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Arbre

Le Temps des Rêves

C'est une littérature qui ne demande de la concentration que lorsqu'on a ni l'habitude, ni le goût des phrases longues. Personnellement je ne peux pas m'empêcher de faire des phrases longues, de celles qui faisaient hurler mes profs au lycée (il faut dire aussi qu'à l'époque elles étaient peut-être un peu moins bien structurées qu'elle ne le sont aujourd'hui...) ; pour moi, ça tient de l'oeuvre d'art à part entière, l'utilisation de la langue dans ce qu'elle a de plus complet et de plus extraordinaire, aux limites de ce qu'elle permet.

La clé, c'est de ne jamais oublier qu'une phrase est un assemblage, qu'il ne s'agit pas d'une entité fixe mais d'un patchwork (gigantesque dans ce cas-là on en conviendra, Proust est connu pour avoir écrit des phrases d'une page, il faudrait que la retrouve d'ailleurs...), et de garder en permanence une conscience précise de sa structure, de toujours savoir où l'on se trouve. A voix haute, c'est beaucoup plus simple, parce que la respiration et les intonations que l'on y met aident à ce suivi (pourquoi Flaubert hurlait-il chacune des phrases qu'il écrivait ?).

Pour certains, c'est pénible, pour d'autres c'est magnifique, ça fait partie des goûts et des couleurs... pour moi c'est la quintessence de la langue, ce genre de phrases sont des prouesses littéraires à elles toutes seules, et franchement c'est jouissif. Non ?

[Edit] Pour le plaisir :

« Mais au lieu de la simplicité, c'est le faste que je mettais au plus haut rang, si, après que j'avais forcé Françoise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes "lui rentraient", à faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l'allée qui vient de la Porte Dauphine - image pour moi d'un prestige royal, d'une arrivée souveraine telle qu'aucune reine véritable n'a pu m'en donner l'impression dans la suite, parce que j'avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale - emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d'un petit groom rappelant le "tigre" de "feu Baudenord", je voyais - ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon coeur par une nette et épuisante blessure - une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe "dernier cri" des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann (Gallimard-1919)

Avouez qu'on a rarement fait mieux en terme de description, non ??