Retour à la conversation
Arbre

Le Temps des Rêves

(pas vraiment une nouvelle mais j'avais envie de partager ça avec vous)



*


Une bonne odeur de poulet, de curry et de petits légumes flotte dans la cuisine.

Le couvert est mis. Pour tout dire, il est déjà démis depuis quelques temps. Les trois convives ont commencé à manger. Un verre de vin blanc. Un verre de vin rouge. Ou bien dans l'autre sens. La tête tourne un peu, en même temps que les grains de riz dans la bouche. On déguste autant les mots que le poulet, autant les idées que les piments. La parole tourne, ricoche de l'un à l'autre, fait des triangles à travers la table. Quelques trous de silence, parfois. Parce qu'il faut bien laisser le temps au lait de coco de faire son office. Et puis, tout simplement, parce que le silence n'est pas plus un péché que la gourmandise.
De toute façon, le silence, il s'en va toujours de lui-même.
On attrape une idée au vol – l'oiseau bleu, peut-être – et on la fait voler dans l'esprit jusqu'à ce que l'air sorte par la bouche, faisant jaillir des phrases. L'oiseau que Fawaz vient d'attraper entre une piment et une bouchée de riz doit être grand et nerveux car c'est une tempête d'idées mâchées qui s'écoule de sa bouche. Il est peut-être complètement affolé, l'oiseau de l'esprit. Mais juste dans l'esprit, obturé par le crâne. Les mots sont plein de foi, plein de confiance et pourtant, il y a quelque chose qui s'agite, quelque chose qui fait des courants d'air violents. Des avalanches, presque.
Il y a peut-être deux oiseaux, à ce moment là, dans la tête de Fawaz. Un qui a peur et un qui rassure. Un qui parle le langage du corps et l'autre, celui de l'âme. Il nous dit que la liberté est la même partout mais qu'elle n'est pas placée aux mêmes endroits et il ajoute quelque chose de très juste. Il explique que la guerre, ça ne supprime pas toute la liberté. Que quand un oiseau a les ailes brisées, il ne peut plus faire rien d'autre que chanter. Alors, soit il se laisse mourir à petit feu en regardant le ciel perdu à jamais, soit il se met à chanter. L'oiseau, c'est comme l'ouvrier qui n'a plus de travail et risque de se prendre une balle dans la tête à chaque fois qu'il fait un pas dehors. Là-bas. Soit il abandonne, soit il installe une petite table devant chez lui et il vend des cigarettes, offre le thé à ceux qui passent. C'est aussi simple que cela. Quand tu n'as plus ta liberté physique, quand tu n'es plus rien, qu'on t'enlève tout ce qui faisait ta valeur ; toute la pression disparaît. Il n' y a rien à faire et plus de comptes à rendre. Il n'y a plus qu'à chanter. Il n'y a plus qu'à vivre. Alors, Fawaz, il n'abandonne pas l'idée de retourner là-bas, parce que risquer de mourir c'est peut-être aussi dangereux que de se faire écraser sous les décombres d'un immeuble parisien. À Paris, on n'a même pas le droit de jouer de musique le soir. Et...

Tout cela, dans la tête, en l'air, au milieu de la cuisine, ça fait beaucoup d'oiseaux et beaucoup d'énergie à la fois. Une vraie cohorte dans la tête de Fawaz. Il doit y avoir un nid d'hirondelle sous ses cheveux noirs.

Et puis tout d'un coup, le silence de nouveau. Le regard se perd dans le fond du verre de vin rouge. Les muscles se détendent. Le pouce et l'index font tourner le verre sur lui-même. Ca fait des spirales bordeau sur la table en formica. Ça dessine un bout d'impuissance. Et le bruit du verre qui frotte sur la table a quelque chose de...

Tout le monde regarde son verre de vin mais personne ne tente d'y enfermer d'oiseau. On déguste.

Alors, au milieu d'une spirale, il y a un dernier trou d'air qui s'échappe de la bouche de Fawaz. Un dernier mot.
Il inspire et dit :

« Ouais... »