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Arbre

Le Temps des Rêves

Il m’a dit qu’il aimait bien conduire, que ça le détendait, c’était fluide et doux, ça permettait d’oublier.
D’oublier le fascisme, j’ai dit.
Tu nous fais chier.

Je me suis réveillée d’une sieste un après-midi, un sommeil noir, sans rêve, plus noir que noir, j’ai eu l’impression que je sortais du Néant. J’ai eu l’impression que j’avais régressé jusqu’à ma première vie, issue du néant. J’ai eu bien du mal à me reconstituer un semblant de moi consistant. En fait, plusieurs heures. C’est alors que j’ai pris une douche, que j’ai mangé une tranche de pain dans la cuisine, je suis sortie comme un robot, un voisin m’a saluée, ça me semblait absurde mais je lui ai répondu comme j‘ai pu, avec le peu de moi qui me restait. J’ai fait quelques pas dehors, on aurait dit que je sortais d’une longue convalescence, je me suis postée au carrefour, et j’ai fumé des cigarettes.

La ville était prise dans une agitation molle, des gens promenaient leur chien, d’autres passaient en bicyclette, je pensais être invisible et pourtant, une jeune femme poussant une poussette m’a alors souri vaguement - je ne sais pas pourquoi -, c’est la première fois que ça m’arrivait. Peut-être était-elle désespérée. Je devais être en train de la regarder de manière vide et insistante, ça avait dû la gêner, alors elle avait souri pour faire quelque chose et cacher ainsi sa gêne. Il était clair que je n’avais pas repris ma place dans la réalité, si tant est qu’elle existe, bien entendu. Je n’existais pas vraiment, ou je n’existais que problématiquement, un moi fragile et diffus. J’ai eu l’impression de transpercer les choses en les regardant, sur tout, mon regard était trop vide et insistant comme celui que j’avais porté sur cette femme. J’aurais voulu qu’on me filme pour voir si mon corps impressionnait la pellicule.

Un type est passé, il s’est arrêté pour me saluer, c’était un patron de café dans lequel j’avais fait une expo, je l’ai reconnu mais comme quelqu'un appartenant à une autre de mes vies, il m‘a demandé ce que je devenais, j’ai prononcé des mots, je ne sais plus lesquels, ni en quelle langue. Il est parti après m’avoir regardée de manière inquiète.
Il était clair que j’avais côtoyé le Néant, que j’y étais entrée même, de plain-pied, et que c’était un problème, c’était peut-être ça D.ieu. Et juste ça. Je ne voyais pas bien comment voir D.ieu autrement que comme quelque chose de fondamentalement vide et noir, un trou noir d’antimatière. Ça ne rassurera peut-être pas certains.

Je l'ai regardée sans la voir, mon regard venait de derrière mes yeux, elle était postée devant moi, souriante, il me semblait qu’elle avait légèrement vieilli. Je ne sais pas trop si je comprenais ce qu’elle me disait, enfin, je voyais à peu près la situation, elle devait rentrer du travail et m’avait trouvée là, au carrefour, regardant le rien de la rue, en train de fumer mécaniquement ma septième cigarette.
J’ai eu un semblant d’existence en lui disant que je n’existais pas. Elle m’a juste regardée. Un long moment. M’a prise pas le bras et m’a ramenée chez nous, je ne sais pas pourquoi on a pris l’ascenseur, on habitait au deuxième étage, on ne le prenait jamais.
C’est dans l’ascenseur que j’ai compris pourquoi on avait pris l’ascenseur, elle m’a dit : "Puisque tu n’existes pas, je vais en profiter.".

Je me suis réveillée dans le jour noir. Je n’étais pas dans ma chambre, j’ai senti un corps chaud à côté du mien, j’étais nue - mes yeux se sont habitués à l’obscurité -, j’ai vu la fenêtre et le rideau de voile fin, le corps a bougé, une main a saisi mon cou et des lèvres se sont posées sur les miennes.
Une petite lumière s’est allumée, peut-être la veilleuse d’un radio-réveil ; elle semblait se fiche un peu de moi, je m’attendais à ce qu’elle me donne une explication mais elle m’a juste dit : "Il va s’occuper de la boutique demain, je reste avec toi, tant que tu n’existes pas, tu m’intéresses un peu."
Je n’avais rien à dire.
Elle a joué avec mon poignet, puis elle m’a dit "Je ne sais plus…". Tout ce que je sais c’est que nous n’avons pas fait l’amour, j’étais trop immatérielle et elle apparaissait comme une image.