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Arbre

Le Temps des Rêves

A ce moment, elle sut. Elle sentit s’insinuer en elle, d’abord ténue, comme une image ou un souvenir estompé, la déconcertante certitude que la vie, cette vie qu’elle pensait mener et qui coulait dans ses veines, n’avait – et n’avait jamais eu – aucun sens. Elle qui, pendant toutes ces années d’une vie monotone et répétée (métro, boulot, dodo), avait baigné dans la somptueuse indifférence de ceux qui ont « autre chose à faire », tentait à présent de chasser cette dangereuse certitude qui planait sur elle, sourde menace, comme une sentence impitoyable… Croissant toujours et sans cesse, comme une blessure qui enfle, comme ce que l’on réprime et qui explose un jour… Et là, dans cette pièce vide de tout, sans rien d’autre pour lui occuper l’esprit que ce terrifiant rapace qui lentement déployait ses ailes, elle sentait cette pensée, cette vérité sur le point d’éclater. Qu’arriverait-il, qu’arriverait-il donc, si les murailles de ses principes venaient à s’effondrer ?... Qu’adviendrait-il si, d’un coup ses fragiles voiliers se trouvaient engloutis dans l’océan, ce gouffre impitoyable des choses qu’on ne veut pas savoir ?...

Dans un ultime espoir de retour en arrière, elle tenta de retrouver ce qui autrefois la faisait marcher sans se poser de questions dérangeantes. N’avait-elle pas eu plusieurs petits amis qui l’avaient aimée ? Non, juste une attirance passagère, un lien éphémère courant quelques mètres sur la ligne intemporelle de sa vie. N’avait-elle pas réussi dans ses études ? A la vérité, elle y avait consacré une grande partie de son temps, mais elle avait seulement suivi les rails, elle avait fait ce qu’on lui disait de faire. Mais où en était l’intérêt ? Remplir des pages et des pages, de choses qu’on oubliera dans quelques mois, pour donner l’illusion de s’instruire et contenter les gens. Pour satisfaire tout le monde. Tout avait toujours été fait pour les autres. On lui avait appris à faire comme ça, elle faisait comme ça pour contenter ceux qui le lui avaient appris.

C’était comme un escalier qu’on construit dans le vide, en reprenant les marches de derrière pour en faire d’autres devant. Et plus elle pensait à sa vie perdue, plus elle sombrait dans la certitude maladive que tout cela n’avait été qu’un jeu absurde et impitoyable. Oui, impitoyable : si vous perdez, vous êtes méprisable, si vous gagnez…vous éprouvez la satisfaction ridicule d’une femme de 30 ans qui finit un puzzle pour enfant. Avec toujours cette impression qu’elle « aurait pu faire mieux ».

Prisonnière des serres aiguisées du rapace noir, elle pleurait, hurlait de ce silence presque aussi insensé que tout le reste. Elle se sentait victime de sables mouvants, souris dans la gueule du serpent. Enfin, épuisée, elle cessa de se débattre. Un brouillard persistant avait pris place devant sa perception des choses. Elle sentait le silence pesant l’emporter toute entière, malgré les bruits et l’agitation des silhouettes qui, entrées dans la pièce, s’affairaient autour d’elle. Ils ne comprenaient pas. Ils ne pouvaient pas, ne voulaient pas comprendre. Un jour, peut-être… Alors ils sauraient, comme elle savait à cet instant même, que la mort seule a un sens.

Mais solitaire et impuissante dans sa cellule capitonnée, engoncée dans sa camisole de force qui lui fermait cette ultime porte de sortie, elle sentit le pic glacé du désespoir s’enfoncer doucement dans sa gorge. Elle était seule, et rien n’était fini.

THE END


(Voilà une nouvelle que j'ai écrite il y a fort longtemps de cela !)