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Arbre

Le Temps des Rêves

La plainte lancinante des violons plane au-dessus de l’étang. Perdu sur la berge, le héron solitaire s’étonne. Un halo indéfinissable frémit et libère ses contours. Comme une trouée de lune jaillissante, la lumière s’amplifie. Des formes se dessinent.
Venu d’on ne sait où, ce peuple est de retour pour une ronde chimérique. Leur musique irradie, leurs danses résonnent, la trace de leurs pas sur le sol s’éparpille, la nuit s’emplit de leurs voix. Comment croire que leurs doigts bougent encore sur leurs archets ? Ils sont là, invisibles, impalpables, bleuis de pénombre. Un Homme se détache du groupe, il est fait d’un mélange de transparence et de beauté.

C’est une nuit d’été étouffante. Le poids du jour sur ses épaules, Vincent promène ses insomnies et surprend leur ronde. Devant ses yeux, une fine nappe de brouillard balance des voiles blancs. Ce qu’il voit trouble son esprit. Il s’avance. Craintif, il bat l’espace de ses bras. Rien… il n’y a rien !!! Trouble visuel, illusion, ou songe d’une nuit trop chaude ? La musique cesse, le silence revient à peine troublé par le chant des grillons. Le héron, perplexe, se rendort.
Laissant planer ses doutes, Vincent poursuit sa promenade autour de l’étang. Mais le lendemain, à peine le soleil levé, il revient marcher à l’endroit précis où la veille il se trouvait. Ses yeux tentent de percer le mystère. Sur cette terre, mêlée de sable, il y a des traces de pas. Un cercle presque parfait s’en détache. Plus avant, aucun pas. Ce peut-il un instant seulement que la réalité dépasse l’entendement ?
- Ce soir, je reviendrai.
Un soleil écrasant l’oblige à s’éloigner. Sa journée est longue, les heures n’en finissent pas, son impatience à rejoindre les berges est accablante.
Le soir venu, il est en avance. L’eau argentée reflète l’ombre des ajoncs, quelque animal peureux glisse sous les branches. La nuit bleue s’installe. Il fait lourd. Du sol montent de chauds serpentins, des spirales de mannes s’étendent au-dessus des prêles, au miroir de l’eau se mire le croissant de lune. L’attente est douloureuse.
- Viendront-ils ?
Il ne bouge plus, ne respire plus, il écoute. Un écho s’approche du lointain, leurs cordes vibrent à nouveau sous leurs archets. Une tonalité, sourde, amène des voix qui s’entremêlent.
Le cercle se reforme. L’Homme est là, à peine visible, la hanche du violon posée sur le haut de son épaule. Sa chemise rouge s’ouvre sur une poitrine à la peau mate. Sa taille est ceinturée d’une large bande de tissu noir. Des lamentations s’échappent de sa bouche cachée sous une épaisse moustache, des mots venus d’ailleurs, une mélodie où pleure l’âme. Les femmes, aux longues robes colorées, dansent. Les vieux frappent dans leurs mains ridées, sur d’étranges gilets de satin s’épanchent leurs boucles noires. L’éclat de leurs dents brille comme des centaines de lucioles.
Pas un souffle d’air ne vient, l’archet inonde la nuit de ses larmes. Vincent retient son souffle, paralyse ses membres. La musique cesse à la manière d’une flamme qui s’éteint et l’Homme baisse ses bras, lève sa tête. Son regard, d’un gris métallique, perce la pénombre.
- Me voit-il ? se demande Vincent.
L’intensité de ce regard métallique est insupportable, une force vertigineuse cherche à prendre possession de ses pensées. L’emprise est telle, que ses yeux se ferment. Lorsqu’il reprend ses esprits, tout a disparu.
Que s’est-il réellement passé ? Le corps glacé sous une nuit brûlante, il s’approche de la scène : sur le sable, les mêmes pas… les mêmes empreintes… pas une de plus, pas une de moins ! C’est bien la preuve qu’il n’a pas rêvé, que ses insomnies ne sont la cause d’aucune hallucination.
- Ils sont là… ils sont bien là, toutes les nuits, à danser et à chanter !
Comme il est curieux qu’à ces instants-là cessent les bruits habituels de la faune, de la flore aussi ! Pas une feuille ne frémit, le vivant cède la place aux ombres. Vincent s’éloigne, il n’y a pour l’heure plus rien à attendre, mais il reviendra autant de fois que cela est nécessaire pour comprendre.

Le jour suivant, le tonnerre gronde, il annonce une nuit fort déplaisante. Illuminée d’éclairs, la ronde s’entoure d’une bulle de verre scintillant qui apparaît et disparaît par intermittence. L’Homme, protégé par la bulle, joue sereinement sur son violon. Que la bulle s’estompe, et l’Homme panique, ne joue plus.
Il ne pleut pas. Par un curieux phénomène, l’orage tourne au-dessus de l’étang, comme prisonnier. Et, il reste là, sans qu’aucun nuage ne parvienne à se former. Cela ressemble à une immense nappe grise, plate, lisse, fébrile cependant ; d’une intense fébrilité, prête à se répandre, à déverser une incroyable puissance. Donner prise à cette puissance serait fatal. Vincent attend, sans bouger. Sous ses yeux, la scène se poursuit, la ronde s’agite… les voix chantent… La colère du ciel ne cesse ses tourmentes. L’archet s’emballe… crisse sur les cordes… hurle sa misère… les femmes dansent sur l’énergie du désespoir, leurs pieds écrasent les poussières. Puis, les bruits cessent et le tonnerre s’éloigne, libéré d’une attraction. Quelques nuages apparaissent, une pluie fine s’abat sur la rive.
Le lendemain soir, autres soirs et plus encore, Vincent revient à l’écoute de leurs chants. L’Homme, toujours, le regarde intensément. Ses traits se dessinent plus nets, plus clairs, à chaque rencontre. Avec la reconnaissance des formes, c’est la confiance qui semble s’installer. La lune est pleine dans le ciel, la scène brille de sa clarté. Le violon ne geint plus. Pour la première fois, les voix s’expriment autrement que par le chant : un mélange d’intonations, d’incohérences également, des sons graves pour la plupart. Un léger sifflement, semblable au souffle du vent, se mêle aux rires. Soudain, l’Homme tend son bras, la paume de la main tournée vers le haut en geste d’accueil.
- Non, se dit Vincent… non, je ne peux pas.
A cette pensée, l’Homme sourit, sa main poursuivant l’invite tandis que la main de Vincent reste inerte. Elle se refuse tout geste d’assentiment, répondant ainsi aux craintes d’un esprit effrayé à l’idée de franchir la bulle. De longues minutes s’écoulent ainsi. Le frottement du vent sur la bulle s’estompe, l’Homme baisse son bras. Une plainte, plus langoureuse que jamais, sort de l’archet. Un regret terrible, atroce ! Cette main tendue, triste à mourir, épanche sa peine.
Par la suite, Vincent n’ose que piteusement revenir s’assoir sur la berge. N’avait-il pas trahi la confiance de l’Homme en refusant son invitation ? Il ne voulait guère l’offenser, mais la peur de l’inconnu gouvernait son cœur. Viendront-ils encore malgré l’offense ? Il fait sombre, très sombre, la lune ne parvient plus à percer l’épaisseur des nuages. Une chouette pousse son sinistre hululement, un chien hurle à la mort, tous s’allient de connivence pour que la nuit devienne encore plus noire. La mélancolie s’empare de Vincent, il lui faut rebrousser chemin.
A cet instant, paraît la scène, plus éphémère que jamais. Sortie des embruns, tissée d’ombres, la danse flotte au rythme d’accords lointains. Nébuleuse incertaine de formes floues qui à peine se meuvent. Le spectre d’un violon, sur lequel balance l’archet, se rattache au simulacre d’une épaule sans fond. La voix de l’Homme se lamente autant que le râle d’une complainte yiddish. La scène offre une constante retenue. De douleur, l’Homme pleure en vibratos et Vincent s’effondre de repentir.
- M’accorderas-tu ton pardon… reviens, je t’en prie !
Torturé par les regrets, par les incertitudes, il ne voit pas que l’Homme avance vers lui. La bulle est dissoute, une impression de chaleur le secoue. Effrayé à la vue de l’Homme si proche, ses jambes tremblent. Mais l’Homme sourit, son visage est serein et son regard est doux. Un assentiment au pardon.
L’Homme tend à nouveau sa main. Deux mains se tendent l’une vers l’autre. D’un doigt, Vincent caresse la paume de cette main, ouverte. Un calme profond l’envahit. Il observe l’Homme dont la détresse fait battre son cœur. Tous ses doigts effleurent maintenant cette main impalpable. Un lien sacré s’installe d’où perlent l’émotion et l’amitié.
Vérité ou rêve ? Peu importe.
Soudain, tout bascule. Comme un trémolo qui monte du fond des âges, le son des profondeurs lui parvient. Les éléments s’entrechoquent, l’obscurité envahit la terre, l’air monté des ténèbres fait vibrer la roche, au loin résonne le cor. Les ombres se déplacent sous un astre sans teint. L’Homme les rejoint, ses pas, lourds, creusent le sol. Dans ce chaos, Vincent titube et s’abat sur le sable. En contrebas, avalée par l’océan, la falaise s’effondre. Un brouillard d’écume s’élève au-dessus du récif et le feu s’abat en éclairs continus. Des minutes interminables s’accouplent pour faire de la moindre accalmie une furie. L’apaisement semble ne jamais vouloir s’installer. D’effroyables lamentations d’ombres, invisibles mais présentes, persistent.
Vincent suffoque. Il revient du fond des temps, d’une tempête effroyable où les océans se soulevaient, d’une tempête qui n’existât que dans le passé et dont les ombres furent les victimes. De cela, il y a combien de milliers d’années ?
Les lamentations s’éloignent. La lune est là, rassurante par une nuit encombrée de simples petits nuages. Du désordre des éléments, il ne reste rien, aucune marque, comme si cela n’avait été qu’un affreux cauchemar. Cependant, sur le sol, se bousculent des empreintes de pieds, les traces de corps trainés sur le sable sont encore visibles. Non, rien n’est rêvé, il y a forcément une réalité ! Le clapotis de l’eau est lent, monocorde. Le vol sautillant d’une chauve-souris fait sa ronde. Exténué, Vincent s’éloigne à regret, il aurait voulu en savoir plus.
Le lendemain soir, en rejoignant les berges, n’allait-il pas au devant de terribles confrontations ? Il craint que les éléments se déchaînent encore, que les océans envahissent les terres, que le sol se dérobe sous ses pieds. Ses pas retardent l’issue, comme s’il s’agissait de l’ultime rendez-vous. Un curieux mélange de peurs et d’envies brouille ses pensées. Cet Homme, tant de fois aperçu, il le ressent comme faisant parti de son être. Comment se peut-il ? Sera-t-il capable de lui dire adieu ?
Un silence pesant règne sur la berge. Il s’assied. Sous une voûte parsemée d’étoiles, où brille la pleine lune, passent des avions en partance. A l’horizon, la ligne argentée de l’océan, tout proche, renvoie des rais de soleil puisés dans de lointains pays.
Une douce musique fait son apparition. Vincent est surpris, il s’attendait au pire. Les ombres approchent, lentement, alignées comme un régiment de tirailleurs. C’est la première fois qu’elles se présentent ainsi sans former de cercle. Elles avancent dans sa direction. Aurait-il peur, que pour autant il ne bougerait pas ! Les ombres stoppent leur marche, il pourrait presque les toucher. Leurs mains sont écorchées. Leurs lèvres, en sourdine, fredonnent une complainte au langage inconnu. Il cherche l’Homme et ne le trouve pas.
Les minutes passent, les ombres deviennent flous. Puis, un voile orangé se lève, laissant place à une ombre plus grande, plus vraie que les autres. L’Homme est enfin là. Jamais il ne l’avait vu aussi beau, aussi réel. Un lien, à jamais indestructible, les unit tous les deux. Une profonde amitié les rassemble. L’éternité rend éternelle leur communication et leur corps se réchauffe de la même chaleur. L’Homme tend à nouveau sa main. Vincent la saisit sans la moindre crainte. Transporté de lumière, il finit par se confondre à l’Homme pour ne faire qu’un.

Le crépuscule allonge ses bras sur le sol, une légère fraîcheur s’abat sur ses épaules. Que lui reste-t-il de cette dernière nuit ? Le souvenir hallucinant d’une amitié, ou l’effroi d’une solitude retrouvée ?
Sur le sable, plus la moindre trace ! Il sait, désormais, que jamais plus il ne reverra l’Homme, que le chargeant d’une mission, il est parti pour toujours.
Mais l’Homme vit en lui. Sa présence est telle, qu’il ne lui reste pour toute tristesse, que le misérable récit de ces gens. Il se met alors en prière, une longue prière pour des âmes égarées. Lui, qui n’avait jamais prié, trouve les mots humbles de la prière.
Lorsqu’un énorme oiseau, symbole de l’âme, traverse l’azur, Vincent se redresse, la mission dont il fut chargé est accomplie.
Juste derrière la ronde, là où tous dansaient, où tous chantaient, prend place une croix de buis vert. Les feuilles des arbres frémissent comme l’ultime accord de l’archet sur le violon. Vincent sourit à un Homme invisible.