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Arbre

Le Temps des Rêves

Aristide sortit de chez lui à 9heures10. Il était sûr de l’heure. Le vieux bus à plate-forme que conduisait Etienne venait de passer, c’était le bus de 9heures05. Il avait une idée très précise quant à son itinéraire et ne pensait nullement s’ennuyer à déchiffrer les vieux plans qui, de ci, de là, traçaient les rues de la ville. Hier, il avait fait le boulevard Magenta, côté impair, et toutes les rues adjacentes. Ca lui avait pris pas mal de temps, il était arrivé en retard chez Michel où l’attendait Etienne. Il ramenait aussi pas mal de cadavres.
Le signal avait été donné à 9heures05 comme tous les jours. Le silence se faisait dans la pièce. Michel se contentait d’être présent et de servir les bières. De l’extérieur parvenait un souffle chaud qu’un vieux ventilateur remuait doucement. Etienne se leva. Il plongea sa main derrière le comptoir pour attraper une boîte de jetons, un tapis vert, roulé, maintenu par un bracelet élastique. Aristide battait déjà les cartes. L’attente commençait.
Aristide protesta que le tapis était usé, que les cartes accrochaient. Michel haussa les épaules. A chaque bruit de moteur, leurs têtes se levaient, la rue était sombre et les maisons noires. Au loin, une ligne de chemin de fer renvoyait le son languissant de ses rails. Etienne s’agaça, d’un geste vif, il fit face au butin qu’il jalousait.
- T’aurais peut-être dû faire moins !
- Tu veux faire à ma place ? répondit Aristide
Le silence revint. L’attente, pénible, se chargeait d’électricité, il ne fallait pas que cela dure plus longtemps !
Les deux hommes regardaient leur jeu. Chacun avait une main d’une seule couleur. Aristide avait les noires, la main de la dame de pique. Etienne avait la main rouge à carreau.
C’était comme ça tous les soirs. Mais ce soir, il fallait attendre, le butin était là, et il fallait attendre. D’autres soirs, l’ambiance était plus détendue, sans attente puisqu’il n’y avait rien à fourguer.
Le pique poignarda le carreau, la main s’abattit lourdement sur le tapis. A cet instant, le bruit d’un moteur de camionnette se fit entendre. Aristide et Etienne se levèrent.
Michel essuyait les verres. Un ballon se brisa dans le torchon blanc. Il jura et se rapprocha du comptoir. La porte à tambour battit dans un courant d’air chaud. Un homme au long visage d’oiseau entra, il demanda à Etienne d’une voix blanche :
- Vous avez la marchandise ?
- Nous n’avons pas encore fini la levée… c’est la noire qui a la main, répondit piteusement Etienne.
- T’as misé et t’as perdu ? J’avais dit rouge ! J’emporte comme ça, je n’ai pas le temps.
- Ne touche pas ! s’interposa Michel.
- Toi, la ferme si tu veux ta part !
- Calme ! fit Etienne… faut s’en débarrasser, non ?
- Tu pars sur le rouge ou je me barre ! s’énerva l’oiseau à l’encontre d’Etienne.
- Bon ok, je poursuis !
Il lissa doucement les cartes avec ses doigts, il n’avait pas un très bon jeu. Il tenta une quinte au valet de carreau. Aristide ne lâchait pas, le pactole était dur à avaler, et le noir brisa à nouveau le rouge. Il n’en fallut pas moins pour que l’homme s’énervât à nouveau.
- J’y peux rien ! se plaignit Etienne.
- Bien, j’ai plus le temps… j’emporte la moitié.
- Non, non, ce n’est pas possible, moi je ne veux pas de ça chez moi ! protesta Michel.
- Je ne prends pas sans le contrat… on avait dit rouge !
Ils étaient quatre à s’épier, à savoir qui gagnerait. Il fallait que la marchandise quitte les lieux. Aristide demanda une bière. Il regarda les bulles s’échapper une à une et nourrir la mousse qui coulait sur le comptoir puis s’exclama :
- Elles sont trop légères pour être bradées comme ça sur une colère ! On relance, si vous voulez ?
- Hors de question, je suis en retard, je n’ai pas fini la tournée ! dit l’oiseau.
- Allez lâche ! conseilla Etienne à Aristide.
- Faudra tenir la prochaine fois, sinon moi je ne bosse plus avec vous, compris ?
L’homme oiseau était plus rouge que jamais, le noir ecclésiastique lui donnait la nausée.
- Ok, dit Etienne… t’es d’accord, Michel, on lui laisse le lot comme ça ?
- Oui, moi j’en ai marre… qu’il nettoie le plancher !
- Vous portez la guigne… j’emporte mais c’est la dernière ! se plaignit l’oiseau rouge.
- Pas si vite ! dit Aristide… j’abats d’abord.
La marchandise traina sur le sol faisant un léger bruit de clapotis comme si un liquide flasque et bouillonnant s’épanchait des cadavres.
Aristide mira sa bière… il avait abattu et gagné. Le noir était encore plus fort que le rouge.
- Les âmes sont légères, dit Aristide, le passé si lourd qui bât contre les barques du passage !
- Que ferons-nous du passé ? demanda Michel.
Une mimique diabolique crispa le visage d’Etienne, son œil droit grossissait, sa bouche éructa.
- T’as pas droit à la question, t’as signé non ?
Il n’y avait aucune rétractation possible, tous le savaient, et aussi dur que cela paraisse, ils se devaient de poursuivre. Le couvre-feu s’annonça, ils allaient pouvoir partir. Aristide était impatient de rentrer chez lui.
L’oiseau au visage rouge ramassa sa part. C’était si fragile et pourtant si lourd, ça tenait sans peine dans le creux de sa main. Il sourit.
- Le passé ira comme d’habitude à l’oubli, dit-il à Michel.
Etienne se leva. Il était fatigué, il avait le cœur lourd. Non seulement il avait perdu, mais il n’avait récupéré aucune âme aujourd’hui. Demain, il allait falloir se lever tôt s’il voulait lui aussi remplir son sac. L’oiseau tirait au sol le passé, les linceuls étaient lourds de fautes et de vomissures.
Dans la main d’Aristide, plus légères que jamais, plus pures que jamais, des âmes blanches comme le nacre du ciel. Des griffes de Satan il avait ôté le butin et gagné la mise. Aura-t-il toujours la force de résister et de tenir tête ? Un ultimatum était posé, il faudra que le rouge gagne avait dit l’oiseau… mais cette fois-ci, le noir avait encore gagné… légères, légères furent les âmes sauvées.