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Arbre

Le Temps des Rêves

Ce qui est éprouvant avec des religions comme celle de la Raison ou de l’Humanité c’est qu’on ne peut pas s’y opposer. On peut s’opposer aux autres fois, débattre, limiter, critiquer, attaquer mais pas celles-ci. Contre la Raison, on ne peut opposer que l’Irrationnel mais ses arguments sont irrecevables. Contre l’Humanité, les arguments, - ou plutôt les rejets - les intuitions vives, sont là immorales. Il faut aimer l’autre et s’en préoccuper.
Je suis pour ma part devenu par les chemins de ma propre vie et de mes expériences concrètes totalement irrationaliste et corollairement peu ami des hommes et franchement misanthrope. C’est comme ça, ça parle de ce mouvement de l’âme.
L’homme est fondamentalement irrationnel, cela s’exprime d’une manière ou d’une autre et tôt ou tard. L’homme a beau rêver narcissiquement être une tête bien formée et discursive (le fameux bon sens dont chacun se sens suffisamment doté), il est avant tout un corps et le corps parle, c’est une langue parfois très étrangère et inquiétante. C’est bien beau d’aimer l’autre en principe, encore faut-il supporter sa présence concrète (son corps), sa mauvaise humeur, sa mauvaise haleine, ses coups de gueule, son parfum trop sucré ou je ne sais quoi d’insupportable.
Il va sans dire que cet amour de l’autre et de l’Humanité, en principe, est une bien belle foutaise, l’autre n’est supportable qu’à distance et virtuellement, quand il fait retour sous la forme incarné, il débecte. La réalité de l’homme des sociétés occidentales, c’est qu’on fréquente de l’autre en quantité industrielle derrière des écrans, on lui vire du pognon sur son compte à distance, comme derrière un hygiaphone, on peut aussi se branler sur son cul virtuel. Quand il s’agit de prendre le métro ou un bus bondé, la vraie nature de l’homme ressurgit au galop, et il peste. Il préférerait même laisser passer plusieurs rames. Tant pis pour le retard au boulot.
Peut-être une unité première a présidé à tout cela, mais c’est très très loin derrière nous, globalement oublié et très abstrait, la charité réelle ou l’empathie peuvent certes providentiellement, çà et là, faire retour ; il y a de l’espoir. Même un misanthrope comme moi tend parfois la main. Le reste est une vaste foutaise de faux sourires convenus, faire semblant d’accepter l’autre, de lui sourire d’un sourire constipé, mieux, de s’intéresser à sa culture, de s’intéresser en somme à toutes les cultures, c’est bien entendu, là, les neutraliser et ne s’intéresser au fond à aucune.
La vie est faite d’exclusion, nous vivons ici et maintenant dans un système de castes : quand on dit « Je t’aime » à sa femme, on exclut toutes les autres, on ne dit pas « Je t’aime ainsi que toutes les autres femmes et le genre humain »..., ou alors la nana le prendra assez mal, on en conviendra.
L’idéal c’est d’avoir un nous sur fond d’hostilité générale. Mais on peut aussi opter pour l’indifférence plus ou moins assistée par ordinateur. Oui, car l’indifférence contemporaine à l’autre est assurée par sa reproduction, sa surproduction, sa surreprésentation télévisuelle, on prend son petit-déjeuner avec un tremblement de terre au Pakistan, son déjeuner avec un raid sur l’Afghanistan et son dîner avec le conflit israélo-palestinien. Je dis d’un cœur très léger que tous ces gens m’emmerdent depuis belle lurette et que de toutes les manières, ils n’existent pas [pour moi]. Je n’ai aucune vue universaliste sur l’humanité, je n’ai pas envie d’imposer la démocratie factice et la société de consommation à la planète entière si elle n’en veut pas, je comprends qu’elle n’en veuille pas, c’est bien agréable d’avoir un chef que l’on adule et qui nous dit à chaque seconde que faire, que dire et que penser, non ?
Même un peuple aussi éduqué (selon les critères en vigueur ici) que les Allemands ont irrationnellement voté pour un excité moustachu dans une vaste pulsion de mort qui a entraîné l’Europe presque à sa destruction.
Eh bien peut-être est-il plus agréable d’aller à la catastrophe tous en cœur que d’être constructif seul, comme l’est l’artiste concentré sur son travail de fourmi. Je le dis souvent, le Pakistan m’emmerde et l’Afghanistan n’existe pas, ce ne sont pas des journalistes qui me diront le contraire, ces gens-là croient encore en la réalité, pour dire qu’ils ont de le merde dans les yeux. Comme on dit. Commençons désormais.