impression d’avoir touché un point sensible.
— Enfin, ils ne vont pas te gronder pour ça ! me rattrapais-je. Tu jouais, c’était normal.
— Mon père n’avait pas l’air content.
— Mon père a dit que ton père, en ce moment, n’était jamais content.
Wen fit la moue. Elle avait l’air d’approuver mais était déconcertée que je sache cela. Une impatience soudaine grandit en elle, elle voulait retourner jouer avec ses amis. Moi, je me sentais fatigué. J’avais envie de réfléchir. Son comportement me décontenançait.
Elle me dévisageait ostensiblement. Je lui rendis la pareille même si son analyse m’embarrassait un peu… Nerth se serait moquait de moi s’il avait su ça ‘‘ L’embarras c’est pour les adultes !’’ disait-il à chaque fois que je lui expliquais les situations délicates dans lesquelles je me fourrais. Il avait peut-être raison mais en attendant, j’étais embarrassé !
Wen avait des yeux bleu marine, légèrement opalescents dans la semi-pénombre de la pièce. Ses cheveux étaient raides et tombaient sagement jusqu’à ses omoplates. Ils étaient d’un noir d’encre, aux reflets légèrement bleutés. Elle ressemblait énormément à sa mère !
— Je m’appelle Wen, dit-elle soudain. J’ai six ans.
— Ehl, j’ai huit ans.
— Tu as l’air plus vieux !
— Je ne grandis pas vite ! me défendis-je vivement.
Un peu trop vivement. Je me cachais sous les draps. Ce n’était pas ma faute si je n’arrivais pas à grandir ! Personne ne lui avait dit que lorsque deux personnes s’entendaient, elles grandissaient ensemble ? J’étais né avant elle donc j’avais l’air plus vieux ! Si mon esprit l’attendait, elle, pour mûrir, le temps passait quand même dans le monde physique !
Je sentis Wen s’agiter, consciente d’avoir visée un de mes points faibles.
— Tu veux venir en ville avec moi ? proposa-t-elle.
— Il ne faut pas qu’on reste ici ? Le Soigneur a dit qu’on devait se reposer !
— Je me sens très reposée.
— On s’est évanoui ! insistai-je. C’est grave.
Je repoussais mes couvertures pour l’affronter du regard. Les malades devaient rester dans les salles des Soins ! C’était la règle.
— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, déclara Wen. Mais ce n’est pas grave, le Soigneur a dit qu’on allait bien.
Elle se leva et vint s’asseoir sur mon lit. Ses yeux pétillaient d’impatience et de curiosité.
— C’est la première fois que tu viens à Lucialës ?
— Non.
— On s’est déjà rencontré ? Ton visage me rappelle…
— Non, la coupais-je.
Dans mon empressement, j’avais répondu trop vite. Je lui avais mis la puce à l’oreille. Elle me fixa attentivement. Il n’y avait aucun jugement ni reproche dans ses yeux pourtant… pourtant j’y lu l’accusation que je me portais à moi-même de lui mentir. Je lui devais la vérité.
— Je suis venu le jour de ta naissance. Alors on s’est déjà… vu.
Pas la peine d’en dire plus. Le reste, elle le devinerait toute seule en temps voulu. Je dus pourtant faire un gros effort pour ne pas poursuivre sur ma lancée. Ça aurait été tellement plus simple de tout expliquer. Mais eda avait insisté sur la marche à suivre. Je devais me montrer raisonnable.
Wen sourit.
— Ton père est Naïus, n’est-ce pas ? déduit-elle.
— Oui. C’est le meilleur ami de ton père.
— Je sais.
Elle fit une moue déçue avant de reprendre :
— Je ne suis jamais là lorsqu’il vient alors je n’ai pas vraiment eu l’occasion faire sa connaissance encore.
— On peut y aller si tu veux…
— Non, ils doivent être en train de discuter… Allons jouer plutôt !
— On va nous voir si on sort de la salle des Soins, répondis-je d’un ton plaintif.
Le Soigneur avait dit de se reposer ! Mil et eda semblaient vraiment inquiets ! Après tout, même si ça arrivait, ce n’était pas normal de perdre conscience comme ceci ! Eda avait bien dit ‘‘Après que vous vous soyez vus, vous devrez être prudents. Il faudra du temps pour que vos esprits se remettent’’.
— Tu as peur ? me taquina Wen.
— Tu es trop insouciante ! répliquais-je.
— Lève-toi, m’ordonna-t-elle.
Je m’assis sans grande conviction.
— Voilà. Tu as mal à la tête ?
Elle posa sa main sur mon front. Ses doigts étaient chauds. Je me retins de rire devant sa mine concentrée et son air excessivement professionnel. Comme si elle pouvait diagnostiquer ce qui n’allait pas chez nous !
— Tu n’as pas de fièvre, asséna-t-elle.
— Tu n’es pas docteur, marmonnais-je.
— Debout sur vos jambes monsieur le Scribe ! insista-t-elle.
Contenant difficilement mon cœur de battre de manière désordonnée, j’obéis. Je la regardais à la dérobée. C’était rigolo de la voir m’inspecter comme ça. C’était inutile mais ça avait l’air de l’amuser. Elle était très concernée par l’affaire.
— La tête qui tourne ?
— Non.
— Mal au ventre ?
— Non, mais…
— Alors allons-y !
Wen se dirigea vers le bureau du Soigneur. Je soupirais. Eda avait dit ‘‘Wen est jeune et aventureuse, elle n’aura peur de rien et tu la trouveras imprudente’’. Il avait raison – c’était sans surprise que je le constatais. Il avait ajouté ‘‘ Le plus important, c’est que vous soyez le moins séparés possible. Et que si vous vous séparez, vous le fassiez d’un commun accord et calmement. Vous ne devez pas brusquer vos esprits’’.
Je sortis de mes pensées en voyant la princesse de l’Ithilîle se diriger vers la seule fenêtre de la pièce. Elle voulait sortir à l’insu des adultes mais pas au point de sauter par la fenêtre quand même ? Je retins ma respiration jusqu’à ce qu’elle appuie contre une pierre à l’angle de la pièce. Un pan de mur s’effaça et laissa entrevoir un grand boyau sombre.
— Passage secret ! s’exclama-t-elle joyeuse. Allez, viens!
— Les adultes ne vont pas… tentais-je encore de la convaincre.
— Ils ont l’habitude, s’impatienta Wen.
Sans plus attendre, elle passa l’ouverture du passage secret et s’enfonça dans les ténèbres. Je fixais l’obscurité, le cœur serré. Si ça, ce n’étais pas de l’imprudence ! On ne voyait rien dans ce passage ! Je jetais un regard vers la porte de la salle des Soins, priant Tarquif pour que les adultes reviennent et nous empêchent de commettre cette folie. La porte demeura désespérément close.
— Attends ! m’exclamais-je.
Je n’avais pas peur du noir. C’était juste que je n’avais pas envie de me rompre le cou !
Ma voix résonna entre les murs du passage. J’entendis un écho me revenir. Peut-être que ça attirerait l’attention des adultes ? Mes espoirs s’envolèrent lorsque je vis le mur se refermer devant moi. Terrifié à l’idée d’être séparé de Wen, je plongeais dans l’obscurité. La porte se referma derrière moi. Parfait… grommelais-je pour moi-même. Perdu dans le noir je ne sais où… et si on s’évanouissait à nouveau ? J’avais le souffle court. Je jugulais difficilement la panique qui montait en moi. Il faisait quand même drôlement noir ici. Mes yeux s’habituèrent doucement à l’obscurité, suffisamment pour que, en restant prudent, je puisse avancer sans me cogner la tête ou les pieds.
— Vous, les ithilîliens, vous êtes des sauvages, murmurais-je, agacé par son inconscience et son comportement impulsif.
J’avais encore accès à ses pensées et ses impressions et je voyais distinctement le couloir lorsque je me plongeais dans son esprit. Je savais que les Elfes de l’Ithilîle possédaient une meilleure vision nocturne que la notre, je fus choqué malgré tout ! J’agrippais fermement la tunique de la princesse lorsque je l’eu rejoint. Je n’avais pas l’habitude de ténèbres aussi épaisses. Je fus encore plus de mauvaise humeur lorsque je compris que je n’avais pas su cacher ma peur et que Wen se moquait de moi.
— C’est méchant, dit-elle en réponse à mon insulte.
— Vous bousculez vos invités, vous désobéissez…
Mon argumentation était basée sur des arguments généraux établis à partir d’un cas particulier, c’était ridicule. Nerth détestait ça, pourtant lui aussi le faisait ! Tant que l’adversaire ne se rendait pas compte à quel point l’argument avancé était creux, alors il était valable.
— On ne nous a pas ordonné de rester dans la salle des Soins, se défendit Wen.
—… et comment fais-tu pour avancer sans te cogner partout ! me désolais-je.
J’étais sûrement un peu jaloux. Une telle vision devait être bien pratique dans la vie de tous les jours. Surtout lorsqu’on avait pour habitude de commettre des imprudences.
Wen tourna son visage vers moi et me considéra avec surprise. Ses yeux bleus avaient des teintes irisées et captaient la moindre particule de lumière ambiante. Je me demandais à quoi ressemblaient les miens. Ceux de Nerth ne brillaient pas autant que ceux de Wen dans le noir. Les miens non plus sûrement.
— Tu ne vois pas ?
— Sans doute mieux qu’un Humain s’il avait été là, mais pas assez pour avancer aussi vite que tu ne l’as fait !
— Ca ne fait pas de nous des sauvages, grogna Wen en reprenant son chemin.
Confondu, je m’excusais.
Nous arrivâmes en ville. La partie de Chasseur avait pris fin et les enfants de Lucialës décrire avec force d’exagérations les réprimandes que leur avait adressées le roi Mil. Wen me présenta à Vanakil et Liada, ses plus proches amis. Vanakil était de mon âge et un regard nous suffit pour qu’on se comprenne. Liada était encore un peu plus vieille et son esprit semblait à la fois très terre à terre et très volatile. Nous nous occupâmes tout l’après midi d’apprentis Musiciens et de Maîtres qui se préparaient pour la fête de ce soir. Tellement obnubilé à l’idée de rencontrer vraiment Wen, j’avais oublié la raison de notre visite en Ithilîle.
L’après midi passa dans les rires et la bonne humeur, l’accident du début de la matinée oublié. En tout cas, aucun enfant ne semblait s’en inquiéter. J’étais un peu frustré de mon côté. Ca ne paraissait donc étrange à personne que deux personnes se cognent l’une contre l’autre puis s’évanouissent ? Vers le huitième décile solaire, j’entendis des voix familières arriver sur la place où nous nous trouvions. J’avisais avec désespoir Naïem, l’apprenti responsable des enfants de Mirîle, approcher. Il était accompagné des autres jeunes gens qui participaient au voyage. Ils me regardaient tous avec des yeux accusateurs ou moqueurs. Je n’avais pas fait de bêtise ! Personne ne m’avait interdit de sortir du palais. Eda m’avait même fait promettre de suivre Wen partout où elle irait ! J’inspirais profondément et me calmait. Naïem allait vouloir que je les rejoigne. Je l’entendais déjà ‘‘Quelle conduite pour le fils du Maître Dominus ! Se laisser aller ainsi et se mélanger avec n’importe qui !’’. Naïem était beaucoup trop conservateur pour son âge. Je m’étais souvent plein à eda à ce propos et il avait toujours ri. Il me prenait au sérieux, ce qui l’amusait c’était de m’entendre dire de telles choses. Dans ces moments là, il disait toujours ‘‘Tors, ce surnom est vraiment bien trouvé !’’. Si je pensais comme un vieux, je n’étais pas figé dans des étiquettes disciplinaires comme cet idiot de Naïem !
— Ehl, me salua l’apprenti en le lardant d’un regard sévère. Nous visitons la ville, viens avec nous.
Difficile de dire non. Au visage de mes nouveaux camarades, je compris qu’à ma place, n’importe lequel d’entre eux aurait dit non et cela serait passé sans problème. Pour ma part, les autres enfants de Mirîle m’observaient avec une curiosité ravie et un air de défi dans les yeux. Oh oui, ils attendaient tous que je refuse la proposition de Naïem. J’avais le droit après tout. Mais l’apprenti aurait pris cela comme une contestation de son autorité et l’affaire aurait très mal tournée. La sensibilité de Naïem était aussi fragile que du verre.
Wen s’approcha et étudia le groupe avec curiosité. Naïem ne parut pas la reconnaître. Intérieurement je notais la chose. Voilà qui me serait utile si un jour je devais perdre ma patience et argumenter avec cet apprenti rigide. ‘‘ Vous souhaitez qu’on respecte vos protocoles dépassés mais vous n’être pas capable de saluer la princesse de l’Ithilîle correctement !’’. Belle entrée en matière pour une discussion de haut vol.
Wen provoqua Naïem à ma place, avec tant d’ingénuité qu’il aurait été difficile de la blâmer :
— Naïus le cherchait ?
— Non, répondit Naïem, surpris et décontenancé, incapable de comprendre ce qu’impliquait cette question vis-à-vis de son comportement possessif.
En fait, la question de Wen était aussi une attaque qui m’était personnellement adressée. Elle me toisa d’un regard qui se voulait supérieur et moralisateur. Parfaitement intolérable de la part d’une jeune fille aussi inconsciente !
Tu vois ? Aucun problème.
Je levais les yeux au ciel pour canaliser ma colère. Elle ne pouvait pas savoir à quel point partir de la salle des Soins avait été dangereux pour nous. Et je ne puis m’empêcher de lui sourire malgré tout. Pour la remercier d’avoir insinuer à Naïem que je n’était pas obligé de me montrer distant avec les autres enfants juste parce que j’étais le fils du Maître Scribe Dominus. Je savais où était ma place, ce n’était pas une raison pour être asocial. Malgré ma colère, je suivis Naïem et les autres enfants de Mirîle. Je laissais mon esprit s’apaiser peu à peu. Je comptais les pas qui me séparaient petit à petit de Wen. Bientôt, elle fut hors de vue. Je me sentis triste et pourtant j’allais bien. J’en fus rassuré. Je n’aurais pas aimé m’évanouir à nouveau.
— Comment s’est passée la visite ? Ah Ehl ! s’étonna eda en m’apercevant. Mais que fais-tu là ?
J’assassinais Naïem du regard. Derrière nous, les autres riaient sous cape. J’avais passé l’après-midi à envoyer des piques assassines à l’apprenti. Qui me l’avait bien rendu. Nous étions à présent en statu quo, je menais légèrement. En tout cas, la guerre était officiellement déclarée entre nous. Je ne me fus pas le moins du monde repentant devant le regard mi-amusé mi-réprobateur d’eda. Au contraire, je croisais les bras et relevais la tête, pour bien montrer ma désapprobation. Là ! Que comptait faire Naïem à présent, lui qui respectait tant les hiérarchies et les règles de bonne conduite ? Il ne pouvait pas avouer, au milieu de la yola de nos hôtes, que moi, Ehl, le fils du Maître Scribe, avait été proprement insupportable. J’étais aussi coincé car je ne pouvais pas dire que je m’étais ennuyé à mourir pendant la visite.
— Naïem, Lyu va vous expliquer les coutumes pour le repas de ce soir.
L’apprenti inclina la tête et salua l’Elfe qu’avait désignée eda en parlant.
— Ehl, suis-moi s’il te plaît.
J’adressais une dernière œillade noir à Naïem et suivait eda. Nous montâmes le grand escalier et nous rendîmes dans nos appartements, les mêmes que ceux qui nous avaient été alloués pour la naissance de Wen.
Tandis que nous marchions dans les couloirs, je me demandais si j’allais me faire gronder. J’avais peut être franchi la limite invisible en ennuyant trop Naïem… Il l’avait mérité. Ça lui ferait du bien de comprendre qu’il n’était pas le plus intelligent parce qu’il était le plus vieux !
Nous entrâmes dans la chambre d’eda et il me fit signe de m’asseoir à la table. J’obéis silencieusement. Je pouvais échapper à la réprimande si je jouais bien… J’avisais avec curiosité les papiers posés là. Des lettres et des rapports cachetés. J’esquissais un sourire. Le Maître Scribe Dominus ne se rendait pas en Ithilîle juste pour une petite fête !
— Cesse de lire tout cela, petit curieux, me gourmanda eda.
Je m’assis correctement sur ma chaise.
— Où est Wen ? demandais-je.
— C’est à toi de me le dire !
Il s’assit à côté de moi.
— Naïem m’a obligé à partir avec lui !
— J’ai cru comprendre.
Je fus vexé de voir le coin des lèvres d’eda se soulever et frémir. Il avait envie de rire ! Eda se reprit. Je compris dans son regard que j’allais avoir droit à la réprimande que j’attendais :
— Je connais Naïem, Ehl. Ainsi que ton… avis sur sa pédagogie. Cependant tu n’aurais pas dû le pousser autant à bout.
— Ce n’était pas tant que ça…
Ma voix mourut devant le regard sévère de mon père.
— Ce n’était pas sa faute si tu te sentais en colère, triste ou si tu t’ennuyais.
— Il est assez intelligent pour comprendre non ? m’agaçais-je. Il aurait dû me laisser tranquille !
— Naïem a pour mission de vous surveiller. Il le fait.
— Sans réfléchir, ajoutais-je.
— Et il le fait bien malgré tout, me rabroua eda.
Je baissais les yeux et admis ma défaite. Je crains un instant qu’eda me demande de m’excuser auprès de Naïem. Ce que je n’avais pas le moins du monde envie de faire même si j’entrevoyais à quel point j’avais été injuste. Je décidais de changer de sujet.
— Nous partons vraiment ce soir ?
J’inclinais mes sourcils pour me donner un air triste. Je n’eu pas vraiment besoin de forcer mes sentiments pour avoir l’air vrai. Ma voix s’était cassée.
— Tu aimerais rester plus longtemps ?
— Bien sûr ! Au moins cette nuit.
Cette fois-ci, les lèvres d’eda se plissèrent clairement et une fossette se creusa dans chacune de ses joues.
— J’hésitais justement à prolonger notre séjour, dit mon père.
Son ton sous entendait clairement que ce n’était pas le cas mais qu’il voulait bien faire cela pour moi. Son regard rusé ne m’inspirait pas confiance. Que manigançait-il ? Que cachait-il ?
— Tu sais que tu risques d’être déçu ? poursuivit-il.
— Pourquoi ?
— Les Elfes de l’Ithilîle dorment beaucoup…
Après le repas, avant de partir en ville, eda insista bien sur le fait que cette fois-ci, je ne devais pas m’éloigner de Wen.
— Le lien qui vous uni est encore jeune. Vous avez eu de la chance tout à l’heure qu’il ne se passe rien de grave.
Eda murmurait afin que les personnes autour n’entendent pas.
— Comme nous évanouir ? grinçais-je. Je lui ai dit que nous aurions dû rester dans la salle des Soins.
— Et je t’avais bien prévenue qu’elle était… imprudente.
Je fis la moue. Je me mis sur la pointe de pieds pour observer Wen parler à son père. Il déposa un bisou sur son front puis elle partit s’allonger prêt des cheminées.
— Ne t’inquiètes pas, me rassura eda. Après le coucher du Soleil, elle se montre bien moins téméraire.
— Amusez vous bien en ville ! lui souhaitais-je.
Il me remercia et s’en fut rejoindre Mil qui l’attendait. Je n’eu droit ni a un câlin, ni à un bisou. Ça ne me manquait pas non plus.
Je m’avançais joyeusement vers les cheminées. Les autres enfants étaient beaucoup plus jeunes que nous. En fait, ceux de mon âge étaient tous partis en ville. Au moins, nous serions tranquilles. Les conversations avant le repas avaient été amusantes et m’avaient permis d’en apprendre beaucoup sur Wen mais être seuls, c’était bien aussi.
Je m’assis à côté d’elle. Elle dormait déjà. Malgré qu’eda m’ait prévenu, je fus surpris. Je ne peux pas dire déçu, parce qu’il n’y avait rien de décevant réellement, mais surpris. C’était donc vraiment possible de s’endormir aussi rapidement ? Les Elfes de l’Ithilîle étaient impressionnants. Pour ma part, je n’avais pas sommeil du tout. Je m’allongeais à côté de Wen et passais ma main sur son front pour retirer les mèches de cheveux qui lui cachaient les yeux. Je repensais à toutes nos aventures de la matinée et de la soirée et me sentais heureux. Un instant, je trouvais dommage que Nerth n’ait pas été là. Habituellement, lorsque j’étais loin de lui je me sentais comme… incomplet. Cependant, en présence de Wen, cette sensation s’estompait. Ce n’était pas parce que nous étions frères jumeaux que nous devions être côte à côte à chaque instant ! A un moment, comme disait Naïem, je me détestais de penser à lui, il fallait couper le cordon !
Je libérais toutes mes pensées et tentais de dormir. Le sommeil de Wen s’insinuait en moi. Mais il y avait trop de lumière, trop de bruits… Même après que la nourrice du palais ait installé un sort pour isoler les dormeurs du reste de la salle. Alors je passais la nuit à penser et à graver dans ma mémoire le rythme calme de la respiration endormie de Wen. Je comptais les déciles qui s’apprêtaient à nous séparer. Comment pourrais-je retourner chez moi après ces quelques merveilleux déciles en sa compagnie ? Ces déciles que j’avais tant attendus depuis le jour où eda nous avait annoncé la naissance de la princesse de l’Ithilîle…
Lorsque j’entendis la voix de mon père, de Maître Aldor, Gandel, Naïem et tous les autres membres du convoi, je compris que je ne pouvais plus échapper au départ qui s’apprêtait. Tout le monde avait déjeuné, les bagages étaient faits. On n’attendait plus que moi. De désespoir, mon cœur se serra. Pourtant, ce désespoir me sembla bien ridicule à côté du bonheur que la présence de Wen me procurait. Pour l’instant. Ne pas penser à ce qui adviendrait ensuite… Mes pensées trop agitées réveillèrent Wen. Elle se tourna sur le côté pour me regarder et me sourit.
— Tu ne dors pas ?
— Comment as-tu fais pour t’endormir ?
C’était un peu une accusation, nous aurions pu discuter de tellement de choses pendant les déciles qu’elle avait passé à dormir ! D’un autre côté, cette nuit passée à ses côtés avait été parfaite. Je vis qu’elle était heureuse aussi de me savoir près d’elle.
— Il n’y a pas tant de bruits que ça ici, se défendit Wen pour le jeu.
— Surtout après que Lyu ait posé le sort de silence. Mais tu dormais déjà avant ! la taquinais-je. Et la lumière…
Wen haussa les épaules et se blottit contre moi. Je l’entourais de mes bras avec plaisir. Ses cheveux d’encre glissèrent sous mon menton.
— Je dois bientôt partir...
Elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même. La tristesse dans ma voix avait été perceptible. Mais elle regrettait d’elle-même notre séparation.
— D’ailleurs voilà mon père, me lamentais-je.
Le départ ne fut pas des adieux déchirants mais je sentais bien tous les adultes autour de moi tendus et prêt à accourir pour m’empêcher de tomber au cas où je viendrais à m’évanouir de nouveau. La veille, j’avais quitté Wen pour suivre Naïem sans problème, je pouvais bien recommencer ! Sauf que la veille, j’étais assuré de la revoir. Mon cœur dansait la farandole, paniqué. Et si… et si on ne se revoyait jamais ? C’était im-po-ssible. Malgré tout, je ne pu m’empêcher de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule. La porte de la yola était fermée. Cette vision me désola et je laissais échapper un sanglot. Je ne voulais pas que les autres du convoi aient pitié de moi. Je ralentis le pas afin de me trouver dernier et fermer la marche.
— Monte.
Eda me tendit la main. Je la pris et il me souleva afin de me placer devant lui sur sa monture. Je laissais Lòr suivre la troupe comme un grand. Moi aussi j’étais grand ! Eda passa son bras devant mon torse pour m’entourer d’une étreinte protectrice et agréable. Je cachais ma tête dans son bras pour pleurer. Je n’étais peut-être pas si grand que ça si je ne savais pas me retenir de pleurer quand je le voulais.
— Ca va aller, murmura eda à mon oreille.
— Je mal.
Je ne sais pas comment je parvins à articuler ces deux mots à travers mes sanglots.
— Nous reviendrons. Et Mil vient souvent à Mirîle. Maintenant Wen est…
Entendre le prénom suffit à me rendre encore plus chagrin. Mon père ne termina même pas sa phrase. Il n’y avait rien de plus à dire. Seul le temps savait apaiser ce genre de douleur.