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Arbre

Le Temps des Rêves

Machine à coudre



Il y a quelqu’un qui s’amuse, quelque part. Je ne sais pas son nom, je ne sais pas à quoi il ressemble, je ne sais pas d’où il opère. Mais il coud. Je l’imagine tirant la langue, penché sur sa besogne avec un petit air malicieux et des yeux qui pétillent. Il a ses chefs-d’œuvre et ses ratés, ses moments de génie et ses instants loufoques, ses propres folies, sa propre logique. Il est artiste sans trop le savoir ; il travaille comme un passionné, ça lui fait chaud dans le ventre, il croit tenir le monde entre ses mains tant il se sent essentiel et apaisé quand il se met à sa tâche. Il coud.
Autrefois peut-être, quand les Hommes n’étaient que quelques centaines, quelques milliers même, il travaillait à la main. Mais plus il en faisait et plus il y avait à faire, si bien qu’aujourd’hui il est bien forcé d’utiliser une machine. Une belle machine à coudre, assez sobre, toute noire à l’exception d’un petit filet rouge qui court le long des contours. Elle peut paraitre un peu démodée à présent, mais il l’aime comme une sœur et elle ne se ménage pas. Ils cousent. Il a du fil de toutes les couleurs, il aime en changer souvent, un peu au hasard, sur des coups de tête effrayants qui lui tirent des sourires de savant fou. Elle obéit, fébrile, le berçant de ses cliquetis incessants, elle fait tourner sa roue à toute vitesse, comme une locomotive enfiévrée.
Il ne coud pas, vous l’avez compris, n’importe quelle étoffe. Il ne procède pas non plus de n’importe quelle manière. Il commence par fouiller dans le fatras de tissus de part et d’autre de sa machine, puis il choisit un morceau, généralement assez quelconque. Il prend quelques secondes pour l’examiner, l’ausculter, pour se faire une idée ; à ce moment on peut parfois surprendre, sur son visage poupin, une moue tantôt perplexe, tantôt amusée. La plupart du temps cependant il se contente, sans rien laisser paraître, de replonger dans la mosaïque et d’en sortir une autre pièce. Il les pose côte à côte, et se met au travail. Parfois il ne les relie que de quelques points fragiles, sans prendre la peine de faire un nœud, parfois les couleurs jurent entre elles, le fil rompt tout de suite, le tissu se froisse et se ternit. D’autres fois, une étrange alchimie se fait, le fil prend la couleur de ce qu’il tient, les deux parties semblent s’accommoder de leur nouvelle proximité, elles se ravivent et se mettent en valeur, elles se fondent à certains endroits. Et cela se met à vivre. A palpiter. Alors il saisit le tout et il souffle dessus, pour que cela s’envole, hésitant, pour que cela rayonne et survive s’il le peut.
C’est ainsi que deux regards se trouvent accrochés l’un à l’autre, qu’un homme ou qu’une femme s’arrête soudain dans la rue et se retourne, avant d’arracher le fil et de reprendre son chemin. C’est ainsi qu’on a chaud dans le ventre et que les joues s’empourprent, que le désir s’invite et que les étreintes se resserrent.