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Arbre

Le Temps des Rêves


La pluie faisait résonner les pavés de la vieille ville, tu te souviens ? Tu étais serré sous un porche avec ta clarinette. Ce jour-là, il n’y avait pas assez de place sous ce porche pour toi et toutes les notes de musique qui ruisselaient autour… Je ne peux oublier.

Un masque blanc sous tes traits de clown triste, des sourcils-circonflexes… Les enfants qui passaient avec des regards un peu inquiets. Un masque blanc, des sourcils trop pointus dessinés au crayon noir et ta clarinette qui pleurait et riait d’une voix rauque. Les gouttes sur les pavés de la vieille ville t’accompagnaient de leurs percussions mornes. Je me suis arrêtée sous la pluie.
Alors, ton masque triste m’a lancé un clin d’œil et tu as commencé à chanter. Je ne connaissais pas ta langue. Et tandis que le masque blanc se tordait au rythme de ta bouche, je sentais quelque chose bouger au fond de ma gorge, comme un miaulement souffreteux qui réclamait que je le libère.
Je ne connaissais pas ta langue, musicien. J’ai desserré les lèvres et j’ai bu l’eau de pluie en mêlant mes mots aux tiens.

Les enfants, sous les cirés multicolores, s’arrêtaient. Hypnotisés. Avec les mères et les nourrices. Je ne peux oublier ce jour.

Peut-être que ta clarinette s’était remise à jouer. Qu’un violon et tout un chœur chantaient avec toi. Comme si de toutes les fenêtres alentours s’échappaient les sons trop longtemps prisonniers. Les bagnards des chagrins d’amour, les tôlards du deuil impossible. L’histoire de ta langue et de la mienne, de ton pays et du mien, se tordait sous la pluie. L’histoire nue sous les caresses de ta clarinette. Nue comme au premier matin.

Je ne sais pas si j’ai arrêté de chanter. Le vent avait l’odeur du bois sombre de ton instrument et tu égrainais tes notes sous le porche. Je suis tombée, sur le pavé de la vieille ville. Je crois que je pleurais, devant l’outre vidée de mes rêves. Je crois que je pleurais et que j’ai fermé les yeux. Les cirés multicolores s’étaient envolés.
Une pièce m’a percuté le front.
Je ne peux oublier.

Plus tard, j’ai trouvé cette pièce à mes pieds. Je me suis levée, la pièce serrée dans mon poing. J’ai cherché ton étui, vide depuis le matin. J’ai cherché tes chaussures aux lacets défaits, tes bas de pantalon trempés et décousus. Je t’ai cherché sous le porche.

La concierge passait le balai.
La pluie avait cessé.
Je t’ai cherché.

Mais il n’y avait que quelques notes agonisantes. Agonisantes dans une flaque blanche où brillaient de grosses larmes noires.